Paul Oberson

Génétique du sens

 

 

 

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Paul Oberson

 

 

La génétique du sens

 

 

Du même auteur :

Lettres des confins, Les Editions du Net, 2014

 

Copyright © moinsdecent.net, Genève, 17 novembre 2019

N° ISBN – 978-2-9701286-0-2

 

Supposons, « que chacun possède une boîte contenant ce que nous appelons un "scarabée". Personne ne pourrait jamais regarder dans la boîte des autres, et chacun dirait qu'il ne sait ce qu'est un scarabée que parce qu'il a regardé le sien. En ce cas, il se pourrait bien que nous ayons chacun, dans notre boîte, une chose différente. On pourrait même imaginer que la chose en question changerait sans cesse [...], la boîte pourrait aussi bien être vide »

Wittgenstein

 

C’est un capharnaüm. Des caddies du supermarché voisin, remplis de cartons et de sacs, trônent dans un coin de la pièce. Un immense ficus empêche de les atteindre. Les tiroirs de l’établi sont ouverts, des câbles, des outils, des bouts d’étoffes, tout un bric-à-brac en déborde. Le plateau fait de deux planches de coffrage collées est encombré d’objets hétéroclites qui ont en commun d’être abîmés : deux paires de lunettes de vue aux branches arrachées, une radio ouverte, un mixer à moitié désossé, un appareil photo, des bouts de plastique imprimés en trois dimensions.

Les pièces d’un échafaudage barrent l’accès au piano.

Côté cuisine c’est la même vision. Les épices coulent de leur étagère, des assiettes sales et des couverts sont empilés en désordre, des restes d’aliments maculent l’évier.

Je dois faire quelque chose.

Faire, c’est le problème, quelque chose c’est la question.

Il faudrait avoir de l’énergie, se lever, se lancer dans une activité frénétique, déplacer des objets, les ranger à la place adéquate.

 

*

Quelques jours après le Nouvel An, il monte dans son alpage. C’est un chalet isolé, perdu dans une forêt d’altitude. Après une heure de marche, il aperçoit la cime d’un arbre couché devant la maison : un arolle, arraché à mi-hauteur par le vent et projeté quelques dizaines de mètres plus bas. En chutant, le houppier a frappé le toit du chalet, emportant une tôle. La pluie tombe drue. Une partie de la bâtisse prend l’eau. Impossible de se lancer dans une réparation avant que la piste d’accès ne soit praticable avec un véhicule tout-terrain, au plus tôt dans deux mois. Il colmate le toit avec des bâches récupérées dans la cabane à outil. Le vent souffle. Une tempête est annoncée. La tôle manquante laisse le vent s’engouffrer sous la toiture. Des rafales pourraient soulever et emporter l’ensemble de la couverture.

Il a acheté le chalet presque en ruine. Deux larges trous laissaient l’eau pénétrer dans l’édifice. Il a changé plusieurs poutres, travaillant seul, soulevant les madriers avec un système de cordes. Il a refait le toit au goudron. Voir l’eau couler à l’intérieur de l’édifice lui mine le moral.

Il charge le poêle de petit bois. Tout est humide. Le feu prend avec peine. Les flammèches ne réchauffent pas l’atmosphère. Il sort. Les bûches du fayard débité l’an passé sont trop grandes. Il les scie puis les fend au merlin. Une heure de travail lui fournit le bois pour la nuit.

Il s’installe face au poêle. Ses jambes captent la chaleur. Il prend le classeur qu’il a trouvé l’autre jour en triant le grenier. Il parcourt les premiers feuillets écrits à la main, des années plus tôt, en Asie du Sud-Est.

 

*

Tu observes les filles qui chahutent et se lancent des colliers de fleurs synthétiques. Tu remplis ton verre avec la petite bouteille cachée dans ton intimité. Ce soir te semble différent. Est-ce la mobile chair d’or de l’alcool qui voile ton humeur coutumière ? Est-ce la lune fine et tendue comme une chanson ? Quel secret rattache les détails du quotidien à cette nostalgie vespérale ? Quel architecte ordonne les événements d’une vie pour former un caractère ? Tu doutes de l’existence. Tu soupçonnes ta mémoire d’agencer artificiellement tes actes en un schéma intelligible, méticuleuse alchimie des souvenirs et des oublis, articulant l’illusion d’une cohérence. Tu te vois comme une boîte de conserve éventrée que le vent traverse en sifflant. Tu tentes de circonscrire les limites de ton corps. La salive de ta bouche fait-elle partie de toi ? Et quand tu la craches sur le bas côté de la route de terre rouge qui longe le bar, est-ce partie de toi qui se mêle à la poussière et aux souffles d’air chaud accompagnant le passage des camions qui roulent vers la capitale ?

Les filles sont maintenant aux vestiaires, se maquillant pour la soirée. Les premiers clients sont groupés vers le bar et échangent des propos pleins de cette grossièreté qui tient lieu d’érotisme aux hommes ivres.

 

Tu aides Deng, la fille de votre jeune voisine, à battre le linge, derrière votre cahute où coule un filet d’eau terreuse. Ton père t’appelle. Un homme est là. Il porte des habits comme tu n’en a jamais vus. Ton père te dit que tu dois partir, que tu vas accompagner cet homme qui t’a trouvé un travail de gouvernante dans la capitale. Il a déjà versé tes premières paies pour que la famille puisse réparer le toit avant le début de la saison des pluies.

Ta famille est pauvre. Deux de tes sœurs sont déjà parties.

Vous avez creusé un nouveau puits et acheté un motoculteur à essence.

Tu connais les raisons de ton départ. Tu ne les acceptes pas, ne peux t’y résigner. Tu implores ton esprit tutélaire. Il t’aide à oublier ce que tu sais et à agir comme si tu ne l’avais jamais su.

Tu suis l’homme pleine de cette fausse naïveté. Tu ne cours pas saluer Leck. Tu quittes le village pour toujours, comme si tu partais pour une course sans importance.

 

- Stung, le patron arrive !

Tu sursautes, perdue dans tes pensées.

Plaa vient aussi des régions du nord. Vos passés se ressemblent. Cette similitude vous rapproche. Elle veille sur toi avec la sollicitude d’une grande sœur. Tu la respectes comme telle.

Vous vous glissez derrière la scène pour gagner la loge commune. Les autres s’y trouvent déjà, se maquillant, fumant, discutant, riant en prenant des poses provocantes, chantonnant leur antienne qu’elles répéteront ce soir sur scène. Les clients séduits leur offriront des colliers de fleurs synthétiques qu’elles se passeront au cou pour un bref triomphe, avant de gagner les tables des donateurs et de négocier, entre plaisanteries et compliments, le prêt de leur vertu, pour une heure ou pour la nuit.

 

*

Il lit ces lignes vingt- cinq ans après les avoir tracées, dans un autre lieu, une autre vie. Il n’écrirait pas ainsi aujourd’hui.

Il voit les mots comme une famille. Le mot ne voyage pas seul. Il arrive accompagné, en cortège. Il évoque des sens proches, des idées affiliées, des sons similaires.

Il voit les mots comme des traces. Comme le matin d’un paysage enneigé. Comme ce matin où il aperçoit une tache rosée marquant la fin d’un chemin d’empreintes. La marque d’un rapace nocturne dont les ailes puissantes ont soufflé la neige, effacé une vie dont ill ne reste qu’un peu de sang cristallisé sur la neige.

Il regarde par la fenêtre. Il aperçoit deux chasseurs qui cheminent lentement, dans l’épaisse couche de neige, le fusil en bandoulière. Eux ne le voient pas derrière le verre de la vitre qui reflète le soleil horizontal du matin. En pénétrant dans son aire de vision, ils entrent dans sa vie. Lui reste en dehors de la leur. Il ne souhaite pas de contact. Il n’a pas parlé depuis plusieurs jours. La parole ne lui manque pas. Il les voit comme deux univers complexes dominés par une logique momentanée, celle de la chasse. Ils lisent le tapis neigeux qui raconte le ballet nocturne de différents animaux. Ils déchiffrent des messages réservés aux initiés. Il imagine leurs pensées, leurs espoirs, leurs tristesses, leurs soucis. Deux cosmogonies, deux mondes, tout comme lui. Ils font maintenant partie de son univers, suscitent ses réflexions, stimulent son imagination. Le monde est fait d’une multitude de mondes qui s’interpénètrent, se complètent, s’influencent. Chaque être en est un, complet et complexe. Il a lu que sa flore intestinale, essentielle à sa digestion, est composée de plusieurs millions d’êtres vivants. Un biotope aussi dense que la forêt qui l’entoure. Il est une communauté. Il héberge une communauté. Il ne peut pas vivre sans ses hôtes.

Les deux chasseurs progressent lentement, pas après pas, sans hâte, sans mot, observent une trace, échangent un regard. Chacun porte son propre sens.

Le texte primal : le tapis de neige du matin constellé des traces de la nuit. Chaque piste raconte son histoire. Le champ enneigé les englobe. Certains savent lire une trace avec une finesse qui livre le poids et le sexe de l’animal. D’autres ne différencient pas le cerf du sanglier. Le texte appartient au lecteur.

*

Il sort fumer. Le blanc de l’air se mêle à celui de la neige. Il regarde le tapis neigeux qui met en scène des séries organisées de signes, comme une page de livre.

Les mots forment une géographie qui conserve des traces de réalités disparues, comme une rue dessinant hier des courbes logiques, mais vides se sens aujourd’hui. Les mots sont des villes, des villages, des agglomérations. Le texte forme un territoire avec ses routes et ses reliefs.

 

Il rentre. Jamais autant qu’à l’alpage il ne sent la subtile inconsistance du luxe. À l’intérieur l’air n’est pas plus transparent qu’au dehors, il est simplement plus chaud. Cette chaleur autorise la lecture et l’écriture, le bien-être paresseusement installé dans la durée : le vrai luxe. En ville entrer dans une pièce chauffée va de soi. Ici la chaleur évoque le travail de bûcheronnage, la coupe et l’élagage, le débitage des troncs, les coups de merlin, les muscles endoloris, l’art d’empiler les bûches. Il se rappelle la première fois qu’il a mis une de ses bûches dans le feu, deux ans après avoir abattu et débité son premier arbre. Un sentiment profond pour un geste simple. Il se ressert une tasse de café.

 

Il reprend sa lecture, les « recherches philosophiques » de Wittgenstein, éditées par Gallimard. Un livre blanc, sobre, dont la seule excentricité est la typographie bleu du titre et du nom de l’auteur.

Il suppose avec Wittgenstein « que chacun possède une boîte contenant ce que nous appelons un "scarabée". Personne ne pourrait jamais regarder dans la boîte des autres, et chacun dirait qu'il ne sait ce qu'est un scarabée que parce qu'il a regardé le sien. En ce cas, il se pourrait bien que nous ayons chacun, dans notre boîte, une chose différente. On pourrait même imaginer que la chose en question changerait sans cesse [...], la boîte pourrait aussi bien être vide »1. Comment communiquer, partager, communier ? Le scarabée dans sa boîte isole chacun dans l’illusion de la compréhension.

 

Il pense que les mots racontent plus qu’ils ne disent. Ils forment des constellations, comme des étoiles reliées entre elles par les fils invisibles que nous dessinons, les pieds posés sur le sol herbeux d’un vallon montagnard, le nez vers le ciel : « regarde la grande ourse, on dirait une casserole ; et là, le W de Cassiopée. » .

« Cochon » évoque pour lui la couleur rose, un jambon, une ferme, un groin… C’est un souvenir d’enfance : la petite cabane aux planches mal ajustées, adossée à l’enclos de la truie, dont parfois le groin surgit dans le trou d’aisance. « Porc » désigne le même animal, mais son cortège diffère : du brun, de l’odeur, de l’excrément. Quels liens se tissent de ces sens au sens?

*

Chez moi les objets n’ont pas une place attitrée. Ce sont des voyageurs, ils se déplacent constamment sur des chemins précis. Un ustensile de cuisine peut se trouver suspendu à une patère ou rangé dans le tiroir des couverts. S’il n’est pas là, je regarde alors à proximité de la cuisinière et sur le plan de travail. Ce sont des lieux à haute probabilité. Ensuite, je vérifie la machine à laver la vaisselle et l’évier. Si je ne l’ai pas trouvé, les choses se corsent. J’ai pu l’amener avec moi dans l’un de mes déplacements. J’essaye de me souvenir de mes derniers mouvements. Je traverse les différentes pièces : la chambre, la salle de bain, les toilettes, la mezzanine. Certains objets disparaissent pour toujours, d’autres réapparaissent dans la poche d’une veste d’hiver avec l’arrivée des frimas ou dans un sac de sport rangé dans une armoire depuis des mois.

L’état de mon environnement, la capacité à mettre rapidement la main sur l’objet cherché, mettent en scène mon état d’âme. Si la pression est trop lourde, les objets restent sur le lieu de leur dernière utilisation.

 

J’ai quelques jours de répit. Ces dernières semaines ont été difficiles. Au boulot, le boss est sur mon dos. Voilà treize ans que je travaille dans cette entreprise. Il n’a jamais cherché à me contrôler, à vérifier ce que je faisais. Les résultats étaient là et cela lui suffisait. Depuis le Nouvel An, il me suit à la trace. Je ne comprends pas ce changement.

Mon premier réflexe fut de chercher une raison rationnelle, une réaction à quelque attitude qui lui aurait déplu. C’est classique : si le barman fait triste mine, c’est qu’il doit nous en vouloir pour notre dernier passage sans pourboire. La vérité est ailleurs : sa femme l’a quitté, il a perdu un proche.

Le boss a dû vivre quelque chose de difficile. Son changement de comportement ne s’explique pas par notre relation. Je me renseigne, je lui pose la question. Il répond par des périphrases.

J’en suis là dans mes pensées, entre capharnaüm et stress professionnel, quand soudain je l’aperçois, tapi dans un coin, à l’affût.

*

Son texte décrit le trafic d’êtres humains, la prostitution. Il l’a écrit pour dénoncer cette réalité : les filles achetées très jeunes dans le nord du pays, l’alibi mafieux du travail de femme de ménage dans la capitale. Le nord est pauvre. L’interdiction de la culture de l’opium a tendu la situation. Les mafias entretiennent la corruption de la police et de l’armée.

Le trafic d’êtres humains s’étend. Parfois une dépêche en parle. Aux confins d’un conflit, une vente publique d’esclaves choque l’opinion.

 

Il se sert un mug de café au lait du pot qui reste au chaud, posé sur le poêle. Cette réalité lui semble tellement lointaine, observée de sa cabane perdue dans les Alpes. Il s’est jadis révolté contre cette situation, il a passé des heures à en parler, à la décrire, à l’écrire, pesant de tout son poids sur le réel en espérant participer à son infléchissement. Aujourd’hui, rien n’a changé, mais le problème est sorti de son présent. Il lui est devenu étranger. Les choses n’existent que dans la proximité.

*

Dans la voiture l’homme t’explique que ton père t’a vendue. Tu lui appartiens. Ta famille a reçu de quoi réparer le toit. Si tu te comportes bien elle recevra la même somme dans un an, sinon elle devra rembourser, ce que tu sais impossible.

Peu après il se gare sur le bas côté de la route déserte. Il prend ta tête et la presse contre son entrejambe. Il sort son sexe.

 

Un jour tu t’étais coupée la main sur toute la largeur de la paume. Ton oncle avait refermé la plaie avec des épines et du chanvre. Pendant l’opération tu t’étais contrainte à répéter tous les noms des divinités que tu savais exister dans la forêt avoisinante.

 

Maintenant que ce sexe dur fouille ta bouche, tu fais de même. Tu concentres tes pensées sur l’endroit que tu viens de quitter, sur le précieux filet d’eau boueuse, sur la vue depuis le sommet des hautes collines, sur les montagnes. Tu n’as jamais autant qu’en cet instant compris la beauté de ces endroits. Ta vue qui embrasse l’horizon de jungle, ton regard qui s’attarde sur les veinules d’une feuille se heurtent au même mystère. Cette première compréhension t’est parvenue avec la perte de ces paysages. Ton génie tutélaire les recrée pour toi, pour fuir l’instant, le liquide acre que tu dois avaler, le sexe qui s’atrophie.

De ce moment cette distance ne te quittera plus.

 

Plaa te taquine. Elle se moque de ton air lointain. Elle t’appelle son petit moine.

Le tour de chant a commencé. Les rumeurs égrillardes vous parviennent, à peine étouffées par les parois de bambous. C’est ton tour. La scène t’accueille. Les spots orientés à dessein t’empêchent de distinguer un public de paysans ivres et de camionneurs. Ta voix te porte comme une mer amplifiée par le micro et s’en va fouetter le mur du bar. Applaudissements et malaïs2 de fleurs factices saluent la beauté de ton corps, de tes jambes effilées, dénudées jusqu’à la naissance du ventre. Les spots baissent. Tu distingues les silhouettes attablées qui sifflent et frappent des mains. Le mois lunaire touche à sa fin. Les poches sont pleines d’un argent pénible. Un gros paysan t’invite à sa table. Tu commandes un autre whisky pour faciliter ton sacrifice. Il te parle de ses fermes, de sa prospérité et du désir que tu as fait naître. Il te prend la main et la pose sur son sexe dur sous le fin pantalon de coton. Ta main presse légèrement le centre de son désir, l’attise d’un discret va-et-vient. Tu espères éviter une repoussante intimité et gagner quelque argent. L’homme glousse. Tu attends l’exact moment où le désir et l’alcool donnent à ta caresse le plus d’intensité pour réclamer ton dû. Il refuse. Ta main le quitte. Il la reprend nerveusement et la glisse directement sur sa peau. Tu lui chuchotes à l’oreille un chiffre qu’il accepte. Tes doigts se referment avec douceur et mépris. Bientôt il étouffe un râle de plaisir.

*

Il ne ressent aucun lien avec ce texte. Il découvre une ébauche rédigée par un autre. Il est différent de celui qu’il fut. Il ne se reconnaît pas, ne trouve rien d’émouvant ni de personnel dans ces phrases. Il a changé, se sent plus proche d’un ami d’aujourd’hui que de lui-même hier. Il est son étranger intime.

Cependant, plus il lit, plus il retrouve sa complicitée passée avec la Thaïlande. L’odeur de la campagne lui revient, brûlante, acide. Le goût unique et particulier de Bangkok au début de la saison des pluies. Il revoit les endroits que son texte décrit, des détails apparaissent. Sa mémoire actualise des pans entiers de souvenirs qu’il pensait perdus, disparus, qu’il n’avait pas mobilisés depuis longtemps.

Il a regardé récemment des photos des camps de réfugiés dans lesquels il travaillait : des villes de bambous lovées dans les collines de la jungle khméro-siamoise.

L’image est différente. L’image n’est pas écrite. Le spectateur oscille, parfois devant, parfois dedans. Les mots sont moins précis, plus ouverts. Ils nécessitent de longs colliers, ils ont besoin les uns des autres. Ce sont des êtres sociaux, comme nous les humains. Les images sont capables de solitude. Une photo ne demande pas d’être exposée parmi d’autres photos. Elle peut trôner, sublime et unique, sur la double page d’un magazine ou sur les parois d’une pièce. Il en a suspendu plusieurs, de grands formats, qui colorent ses murs. Celle du boxeur KO ressemble de loin à une rivière coulant entre des galets. Il faut un œil attentif pour voir les tâches de sang sur le point focal, puis le gant, flou, à l’arrière plan, sur le sol du ring.

Il avance dans son texte et la magie des mots, les liens secrets qui les unissent les uns aux autres, les résonances oubliées, dévoilent des mondes dont les mots ne parlent pas. Les collines de la jungle, les populations otages des Khmers génocidaires, la bénédiction des Occidentaux car l’important c’est de lutter contre le communisme russo-vietnamien, la pluie incessante pendant des mois, les cobras nichés dans les gouttières des toits de tôle, les bottes de plastiques sucées par la boue et qu’il faut retirer à la pelle, l’ONU et la Croix-Rouge unis pour soutenir la guérilla khmère rouge. Une formidable population de souvenirs débraillés et incohérents surgit d’entre les lignes.

Il a appris le Thaï en écoutant des cassettes sur son autoradio, durant les interminables trajets qui le menaient d’Aranyaprathet à Trat, au sud de la frontière. Aranyaprathet signifie le pays de la forêt. C’est une magie des mots de faire vivre ce qui est mort. La forêt a disparu. Durant la saison des pluies des flaques de la taille d’un étang constellent le paysage. Des paysans s’installent sur leur bord et pêchent à la ligne.

Au loin une ligne verte, c’est le Cambodge. Le conflit a empêché la déforestation et la lisière de la jungle marque le passage d’un pays à l’autre. Depuis les accords le business a repris. Les forestiers thaïs négocient avec les Khmers rouges qui tiennent les zones frontalières, pour exploiter le bois précieux. Dès que la paix sera installée la forêt disparaîtra.

Il a appelé son héroïne Stung. En thaï cela signifie guêpe. Quand un enfant naît il faut le nommer. Les esprits s’installent dans les corps des êtres sans nom. Pour protéger les nouveaux-nés les Thaïlandais leur attribuent un surnom dès leur naissance. Ils leur donnent un nom par la suite, lors d’une cérémonie religieuse. Ces surnoms restent pour la vie. Les gens se nomment « Plaa », poisson, « Stung, », guêpe, « Kaï », poulet, « Leck » petit, etc.

L’absence de tutoiement est une autre particularité de la langue. Les échanges verbaux sont toujours hiérarchisés. Il se souvient de ses études, des soirées de discussion autour d’une bouteille de vin bon marché. Les arguments fusaient. La contradiction, la rhétorique, l’affrontement verbal étaient la règle. Les idées évoluaient et se renforçaient à travers ce processus dialectique. En thaï le rang social est toujours présent. Deux personnes du même âge s’adressent l’une à l’autre avec le qualificatif « nang », petit frère, ou « pee », grand frère. Pour une différence plus marquée on recourt à d’autres termes : oncle, tante, grand-père, etc. Chaque échange commence par ce rappel statutaire. Le petit frère est d’accord avec le grand. La structure des échanges reste toujours la même. Le grand affirme, le petit abonde. Impossible de construire ses idées dans une logique argumentative de confrontation.

Les conversations familières sonnent comme une aventure de bande dessinée pour enfants, faisant interagir dans la douceur des animaux ou des typicités physiques :

- Bonjour grand frère petit (Leck, petit, est un surnom courant), comment allez-vous aujourd’hui ?

- Mais fort bien petite sœur poisson. Et votre fille poulet, est-elle à nouveau sur pied ?

- Oui grand frère, poulet est rétablie, n’oubliez pas de saluer pour moi grand-mère guêpe.

*

Je me lève du canapé et me dirige vers la table basse. Il se trouve coincé entre une revue et une tasse à café vide. Mon carnet de notes. Mon fidèle ami. Le témoin toujours bienveillant de mes idées les plus saugrenues. J’aimerais le ranger mais il n’a pas de place. C’est un nomade, un alter ego. Il passe d’une poche à l’autre et me suit dans tous mes déplacements. Parfois, il échoue sous une pile de documents et disparaît pour un temps.

Je mets la radio et me saisis d’un objet égaré pour l’amener à sa place, de là j’en prends un autre pour l’amener ailleurs et chorégraphie un ballet d’un coin à l’autre de la pièce. La règle est de ne jamais se déplacer à vide, de toujours prendre quelque chose avec soi et de se rendre à la place de cette chose, de la ranger, et d’en attraper une autre à proximité. La radio me permet de me concentrer sur un sujet extérieur à mon activité. Après une heure à ce rythme, le changement est décelable. Je fais une pause, réfléchis à la suite. J’échafaude une stratégie. Je projette de travailler par zone, armé de cabas remplis selon une logique cartographique. Ce qui se range dans la même zone se retrouve dans le même sac. Cette approche doit optimiser mes déplacements.

 

Avant de passer à l’acte je m’arrête aux toilettes. Je m’y installe pour un temps. Deux caisses de vin tiennent lieu d’étagères et contiennent revues et livres. Je termine un article présentant un montage électronique sur une pièce de robot imprimée en 3d. Passionnant. Je me réjouis d’avoir rangé l’atelier pour pouvoir me lancer dans ce projet. Je croque péniblement un chapitre de « Spinoza encule Hegel »3. Je parcours un bouquin d’ergonomie cognitive. Ma tâche me revient à l’esprit ainsi que ma nouvelle stratégie de rangement. Je me lève. J’ai hâte de la tester.

 

Je récupère quelques cabas dans une pile de sacs près de l’entrée. J’oublie systématiquement de partir de chez moi muni d’un cabas quand je vais faire les courses. Je me vois contraint d’en acheter un à chaque fois, soit en papier, soit en plastique tressé, en fonction du poids de mes achats. Je les garde vers l’entrée dans l’espoir de m’en munir la prochaine fois. J’en choisis quatre, attractifs par leur couleur et facilement différentiables. Je me mets à l’œuvre. Cette nouvelle approche est indéniablement un progrès, si déplacer plus rapidement des objets d’un point à l’autre en est un.

*

Hans a quitté son pays depuis sept mois. Il n’a pas glissé vers le sud, à la faveur de l’été, comme nombre d’européens qui chaque année se lancent sur les routes pour une frénésie migratoire unique dans l’histoire. Il a préféré partir seul, mû par ce je ne sais quoi de déception et d’espoir qui fonde les départs. Le voyage est déraisonnable. Il se fait et vous fait, s’étire comme les lignes d’une main ou celles qui quadrillent le monde en longitude et latitude.

 

La première page de son carnet de route, qu’il noircit irrégulièrement de listes pragmatiques et de réflexions, porte en exergue une phrase de Shakespeare. «  I must be gone and live or stay and die »4.

 

Le prévisible a cimenté sa vie d’européen dans une chape d’ennui banal. Un échec mineur l’a poussé sur les chemins avec la soudaineté d’une bourrasque qui tord les baleines des parapluies. Avec diligence il a parcouru les routes d’Europe et d’Asie, la tête penchée sur les cailloux du sol, l’esprit plein d’un sérieux prévoyant, anticipant la veille les plaisirs du lendemain.

 

L’Europe l’étouffait, il l’a quittée. Il a confectionné son viatique. Il y a glissé la sécurité au nombre des idées nécessaires. Obnubilé par l’endroit où son pied allait se poser, un serpent pouvant s’y lover, un scorpion s’y cacher, il ne remarqua pas les vergers, les montagnes, les déserts que traversent les routes, ni les saluts des bergers ou les sourires des glaneuses.

 

Tu observes l’étranger s’avancer, maladroit. Il te regarde, hésite. Tu souris de son embarras pudique. Le lieu est celui des approches franches, des mots grossiers qui qualifient le sexe et ses gestes. Une haie de flamboyants borde le parking. Le pourpre des arbres et la blancheur d’un bosquet de jasmin se mêlent au visage du farang5.

 

-Alors joli cul, je t’offre un verre?

 

Rung est routier. Il s’arrête souvent par ici. Il boit quelques bières, caresse les filles du regard et les jours de paie les enlace pour de coûteux instants dans une des chambres du premier. C’est un client correct mais son interpellation détruit la substance de tes pensées. Tu chutes dans le réel et répond sèchement.

Cette vulgarité t’horripile et attache aux baisers les chapelets monochromes de la honte. Ton corps ne t’a jamais dégoûté, ni ton sexe, façonné des chairs secrètes de la vie et du plaisir. Que son nom soit une injure te révolte comme un acte impie.

 

Le farang est accoudé au bar. Il observe ton reflet dans le large miroir, sans oser affronter ton regard. Cette timidité te touche. Elle cache un intérêt plus profond que l’achat trivial d’un corps. Tu retrouves l’ombre de ta fierté égarée jadis sur le cuir lisse d’une voiture quittant ton village natal. Tu lui adresses un signe. Il hésite à comprendre, vérifie d’une regard circulaire que ton invite le concerne. Il s’approche, te tend une main maladroite.

- Bonjour.

- Bonjour.

- Je m’appelle Hans…. Et vous ?

 

Votre discussion égrène ses perles de banalité. Tu es loquace pour soulager sa gêne. Tu ouvres l’éventail coloré de ton passé. Tu parles de toi.

Le petit matin vous rattrape assis à la même table, ivres et complices.

*

Le concept de progrès est discutable. Progresse-t-on dans la vie ? Je sens mon genou sans ligament, mon dos fatigué et mon visage ridé par la cinquantaine pas vraiment rugissante. Progresse-t-on dans l’histoire ? Aujourd’hui, seize pour cent de la population mondiale vit dans l’insécurité alimentaire et quarante pour cent souffre de déséquilibres nutritifs. C’est plus qu’il y a mille ou trente mille ans.

 

Le progrès est réel pour les plus riches, ceux qui habitent dans le château, discutable pour les autres. Heureusement je suis du château. J’ai l’eau courante et le chauffage central.

Ma nouvelle stratégie présente-t-elle un progrès ? Je constate un accroissement de la vitesse de rangement. Avec les objets qui retrouvent leur place, mon esprit s’apaise.

 

Un nouvel espace apparaît sous l’ancien. Le parquet est visible. On comprend l’organisation de la pièce : les coins salon et cuisine, le piano contre le mur, la zone fumeur à côté de la fenêtre, l’atelier délimité par un linoléum déroulé sur le sol. Les baies vitrées laissent passer des flots de lumières qui tracent d’autres fenêtres sur le parquet. L’espace libre pénètre l’esprit et le désencombre. Les mille idées refluent, les tracas s’éloignent. Je me rassieds sur le canapé. La sensation est différente. Je suis relâché, détendu.

 

J’observe mon environnement. Des concepts surgissent. Le premier : la même pièce en renferme plusieurs, « un nouvel espace apparaît sous l’ancien ». Différentes réalités coexistent dans le même lieu. Le second porte sur une forme d’optimisation. Le désordre ne me gêne que quand il s’oppose à une certaine fluidité du réel. Si un objet ne se trouve pas sur son chemin de rangement il est difficile de mettre la main dessus. L’action qui implique son utilisation est compromise. J’ai toujours, en revanche, compris le désordre comme un facilitateur qui crée des liens entre ses composantes. Les objets visibles sont saisis par la main ou l’esprit. Quand on cuisine, la vision des épices permet de composer de nouvelles recettes, d’utiliser un condiment original. La vue enrichit la chimie métaphorique du goût. On en vient à se dire : et si je rajoutais un peu de curry ? Une pièce vide ne favorise pas la créativité. Il me faut injecter du désordre dans mon rangement.

 

Je fume une cigarette, la première du jour. La fumée pénètre mon esprit et me porte ailleurs. C’est le shoot de nicotine, amplifié par les dizaines de substances chimiques qui renforcent son pouvoir d’addiction : le Graal économique de l’industrie du tabac. Ce flottement redistribue mes idées en laissant parler l’inconscient. J’observe la pièce et réalise que le rangement cache le désordre. Plusieurs armoires et boîtes renferment une foule d’objets hétéroclites et inaccessibles. Mon travail a transformé l’espace visuel, créé une illusion d’ordre : rien ne dépasse. Le chaos s’est fragmenté dans cette multitude de lieux cachés. Il s’est réfugié au fond de ces boîtes et de ces armoires.

 

J’imagine reprendre mon travail. Ma procrastination me pousse ailleurs. La tâche semble insurmontable et l’image de la cuisine a réveillé mon appétit. Je confectionne une omelette, baveuse comme le veut l’usage, avec un peu de ce délicieux curry. Après le repas une petite sieste. Puis lecture, une activité me permettant de savourer l’ordre et la beauté de mon nouvel environnement. Je profite de la gratification que m’autorise sa vision pour y puiser l’énergie nécessaire à la reprise de mon activité sisyphéenne, puis je me décide à suivre à la lettre le dicton : « La nuit porte conseil ».

*

La nuit est tombée. Il lit à la lumière d’une ampoule basse consommation. Le poêle ronronne. Une casserole de soupe frémit. Il se lève, passe la lourde couverture militaire qui tient lieu de porte et pénètre dans l’atelier. Il ne chauffe que la cuisine et la chambre du dessus. Le reste de la grange est glacial. Il entre dans la salle de bain et se lave les dents avec une bouteille d’eau en partie gelée. Il s’observe dans la glace poussiéreuse : mal rasé, l’œil sombre, la joue marquée de suie ; l’allure d’un trappeur du grand nord.

 

Une scène lui revient en mémoire. Il navigue avec quelques amis sur un voilier dans l’archipel toscan, au large de la côte italienne. Au loin, un trois-mâts école, toutes voiles dehors.

- Comme il a belle allure !

Louis, le skipper, le lui montre du doigt, le bonnet de travers, la barbe de trois jours. « L’allure désigne la voilure d’un bâtiment, et du coup sa vitesse ».

 

Quel lapsus du sens, glissant d’un bateau toutes voiles dehors à un visage marqué de suie ou sentant l’after-shave. Il imagine le cheminement de ce mot traversant nonchalamment l’histoire en chargeant son signifiant de nouveaux signifiés.

 

Belle allure d’une personne élégante, drôle d’allure d’un excentrique, à toute allure d’un véhicule rapide, deux sens sans lien réconciliés par leur origine maritime.

 

Le français, quand il s’est agi d’unifier l’orthographe, a choisi de faire primer l’étymologie sur la prononciation, différant en cela de l’italien, qui s’écrit comme il se dit. Les mots ont une origine. Connaître leurs ancêtres, leur vie, permet de comprendre leur polysémie. Ils possèdent un patrimoine génétique, clé de leur orthographe et de leur sens. Il pense à Foucault et son « Archéologie du savoir », à la nécessité de connaître l’histoire et la préhistoire des concepts pour en saisir la portée. Plutôt qu’une archéologie qui étudie le passage dans le temps, sans examiner la matière, l’essence des mots et des choses, il imagine une génétique : une étude du capital signifiant des mots intrinsèquement uni à leur évolution et directement influencé par elle. Il saisit une intuition fulgurante, celle de la génétique du sens.

*

Hans se redresse sur ses avant-bras. Il accentue son va-et-vient sans tenir compte de ton manque de réaction, fouille ton corps, recherchant la zone cachée de ton plaisir. Tu revois le filet d’eau boueuse coulant derrière ta maison, les collines vertes du chahut de la jungle. Tu repenses à Leck, ton compagnon d’alors, à ses caresses naïves et honnêtes d’enfant. Une nostalgie de plaisir voile ton indifférence. Un souvenir sensuel s’immisce entre les grands arbres de ta mémoire. Hans voit ton sourire. Il te prie de te tourner. Il te sent comblée. Tu as honte de tes tromperies nécessaires. Il s’arc-boute, bat ta croupe de son bassin, suit un rythme qui s’accélère, fier de sa jeune force, certain d’enlever ton plaisir par sa puissance.

C’est pourtant sa naïveté qui t’émeut. L’innocente franchise de ses efforts te livre aux sortilèges du souvenir, ravive les jeux érotiques d’une adolescence simple et sauvage. Il râle, s’effondre, fier, satisfait. Tu te dégages, passes une main dans ses cheveux. Il s’endort, comme un enfant.

 

Hans t’a proposé de le suivre pour quelques semaines. Tu as accepté comme on accepte un acte banal, une alarme matinale qui réveille sans surprise le monde connu. Puis le temps a changé de substance, l’aube est devenue translucide à mesure que vous avanciez vers le sud. Lentement le brouillard du quotidien s’est effacé. Ton regard s’est posé sans détour sur la substance même de ta vie. Les soirées où l’ivresse noie le dégoût, les étreintes sans oubli de soi, les rides qui érodent le sens des gestes. Votre vie commune a corrodé ta croyance au destin, à l’irréfragable fatalité de ce qui est. Tu aperçois d’autres issues que la mort. Un nouvel espoir s’est cristallisé.

*

Je me lève ragaillardi par l’idée d’une journée active. Mes pensées hier au soir, la tête posée sur l’oreiller, les mains croisées sous celui-ci, m’ont permis d’élaborer un nouveau plan de campagne, une autre méthode, qui rend ma tâche plus accessible et intéressante : accessible, car je crois voir la manière de résoudre le problème que posent mes boîtes et mes armoires ; intéressante, par la confrontation de ma vision intellectuelle au réel. Ce défi kafkaïen devient motivant.

 

Fort de mon expérience précédente, je suis décidé à réutiliser mes cabas de plastique coloré. Dans le premier les objets à jeter ; dans le second les objets à donner ; dans le troisième les objets à ranger ailleurs, quand une place leur est dévolue ; dans le quatrième les objets qui se trouvent au bon endroit, afin de les remettre à leur place, une fois celle-ci vidée et nettoyée. Le système rencontre vite sa limite, c’est souvent le cas quand on confronte un plan abstrait à la complexité de la vie. J’observe certains avantages. Le cabas des choses à jeter s’avère une excellent stratégie. Une fois plein il suffit de le mettre à la poubelle. Idem pour les choses qui sont à leur place. Je les range dans la boîte maintenant vide et voilà. « Efficace est mon action ».

 

La situation s’avère plus complexe pour les choses à donner. À qui les proposer ? Combien d’actions vont être engendrées par ce sac plein à craquer ? Combien de coups de fil pour savoir si l’enfant d’untel désire quelques briques de Lego dépareillées, si mon amie bijoutière souhaite recevoir une collection de perles de plastique de couleurs et de tailles différentes, si un paquet de cartes postales des quatre coins du monde intéresse quelqu’un ? Je cherche une solution rationnelle. Je la trouve. Je descends le mettre à la cave : « toujours remettre à demain ce que l’on peut faire aujourd’hui ». Je constate avec satisfaction que les proverbes populaires amènent des solutions pragmatiques et note dans mon carnet de creuser cette question : ne s’agit-il pas là d’une sagesse coutumière, voire d’un système philosophique ?

*

Il neige abondamment. A travers les fenêtres il ne voit que du blanc. Il est installé entre le poêle et la table, sur un vieux fauteuil, le seul de la pièce. Il pose l’ouvrage qu’il est en train de lire : les contes de Grimm. Un livre merveilleux, qui, comme l’Odyssée ou l’ancien testament, marque le passage de la tradition orale à l’écrit. Il s’allume une cigarette. Il vient de terminer « Blanche-Neige et les sept nains », un texte de situation. Sa pensée l’entraîne sur des chemins de traverse.

Pourquoi considère-t-il que cette expression  : « Blanche-Neige et les sept nains », est vraie, alors qu’il sait que ni Blanche-Neige ni les sept nains n’existent. Comment se comporter face à des personnages étrangers au monde réel mais présents dans son esprit ?

Il peut discuter de sujets qui n’existent pas comme les licornes ou les morts-vivants. Sans le langage et l’abstraction il ne pourrait communiquer qu’autour d’objets réels, en les montrant du doigts ou en grognant à leur vue. Le langage permet de décrire des concepts abstraits. Comme il parle d’objets qui n’existent pas, il peut également parler de mondes imaginaires. Le langage permet de les conceptualiser. Dans ces mondes, les lois de la physique ne sont pas toujours opérantes. Ils peuvent être peuplés de fantômes ou se situer dans l’avenir. L’être humain sait créer des univers entiers, juste avec son esprit.

 

La question l’intéresse. Il se souvient de l’avoir abordée par le passé. À chacun de ses séjours solitaires, il est monté avec des livres qu’il a laissé sur place. Il a l’intuition de pouvoir y trouver matière à réflexion. Il charge le poêle et quitte la pièce. Il traverse l’atelier glacial, monte l’escalier qui mène au premier. Les planches épaisses des marches sont maculées de sciure de bois. Un parasite les ronge inexorablement. Il doit faire quelque chose pour éviter que l’escalier puis la charpente ne partent en poussière. Durant l’hiver, la montagne vit au ralenti, mais dès le printemps, de nouvelles traces de cette lente destruction apparaissent. Il gagne la pièce du haut. Les livres sont entassés dans des caisses de vin qui tiennent lieu d’étagère. Il les parcourt et en sélectionne quelques uns : Platon, Skinner, Russel, Meinong, Epicure, Foucault, Harari, Cioran… Il les ouvre un par un, relis ses notes écrites dans les marges des pages et sur la troisième de couverture et commence à noircir fébrilement les pages de son calepin.

 

Platon considère mieux le mot que l’objet qu’il désigne. S’il en désigne un. Si nous sommes certains de parler du même scarabée.

 

Cioran présente ce paradoxe dans la tentation d’exister. L’incommunicabilité est notre lot.

Ne pose pas ton coude sur la table ! Dans son contexte la phrase est claire. Mais voyons-nous la même table dans nos esprits ? L’image mentale mobilisée par ce mot diffère pour chacun. « Table » est une réalité suffisamment répandue pour permettre d’identifier ce meuble dans une pièce. Nous comprenons la remarque. Nous rectifions notre position. Ce geste génère un sentiment de compréhension. Parlons d’amour, nos images mentales sont influencées par notre passé, notre présent, notre futur et diffèrent d’une personne à l’autre.

 

L’expérience du coude prouve que notre communication fonctionne dans le monde matériel. Fort de cette observation nous l’étendons à des concepts personnels et abstraits, qui varient selon chacun. L’amour n’est pas un objet, il n’est pas visible, mesurable, accessible au toucher, comme un coude ou une table. Dans notre boîte nous sommes convaincus de posséder le même scarabée, un scarabée nommé amour, mais rien n’est moins sûr. Des boîtes sont vides, d’autres abritent un scarabée mort. Sur cette diversité nous construisons le quiproquo du langage.

 

*

Le bar est vide. Le jour s’achève. Tu te lèves faussement nonchalante. Tu te diriges vers le comptoir. Plaa discute avec d’autres filles. Elle mime les gestes d’un client ivre. Tu te joins au groupe et te surprends à rire.

 

- Je vais partir pee Plaa.

Le parking, rouge des pétales des flamboyants, ressemble à la mer au soleil couchant.

L’enseigne lumineuse vibre dans la brise du soir, grésillant quand un insecte y brûle une vie rapide.

- Ne fais pas trop long nang Stung, la soirée commence bientôt.

- Tu me comprends mal. Je pars. Je descends à Krungthep,6 dans la capitale, avec le bus de nuit.

La vibration lumineuse semble s’étendre au visage de ton amie.

- Si tout va bien je reviendrai te voir.

Plaa se tait. Son regard humide te fixe sans ciller comme si elle gravait à jamais sur la plaque sensible de sa rétine ta courageuse silhouette se détachant sur ces flots de pétales colorés.

- Allons pee Plaa…

- Je t’accompagne en ville.

Sans te laisser répondre Plaa s’empresse vers la rangée de cabanes coiffées de tôle. Elle revient avec son sac à main et une veste couvrant ses épaules. C’est une autre femme. Elle s’empresse à tes côtés, énergique, souriante. Elle a compris ta décision et décidé d’en alléger le poids.

Admirable Plaa. Ton cœur se contracte, appréhendant ta solitude prochaine.

 

Un rickshaw se range en bordure de route, vous vous empressez vers le véhicule.

- À la gare routière.

Le petit moteur hurle à pleine voix. La preste structure de tôle et de toile s’insère habilement entre deux camions.

- Connais-tu quelqu’un à Krungthep, nang Stung ?

- Non pee Plaa, personne.

Plaa sort un cahier d’écolier de son sac. Elle arrache une page qu’elle couvre de signes nerveux.

- Voilà nang, c’est l’adresse de mon oncle et de l’un de mes frères. Si tu as un problème ils pourront t’aider, je leur téléphonerai.

Elle se tait un instant, vérifiant une liste invisible.

- Et de l’argent, tu en as nang Stung ?

Oui pee, ne t’en fait pas. Hans m’en a laissé. Il m’a promis de m’en envoyer.

 

Le rickshaw approche du centre ville. Le maniable véhicule se faufile avec adresse entre les automobiles, les camions et les chars à bœufs. Parfois, il quitte la grand-route pour se lancer à pleine allure dans d’étroites venelles qu’il obstrue d’un hargneux sifflement mécanique, frôlant les murs délités avant de surgir, klaxonnant et gesticulant, sur une artère congestionnée. Plusieurs fois, tu crains une collision mais la diabolique adresse du chauffeur calcule votre trajectoire avec une précision d’arpenteur. Le rickshaw s’immobilise finalement devant la gare routière. Ton bus toussote des remugles d’impatience. Quelques passagers s’attardent le temps d’une cigarette ou d’un adieu. Plaa te serre dans ses bras. L’émotion adoucit ses traits. Elle reste silencieuse et tremblante. Tu montes les quelques marches à reculons. Le moteur tourne. La porte coulisse dans son cadre. Le lourd véhicule s’engage dans la masse coagulée du trafic. Vos regards ne se sont pas quittés, mais déjà ton œil n’est plus capable de distinguer la silhouette familière, fondue dans la foule qui coule au pied du lointain bâtiment.

 

Les passagers s’installent pour le trajet, sortent de leurs sacs colorés des provisions emballées dans des feuilles de quotidiens. Les discussions s’engagent. Les vies se racontent. La télévision crache des images pâles, ponctuées par les premiers ronflements. Le bus traverse des villages du Sud-Est. Quelques minarets tranchent l’horizon nocturne. Ta voisine te hèle du coude. C’est une commerçante de Trat qui se rend à Bangkok pour acheter tissus et habits. Tu envies sa sûreté, la sécurité d’une existence qui lui permet ce voyage sans affronter l’inconnu. Sa famille l’accueillera, l’hébergera, la guidera dans les rues de la capitale qui seront pour toi pleines de risques. Tu fumes cigarette sur cigarette. Tu t’éclipses dans un sommeil nerveux.

*

Le cabas des « choses à ranger ailleurs » pose problème. Cet ailleurs signifie l’ensemble de l’appartement et ses dépendances, cave et grenier. Je possède la solution pour l’avoir déjà utilisée dans la phase un de mon entreprise. Je prends d’autres cabas, émerveillé par l’utilité soudaine de ma collection de sacs de plastique. Je reclasse les  « choses à ranger ailleurs » dans des cabas sélectionnés selon la destination des objets, puis je vide ces sacs dans les lieux adéquats, objet après objet, en rationalisant mes déplacements. Cela prend plusieurs heures. Le travail achevé est gratifiant. La vision de la pièce n’a pas changé mais mon esprit sait que derrière les portes fermées des armoires, sous les couvercles des boîtes se trouve un monde cohérent et organisé. Je m’écroule sur le canapé. Je me dis que j’ai mérité une récompense. Je me lève. Je prends une bière de brassage local dans le frigo. Je la déguste l’esprit vide et satisfait.

 

Satisfait ! Mais pourquoi suis-je satisfait de cette activité et son résultat ? Je me pose cette question à peine levé, le lendemain vers midi. Je traîne mes nu-pieds vers la cuisinière pour lancer un café, l’esprit embrumé par une courte nuit.

 

Je suis en vacances et j’’en profite pour retrouver un rythme de vie normal, sans stresser d’un rendez-vous à l’autre pour enrichir mon employeur. La soirée fut plaisante, passée devant ma console de jeu vidéo à faire défiler parties et bières. Les jeux vidéos sont le contraire du travail, motivants, exigeants, impliquant une forte mobilisation des ressources cognitives et de la concentration. Toujours gratifiants ils savent vous féliciter à chaque progression et vous faire sentir que votre but est atteignable. Je comprends pourquoi ma soirée de jeu fut une satisfaction, j’ai plus de peine à comprendre celle que m’a procurée le rangement.

*

 

Il sort pour pisser. Il neige toujours, et son urine laisse une marque jaunâtre et profonde dans la couche fraîche. Il regagne la cuisine, fait chauffer de l’eau pour un thé et plonge dans la lecture.

Pour Skinner, le mot fait référence. Il désigne un objet spécifique. Comment fonctionner dans un monde imaginaire? S’il affirme que Blanche-Neige a huit nains pour amis, que le huitième se nomme Flash Gordon et qu’il possède des pouvoirs magiques, tout le monde dira que c’est faux. Il griffonne des notes sur son calepin :

 

Comment affirmer le vrai ou le faux quand on parle d’un monde qui n’existe pas et de personnages fictifs ? 

 

« L’actuel roi de France est chauve », selon Russsel cette affirmation est erronée. En effet la France ne connaît pas de roi mais un président. Cette phrase qui affirme deux choses, qu’il y a un roi de France, et qu’il est chauve, est considérée comme fausse. Comme il n’y a pas d’actuel roi de France, nous ne pouvons lui attribuer aucun qualificatif considéré comme vrai. Il serait tout aussi erroné de dire que l’actuel roi de France a une belle barbe de hipster et une queue de cheval que de dire qu’il est chauve. L’actuel roi de France est une entité inexistante introduite par erreur dans notre langage. Pour Russel nous ne pouvons pas créer de sens réel au sujet de choses qui n’existent pas.

 

Pour le philosophe autrichien Alexius Meinong il est possible de créer du sens autour d’objets n’existant pas dans la réalité. Mais pour pouvoir créer du sens autour de quelque chose, cette chose doit posséder une forme d’existence. Meinong propose une ontologie incluant trois classes : le fait d’être donné, Gegebenheit en allemand ; la subsistance ; l’existence. Certains objets existent, la tasse de café que vous tenez à la main ou l’oiseau qui vole derrière la vitre; d'autres n’existent pas et n’auront jamais d’existence physique, comme les objets mathématiques ou le théorème de Pythagore : ces objets subsistent simplement. Enfin, une troisième classe d'objets ne peut pas même subsister : il s'agit d’objets impossibles comme le cercle carré dont parle Meinong. Ces objets participent du mode minimal de l'être. Tout objet est au moins donné : ce type d'être n'a pas de contraire, il inclut l’ensemble des objets qu’un cerveau peut penser. L’ensemble de ces objets imaginés mais impossibles et absents du monde physique se retrouvent dans la « jungle de Meinong ». Un lieu inexistant dans lequel l’actuel roi de France coexiste avec le huitième nain, Flash Gordon, une kyrielle de zombies et d’autres créatures.

 

Il pose son calepin, boit une gorgée de thé chaud. C’est un thé bleu de Chine. Il se sent bien, seul dans sa montagne avec quelques livres et ses réflexions. Il regarde la neige tomber. Il se demande s’il neige dans la « jungle de Meinong ». Certainement, mais une neige rouge ou chaude. Il aime l’idée de ce lieu où coexiste tout ce qui n’existe pas.

*

Ton réveil coïncide avec celui du jour. L’aube pointe, imprécise, délavant les enseignes des échoppes. Des bâtiments de béton nu bordent la route. Des étaliers s’activent à dresser leur stand. Les herses des commerces se lèvent, protestant en grinçant contre la laideur des banlieues. Tu contemples ce nouveau monde de ciment et de poussière. Ton regard s’égare dans un quartier déjà animé, aux terrasses bondées d’ouvriers déjeunant d’un rêve et d’un bol de soupe claire. Tu aperçois, nettes comme les façades sales des maisons, les douleurs d’une ville incapable de nourrir ses habitants. Les immeubles s’allongent, tendant vers les cieux leurs murs de forteresses aux étroites fenêtres. Le flot des véhicules s’épaissit. Les longues files de voitures et de camions sédimentent paresseusement, remontées de part et d’autre par la faune des deux roues. La fumée des échappements noircit l’air. La chaleur du jour naissant s’étend sur l’immobilité de l’immense convoi. Tu dors à nouveau.

 

La mégalopole lance ses rets lumineux au-delà de l’horizon, méduse de fumée grise échouées sur les rives de l’océan. Elle étire ses gratte-ciel et ses rues dans les trois dimensions. Des venelles larges comme un buste de femme débouchent sur de petites ruelles qui charrient leurs flots humains dans les avenues populaires. Les autoroutes tranchent les conglomérats urbains, divisant la ville en parties distinctes. La région de Kao San s’articule autour d’un large bras routier bordé de bâtiments luxueux en béton peint. Du sommet des tours, le quartier ressemble à l’arrête dorsale d’un poisson. A mesure que l’on s’éloigne de l’avenue centrale, les ruelles se lovent entre des habitations plus misérables. Le quartier prospère. De fortunés entrepreneurs du tertiaire et de nombreux farangs habitent son centre. La richesse roule à travers les ruelles comme une vague sur une dune, faiblissant à mesure qu’elle progresse. Des centaines de stands embouteillent les trottoirs d’étalages colorés, marché sauvage proposant une variété d’imitations de produits de marque : montres, vêtements, articles de luxe, souvenirs. La nuit les étaliers laissent le champ aux cantines des restaurants mobiles. L’air s’emplit d’odeurs d’huile chaude et de piments. Les enseignes s’allument. Les débits de boisson sortent quelques chaises sur la rue. Les jeunes vendeurs de cigarettes se faufilent avec vivacité entre les clients attablés. Tous se croisent dans cette atmosphère de commerce et de perdition : marins des flottes occidentales, hommes d’affaire du golf persique, tailleurs sikhs aux barbes imposantes, Africains à la haute stature, hommes des tribus du nord.

 

Derrière un hôtel, séparés de la rue par un mur borgne, une cour s’ouvre sur plusieurs rangées de bars.

C’est là que tu te tiens, silencieuse, appuyée à la coursive qui relie à l’air libre les établissements du premier étage. Tu regardes la fumée de ta cigarette se mêler à la fumée des rues, comme un destin dissout par la mort.

 

Hans n’a jamais répondu à tes missives. Tu as tangué de petits boulots en petits boulots avant d’échouer sur le velours facile des tabourets d’un des bars. Les clients t’appellent par un nombre, le numéro rouge que tu portes en badge. Tu es comme un véhicule utilitaire avec une plaque d’immatriculation, une force de travail sans âme que l’on loue. Ton corps était de moindre prix quand tu chantais dans l’est, mais les hommes connaissaient ton nom. Aujourd’hui tu les regrettes. Ici les hommes défilent avec la régularité monotone de la nuit qui tombe. Cette suite de sommeils douloureux aux côtés d’êtres différents t’assèche l’âme. Tu découvres la parcelle de sordide qui se love en l’homme. Tu ne vois qu’elle. Tes sourires sont faux, tes regards professionnels. La tendresse hasardeuse de jadis est morte. Sa disparition fige ta vie dans le gris lépreux des bâtiments.

*

Je travaille comme pédagogue. Je suis tenant de l’ergonomie cognitive. Je connais la manière dont le cerveau fonctionne, ou plutôt j’ai une vue globale et approximative du peu de connaissances réunies par la science sur la manière dont le cerveau fonctionne. Quelques règles existent dans ce domaine, dont les suivantes :

 

  1. Sidération : certaines nouvelles marquent plus l’esprit que d’autres. Le cerveau est particulièrement sensible aux stimuli qui traitent de la mort ou de la procréation (et son activité afférente la copulation). C’est un acquis évolutif. C’est pour cela qu’il suffit de mettre une blonde à forte poitrine sur une affiche de bière pour stimuler les ventes. C’est pour cela également que j’ai passé la soirée à tirer sur des inconnus avec toute une panoplie d’armes différentes.

  2. Consolidation : le cerveau va préférer les informations qui consolident des croyances acquises à celles qui les remettent en question afin d’éviter les dissonances cognitives. Personne n’a envie de découvrir que ce qu’il pense est faux.

  3. Mémorisation : notre mémoire n’est pas absolue, l’oubli est l’une de ses qualités. Foule de données vécues sont sorties de notre mémoire de travail et ne sont pas accessibles à un moment donné.

  4. Échantillonnage : les informations auxquelles nous avons accès sont traitées par d’autres en amont. Nous n’avons pas accès à la réalité du monde, mais à une réalité biaisée. Les médias traitent systématiquement du mal et rarement du bien. Le mal fascine et renforce les ventes, le bien est moins rentable.

 

Je passe mon activité de rangement à travers ce filtre.

Sidération : notre histoire personnelle est pleine d’anecdotes mettant en relief les dangers du désordre. Impossibilité de mettre la main sur son passeport au moment du départ, sur le parapluie avant de sortir sous le déluge, sur les clés de la maison de retour au petit matin… Mais évidemment aucune trace de ce succulent plat improvisé grâce à la boîte pleine de sachets d’épices qu’il a fallu fouiller pour trouver le poivre et qui nous a ainsi offert un assaisonnement lié aux saveurs rencontrées dans cette quête. Les désavantages du désordre sont retenus, ses avantages passés sous silence.

Consolidation : « Range ta chambre ». Le rangement est une qualité, voilà clairement une croyance acquise, née de la révolution industrielle. Je vérifie la littérature et ne trouve pas d’étude prouvant que l’ordre absolu présente une valeur ajoutée. Dans l’histoire politique par contre les amis de l’ordre ont laissé une mémoire sinistrée. Dès que l’on veut ordonner le monde humain on tombe rapidement dans l’eugénisme et le totalitarisme.

Mémorisation : notre mémoire n’est pas fiable et ce qu’elle nous transmet ne doit pas être confondu avec une forme de réalité.

Échantillonnage : les maux et dangers étant mis en exergue par l’environnement, il est difficile de trouver des arguments en faveur de ce qui est considéré « comme un vilain défaut ».

 

Cette analyse confirme mon intuition : rien ne prouve la supériorité du rangement sur le désordre.

*

Il a dormi comme un loir. Le soleil s’est couché vers cinq heures. Il a mangé un cassoulet en conserve dont les restes feront la soupe du jour. Il a lu et pris plusieurs page de notes. A neuf heures il s’est mis au lit pour s’endormir immédiatement. Il a beau charger le poêle, le feu ne tient pas toute la nuit. Le froid s’installe lentement. Il se réveille vers neuf heures du matin. La température est en dessous des dix degrés. Il revêt un manteau d’entraîneur de foot matelassé de plumes de canard et des chausses épaisses. Il gagne la cuisine. Le feu repart facilement de ses braises. Il fait un café sur la gazinière. Le poêle chauffe à plein régime. La température monte lentement. Toujours emmitouflé, il relit ses notes de la veille.

 

L’univers d’un discours est le domaine de référence dans lequel une discussion à lieu. Il nous permet de qualifier des affirmations comme vraies ou fausses.

L’univers du discours est par défaut le monde réel et dans ce cadre quand on affirme que « Blanche-Neige est jolie », c’est faux, car Blanche-Neige n’existe pas, et, n’existant pas, elle ne peut être jolie. Par contre si nous définissons comme univers de référence les contes de Grimm, l’affirmation « Blanche-Neige est jolie » devient vraie car, en effet, elle est décrite ainsi.

Notre capacité à jongler avec différents univers de discours est phénoménale et nous pouvons débattre avec passion d’enjeux liés à des univers totalement fictionnels. Dans l’univers discursif du basket prendre le ballon en main et partir en courant représente une faute appelée « marcher », dans celui du rugby cela est parfaitement possible.

Nous sommes également capables de mélanger les règles de différents univers discursifs fictionnels, par exemple nous pouvons débattre pour savoir si, dans un univers incluant zombies et fantômes, un mort pourrait devenir les deux à la fois, et ce que cette condition impliquerait. Un zombie fantôme peut-il mordre un vivant ? Si oui que devient ce vivant ; un zombie, un zombie fantôme ou un fantôme ? Cette évolution dépend-elle du contexte ? Nous sommes ainsi capables de créer et de conceptualiser des univers totalement fictifs.

L’évaluation de la véracité de propositions dans des univers discursifs fictifs est loin d’être une absurdité. Cela permet par exemple de se projeter dans l’avenir et d’imaginer ce que le monde pourrait devenir si telle et telle condition étaient réunies. La permanence d’univers fictionnels dans notre esprit, et leur mélange avec le monde réel, nous permet de vivre nos vie, d’une manière ou d’une autre. Ainsi une vision épicurienne ou stoïque du monde représente un mélange entre des univers fictionnels et le monde réel. Que dire de la présence de Dieu ou de la valeur d’un billet de 10 euros ?

Cette valeur s’appuie sur un univers discursif dans lequel un billet permet d’acheter une marchandise. Si nous considérons le billet comme ce qu’il est matériellement, un simple bout de papier imprimé, la valeur d’échange qu’il représente disparaît car il ne possède pas de valeur en-soi. C’est sur une fiction partagée par l’immense majorité de la population, la croyance en la valeur du billet, que notre économie est construite. Notre monde fonctionne en mélangeant différents univers de discours, réels et fictifs.

*

Un comptoir en plein air longe le mur borgne, quelques touristes s'égrainent à son flanc.

Tu avales une gorgée de whisky d’importation puis descends les marches, attentive à souligner tes attraits. Assis à l’écart, un homme, la tête posée sur ses poings fermés, semble partager ton désespoir. Tu longes le bar. Tu t’assieds près de lui.

 

Tu fumes douloureusement ton enfer tropical : les linges de corps douteux, jetés sur l’unique chaise ou sur le tapis ; les slips sales d’hommes rotant l’ail et le piment ; leurs chuchotements, leurs ricanements quand ils se glissent dans le lit ; leur salive sur ton ventre et tes cheveux ; leurs odeurs aigres et gluantes ; leurs pantalons baissés jusqu’aux chevilles, les pieds encore chaussés de sandalettes de plastique sale ; leurs compliments glissés d’une voie grave et mièvre ; leur air replet quand ils s’endorment, le désir assouvi ; le coup d’œil rapide sur leur montre. Ils t’humilient comme s’ils voulaient, par cette victoire sur ton corps, abattre le monde féminin tout entier, oublier le billet discrètement glissé sous le cendrier débordant de mégots avant de quitter la scène pleins d’arrogance et de honte refoulée. Ton achat les venge des femmes qui leur échappent, de celles qu’ils ne comprennent pas. Tu te tais et glisses les billets dans le corps de bois du lit, près des oreillers. Cet argent vous est nécessaire ; à eux comme à toi, pour la même raison : accepter de pervertir l’amour dans cette moite mascarade. Le prix payé rachète la faute. L’argent reçu la justifie.

 

L’homme se redresse, t’observe un instant puis te salue. Tu lui souris. Il te demande de le suivre. Tu te sens familière de cet étranger. La tristesse vous unit. Tu lui emboîtes le pas. Son hôtel est l’une des tours de béton qui dominent le quartier. Vous traversez le hall sous l’œil des réceptionnistes blasés. L’ascenseur s’ouvre sur un couloir silencieux, couvert de moquette bleue. L’homme avance de quelques mètres, se retourne, te regarde à nouveau. Il ouvre une porte, s’efface pour te laisser passer, entre à son tour. La chambre sent la chaussette sale, le sexe et le vieil alcool. Trois sommiers flanquent les murs qui vous font face, un lavabo, un éclat de miroir complètent l’ameublement.

 

- Petit déjeuner les gars !

Ton accompagnateur te pousse vers un lit où s’étire un homme gras et brun. Tu résistes, tu t’offusques.

- Bande de porcs, je ne fais ça qu’avec une personne.

Tu n’as pas vu le troisième homme qui te ceinture de dos. Tu cries. Tu te débats.

- Écoute poupée, inutile de brailler. Laisse-toi faire et tu auras plein de pognon. Sinon on va le faire pour rien.

- Bande de porcs, laissez moi !

 

L’homme te ramène les bras dans le dos. Celui que tu as suivi te bâillonne en t’emplissant la bouche de billets. Il glisse une taie d’oreiller sur ta tête. La cotonnade te voile la vue sans t’empêcher de respirer. Tu sens leurs bras te manipuler, leurs mains te toucher, leur ventre s’étaler sur ta poitrine, sur ton dos. Tu te débats, tu essayes de crier.

 

Les hommes usent de toi à tour de rôle ou ensemble. Parfois l’un d’eux quitte la chambre pour revenir avec quelques bouteilles. Tu les entends boire, tu sens l’odeur sucrée du haschich et celle plus acre de l’héroïne, mélangées au tabac blond. A travers le drap ils te glissent une cigarette dans la bouche en t’obstruant le nez. La drogue te rends moins rétive et tu t’abandonnes au monde fantasmagorique de ton esprit.

 

Tu sens une froide et douloureuse dureté déchirer ton sexe. L’un d’entre-eux se sert d’une bouteille. Il l’enfonce dans ton bas-ventre.Tu te cabres, rues de toutes tes forces. Tu leur échappes, roules sur le lit. Le goulot de la bouteille dépassant de ton sexe frappe le bord du meuble, le verre tinte, fend, se brise, se répand dans ton intérieur. Une douleur effroyable explose entre tes jambes.

*

Le principal problème de l’esprit analytique, quelque soit la méthode qu’il utilise, est de compliquer la vie. Au lieu d’être satisfait car tout est « propre en ordre » et de savourer un café bien mérité après une nuit passée devant l’écran en me réjouissant à la perspective d’une journée sans projet, me voilà en train de me demander si je ne dois pas défaire ce que j’ai fait et ouvrir mes armoires bien organisées afin de les vider dans des sacs de couleur dont je répartirais le contenu au hasard dans les différentes pièces de mon appartement. « Tant va la cruche à l’eau qu’à la fin elle se casse ».

 

Je n’ai plus l’énergie de me lancer à nouveau dans une brillante stratégie construite autour de l’outil à la mode du moment : le cabas polychrome. Je réalise que si l’ordre exige un effort, le désordre n’en exige aucun. « Tout vient à point pour qui sait attendre ». Il me suffira donc de me laisser aller à mon penchant naturel pour que la créativité reconquière mon appartement sans effort. La situation actuelle, que je qualifierais volontiers de situation au temps t est égal à zéro, me permet quelques avantages expérimentaux. Je postulerais par exemple que «le désordre est démiurge de la création » (dans beaucoup de mythes cosmogoniques, la situation initiale est le chaos) , et comme hypothèse de second rang : « si le désordre est démiurge de la création, une certaine organisation de ce désordre a un effet stimulant sur le processus créatif », puis comme hypothèse de troisième rang « le désordre devient contre-productif quand il détruit la fluidité nécessaire de l’acte créatif ».

*

Le soleil brille. Il s’équipe et sort pour marcher. Il chausse ses skis et monte derrière l’alpage, directement dans la pente. L’effort est pénible. Il est en sueur quand il sort de la forêt et longe les prés d’en haut. Il grimpe le long d’une congère qui marque le tracé de la piste. Après trois heures d’effort il atteint l’oratoire: un rocher abritant une statue de la Vierge aux couleurs passées, dédiée à une jeune femme morte à trente ans. Son nom et deux dates sont gravés dans la pierre. Il imagine un destin tragique et montagnard, lié à ce lieu reculé. La vue est splendide. La barrière des Alpes barre le paysage sur la gauche. Le Mont Blanc est majestueux avec un houppier de nuage accroché au sommet, à sa gauche l’Aiguille de Bionnassay, le Dôme du Goûter, le Mont Maudit, le Mont-Blanc du Tacul. Puis l’ Aiguille du Midi et au loin la masse de l’Aiguille Verte. Plus proches les Aiguilles Rouges. La vue de ces sommets connus lui raconte des histoires de souffrance et de victoire. Les Aiguilles rouges surtout où est récemment mort son ami, « docteur vertical », emporté par une avalanche alors qu’il guidait une cordée.

Il rechausse ses skis pour descendre. Sa trace est la seule marque de présence humaine. Le neige est fraîche et poudreuse. Quand il vire elle gicle comme de l’écume. Il fonce, seul dans la blancheur. Il est heureux. En vingt minutes de descente il est de retour au chalet.

Les gestes quotidiens sont toujours les mêmes, charger le poêle, faire bouillir de l’eau, scier et fendre des bûches.

Il se sert un verre de rhum pour accompagner son thé chaud et sa réflexion. Il identifie deux champs de travail liés à l’approche génétique, celui de l’espèce et celui de l’individu, l’évolution du patrimoine et son expression chez chaque personne, phylogenèse et ontogenèse. Il se demande s’il ne ferait pas mieux de remonter tracer la neige fraîche plutôt que de poursuivre cette pensée particulièrement abstraite. Mais le jour est court et la neige moins stable en fin de journée. Dans sa situation isolée, le moindre accident peut prendre des proportions dramatiques. Il se ressert un verre de rhum.

 

Il prend son calepin. Voici plus d’une année qu’il l’utilise. Il a fixé une large bande autocollante sur la couverture pour pouvoir y glisser son stylo. Il tourne les pages vers la gauche. Il remonte le temps. Il déchiffre un schéma, lit quelques lignes. Son écriture manque de clarté. Les lettres se confondent. Le sens se déduit plus qu’il se lit.

Un titre retient son attention : « les rats violeurs ». Il se souvient de cet épisode : la soirée animée, la nappe de papier couverte de schémas, la discussion à bâtons rompus. Ils avaient bu l’apéro. C’était l’une des premières soirées d’été. Nicolas, un chercheur en génétique, avait exposé les conclusions d’une expérience marquante.

 

Il reprend la lecture de ses notes, apprécie leur concision. Pas de réflexion sur la météo ou l’atmosphère de la soirée : un titre, une date, des lignes de pattes de mouches organisées en quelques paragraphes :

 

LES RAT VIOLEURS

 

Dans les populations de rats on observe la présence de mâles violeurs, une faible minorité. L’expérience est construite come suit :

  • Phase un : une femelle porteuse suite à un viol est isolée avec le père (violeur). Les enfants naissent et sont élevés par ce couple parental. La prévalence de mâles violeurs chez les enfants est plus du double de celle de la population générale. Hypothèse un : le père violeur a transmis son comportement à ses enfants.

  • Phase deux : vérification de l’hypothèse un. La mère porteuse violée est isolée du mâle. Les enfants naissent. Ils n’ont aucun contact avec le père. La prévalence de mâles violeurs dans la portée reste significativement plus élevée que dans la population générale. Le protocole expérimental exclut l’influence du père. Hypothèse deux : la mère traumatisée a transmis ce comportement à ses enfants.

  • Phase trois : vérification de l’hypothèse deux. Les enfants sont séparés de la mère et élevés par des rats non violeurs. La prévalence de mâles violeurs dans la portée reste la même, nettement plus élevée que pour le reste de la population. Le comportement violeur est transmis en l’absence du père et de la mère, dans un environnement social n’incluant aucun violeur.

 

Le comportement violeur n’est donc pas transmis par l’éducation ou les interactions sociales. Il s’agit d’un caractère inné, passant d’une génération à l’autre, comme la couleur des yeux. Cependant ce caractère n’existait pas avant le viol initial : les ascendances paternelle et maternelle n’incluent pas de violeurs. Le père est le premier violeur de sa lignée.

Hypothèse trois : vivre un événement traumatisant aurait affecté le patrimoine génétique de la mère et celle-ci aurait transmis le « caractère violeur » à ses descendants.

Cette hypothèse questionne un fondement de la génétique darwinienne  : un individu ne peut pas agir sur son propre capital génétique.

La théorie la plus vraisemblable est que l’expérience individuelle (le viol) ne modifie pas le patrimoine génétique mais son expression. Cette expression suit des règles. Les gènes sont dominants ou récessifs. Tous les gènes d’un patrimoine, hérité des deux parents, ne sont pas exprimés. L’expression du gène des yeux brun prime par exemple sur celle du gène yeux bleu. Un individu ayant hérité de son père le gène brun et de sa mère le gène bleu aura les yeux bruns. Son génome inclut les deux caractères, mais un seul est exprimé. Pour avoir les yeux bleus il faut avoir obtenu le gène bleu des deux parents.

Si une expérience traumatisante permet de changer l’expression d’un gène sans changer le gène, on peut imaginer que le patrimoine bleu brun donne des yeux bleus. C’est ce qui ce serait produit avec les rats violeurs.

 

La similitude avec les mots le frappe. Le français est polysémique. Les mots possèdent plusieurs sens, certains dominants, d’autres dominés. A travers leur histoire, en fonction des événements, des significations se perdent, d’autres s’affirment. Aujourd’hui le mot allure désigne rarement une voilure. Il reste couramment utilisé, sa forme est la même : « il a fière allure », mais l’expression du sens est différente : « c’est un individu élégant », pas de voile à l’horizon.

Les mots sont les briques de la communication. Il les partage en émettant des sons. Mais communiquer est plus que créer une vibration qui voyage dans l’air. Il peut échanger par des attitudes, des gestes. Les humains parlent plusieurs milliers de langues différentes, proposant des sons variés, mais toutes semblent construites sur une architecture similaire, phonèmes, morphèmes, et grammaire. Il vit avec bonheur ce paradoxe de décortiquer les fonctions du langage (il n’a malheureusement pas trouvé de livres de Roland Barthes dans sa bibliothèque d’alpage) sans pouvoir parler à quiconque. Voilà une semaine qu’il s’est installé ici et, il n’a vu personne, sinon de loin, les deux chasseurs. Il se met à parler tout seul, à voix haute, pour vérifier que son organe fonctionne. C’est la première voix humaine qu’il entend depuis son arrivée. Il reprend son travail, parcourt les différents ouvrages et noircit son calepin d’une écriture dense.

 

L’apprentissage naturel de la langue chez l’enfant (ce terme vient du latin infans : « qui ne parle pas ») suit plusieurs stades. Dès quatre mois, l’enfant imite le mouvement des lèvres de ses parents et développe la capacité de prononcer ses premières phonèmes : « ha, iii, ooo ». On doit à cet âge se garder des mots prononcés devant un enfant. Il développe sa capacité à comprendre ce qui lui est dit et ce qui est dit à son sujet : le langage réceptif.

 

Le langage productif, prononcer les mots et créer du sens, arrive plus tard. Le gazouillis de l’enfant est multilingue. On ne peut prédire s’il va parler chinois ou français. Par la suite sa capacité à prononcer et entendre des sons inutilisés dans le langage de son univers va disparaître et l’enfant va se spécialiser dans les phonèmes de sa langue maternelle. Vers dix mois le gazouillis prend du sens.

 

Vers un à deux ans, l’enfant entre dans la phase du mot unique. Il dit « chien » ou « papa », et commence à communiquer par ce biais. Vers dix-huit mois sa capacité d’apprentissage de nouveaux mots passe de un par semaine à un par jour. Vers deux ans il commence à utiliser deux mots. « Aller voiture » ou « manger biscuit », « vouloir jus » « pas pantalon ». L’enchaînement de ces mots respecte les règles du langage. Un enfant français dira « chat noir », plaçant l’adjectif après le nom, et un anglophone « black cat », utilisant l’ordre des mots anglais. Puis il développe la capacité d’utiliser une grammaire complexe et transforme avantageusement « vouloir bonbons » en : « je veux des bonbons, sinon ... »

 

Selon Skinner l’apprentissage de la langue vient d’associations et de conditionnements opérants. Ainsi quand bébé dit « llèè..lè... » et que sa maman lui donne du lait, cela le motive à prononcer le mot « lait ».

 

Pour Chomsky par contre bébé ne parviendrait pas à développer sa compréhension du langage et sa maîtrise grammaticale complexe si son apprentissage dépendait uniquement d’un conditionnement externe. L’apprentissage de la langue est intime de nos connexions neuronales, d’une prédisposition profonde du cerveau humain. D’où l’hypothèse d’une grammaire universelle, innée et inscrite dans notre architecture cérébrale, qui propose des lois communes à toutes les langues.

*

Les trois hommes restent immobiles devant ton corps ensanglanté puis, celui qui t’a amenée te panse le bas ventre avec le drap déjà rouge. Il le sert de toutes ses forces pour ralentir l’hémorragie.

 

- Bougez-vous, merde, cette pute va nous crever dans les pattes ! Bill, ramène des linges que l’on efface ces putains de marques de sang, John trouve un coin où on peut la balancer discrètement.

 

L’homme te traîne sur le lino, te roule entre plusieurs draps. Son compagnon revient avec de la literie propre.

- J’ai pris des draps sur le chariot des femmes de ménage, personne ne m’a vu.

 

Ils t’abandonnent sur le sol pour refaire rapidement les lits et effacer les traces de ton passage. Rien ne restera de ta mort, pas même l’ombre de ta présence sur un lit défait.

 

Tu observes la scène collée au plafond. Tu te vois, au centre de la pièce, momifiée dans un ballot d’étoffe blanche et rouge. Tes tortionnaires s’affairent, effacent les traces de ton sang. Tu réinvestis ton corps de douleur, puis l’abandonnes à nouveau pour ton observatoire invisible. Tu ne t’émerveilles pas de cette fluidité, de cette nouvelle capacité à investir ou fuir ton enveloppe physique. Les bruits du dehors te parviennent avec une clarté paranormale. Des pas se rapprochent sur la moquette du couloir. La porte s’ouvre.

 

- Super les mecs, on peut la balancer dans le vide ordure qu’ils emploient pour le linge sale. Il y en a un près de l’ascenseur.

- D’accord. Allez voir s’il n’y a personne. Dès que vous sifflez, je l’amène.

 

Un sifflement, tu sens que l’on te traîne, d’abord sur le lino de la chambre, puis sur la moquette du couloir. Quelques mètres. Ils te soulèvent, puis la chute.

*

Magnifique ! Cette fois je crois que j’ai fait le tour de la question pour un moment. Il est passé midi et j’envisage de me remettre aux jeux vidéo. Je reste cependant prudent avec les activités potentiellement addictives et comme il fait jour et qu’il pleut, je profite de la valeur ajoutée d’un environnement organisé et prends mon parapluie, rangé à sa place, pour aller me promener. Rien n’est plus gratifiant que d’avoir un parapluie sous la main au moment où l’on en a besoin. J’adore la pluie quand je marche à l’abri. Il faut dire que le parapluie est une technologie exceptionnelle. Il ne consomme pas d’énergie, ne possède pas de batteries, aucun polluant ou métal lourd n’entre dans sa fabrication, son hardware est open source et son usage multiple, vu qu’il protège également du soleil. Tout à ce légitime émerveillement je laisse ma pensée vagabonder quand une idée, qui me séduit immédiatement par sa logique apparente, me vient à l’esprit : et si après le rangement je me lançais dans le nettoyage ?

*

Cela fait longtemps qu’il ne s’est pas senti aussi en forme. Voilà presque dix jours qu’il est seul. Il dort neuf heures par nuit. Cela ne lui est pas arrivé souvent ces derniers mois. Le travail nécessaire à la vie occupe quelques heures par jour et le maintient en forme : couper du bois, puiser l’eau, déneiger. Il regrette de devoir bientôt redescendre. Depuis le passage de la tempête le soleil s’est installé et il se prélasse chaque après-midi sur une chaise longue, face au sud, à bouquiner et rêver.

 

Il observe les arbres de l’endroit et leur différente personnalité.

Deux fayards qui se dressent côte à côte dans la clairière en contrebas ne perdent pas leurs feuilles au même moment. Ils connaissent pourtant un environnement similaire. Ils ont le même âge. Leurs troncs se touchent. Leurs racines s’entremêlent. rien n’explique cette différence dans leur conditions de vie.

 

L’un d’eux se dénude avant l’autre. Il ne prend pas de risque. Lâcher ses feuilles est une démarche complexe. L’arbre doit rapatrier la substance nutritive encore utilisable et préparer la cicatrisation de ses rameaux. Cela ne s’improvise pas et demande organisation et anticipation. Si les forts vents d’automne arrivent avant la fin de ce processus, l’arbre est menacé. Il risque d’être arraché. La résistance au vent du feuillage est grande alors que des branches nues ne laissent que peu de prise. S’il perd ses feuilles avant d’avoir pu fermer les terminaisons de ses rameaux, il risque une infection. S’il lâche ses feuilles trop tôt, il prétérite ses réserves pour l’hiver. Si le vent ne vient pas il est avantageux de garder son feuillage plus longtemps, de profiter du beau temps automnal pour la photosynthèse afin de remplir à bloc ses réservoirs énergétiques.

Les deux arbres jumeaux possèdent chacun son caractère. L’un est prudent, l’autre audacieux. L’un est parcimonieux, l’autre est jouisseur. Si les vents d’automne continuent à se lever tardivement, comme ces dernières années, l’audacieux jouisseur sera avantagé. Si la tempête se lève précoce, cela pourra lui être fatal.

 

Par contre, quand il s’agit de lâcher les faînes afin d’assurer la perpétuation de la communauté, toute la forêt se met d’accord sur une date et les arbres produisent leurs fruits au même moment. Cela n’arrive pas toutes les années mais de manière aléatoire sans rythme prédéfini, entre trois et six ans. Cette irrégularité empêche la population des rongeurs de baser sa survie sur cette manne, d’en faire un aliment de base et de dévorer systématiquement l’ensemble des graines. Cette synchronisation de la production de faînes implique que les individus communiquent entre eux pour se coordonner.

Les fayards possèdent des caractères individuels mais collaborent autour des enjeux concernant l’ensemble de leur communauté.

 

Il se demande comment ces arbres se parlent. Certainement par une connexion chimique. Le langage chimique possède-t-il ses mots ? Sa polysémie ? Son humour ? Quelle rhétorique, quelle narration permet-il ? Certains arbres sont-ils de meilleurs orateurs que d’autres ? Connaissent-ils une hiérarchie ? Des débats, des élections, des votations ?

 

Il repère les traces d’un cerf sur la neige devant le chalet. Il y a quelques années il a vécu plusieurs mois dans la montagne. Chaque soir, en contrebas, il voyait un couple de cerfs. Leur ponctualité le fascinait. Pendant plusieurs semaines il a profité de ce rendez-vous. Un jour il a coupé quelques arbres malades, proches du lieu de rencontre. Il n’a jamais revus les deux animaux. Parfois il trouve des empreintes du grand mâle. Il voit les marques de ses bois sur l’écorce des deux hêtres jumeaux dans la clairière. Il essaye de saisir les fils mystérieux tissés entre les arbres et la faune, en quoi la modification infime du biotope change les habitudes établies de ses habitants.

Il rentre et se poste derrière la fenêtre en espérant revoir ces compagnons. Il passe deux heures ainsi, assis, immobile, inactif. Il se fait un café et termine la bouteille de rhum. Il a développé la veille une série de réflexions sur le mot et l’espèce humaine. Il se demande si les arbres se racontent des histoires. Il reprend ses notes et les organise.

 

Pour Yuval Noah Harari la narration, l’art de conter des histoires, représente l’avantage évolutif décisif pour notre espèce.

 

Après des dizaines de milliers d’années passées sans changement, Sapiens a soudainement, si ce terme est adéquat pour désigner un mouvement qui a pris des siècles, colonisé le globe. Ses concurrents s’éteignent : les terribles prédateurs préhistoriques tout comme son imposant cousin néandertalien. Que s’est-il passé ? Comment expliquer cette nouvelle supériorité et cette expansion que rien n’a arrêté à ce jour ? Par le mot, le mot abstrait qui désigne ce qui n’est pas.

 

La langue, cantonnée plus de cent siècles dans le concret, désigne maintenant des absences, découvre l’abstraction. « Louis est fort sympathique, tu ne le connais pas ? ».

 

Cette capacité langagière autorise la constitution de groupes plus larges que le clan initial, fort d’une vingtaine d’individus. Quand deux groupes se croisent, ils possèdent déjà des informations les uns sur les autres, des indications qui facilitent leur collaboration et l’inscrivent dans la durée. « Cher Louis, enfin je fais ta connaissance, j’ai beaucoup entendu parler de toi ».

 

Dunbar estime que notre néocortex est aujourd’hui capable de connaître et reconnaître cent cinquante personnes.

 

La constitution de groupes plus larges permet de s’attaquer à des proies plus grosses, plus dangereuses. Sapiens détruit les niches écologiques des autres grands prédateurs les faisant choir dans le néant. Neandertal également, dont le langage serait resté principalement descriptif, sans parvenir à l’abstraction.

 

Les mots sont nos anciens alliés, capables de nous unir et de nous rendre plus forts.

 

*

Un bateau, un trois-mâts au loin, un instant figé dans la mémoire, une illumination, la génétique du sens.

*

Le « City of St Louis » relâche deux fois par an dans la capitale thaïlandaise. Les marins profitent de leur solde pour oublier dans les bras semblables des filles l’âpreté militaire de la haute mer. Trois jours de sexe, de boissons, de bagarres et de drogue ont épuisé l’équipage. Le caporal Mike Johnsons et les marines John Hilara et Bill Bowley paraissent heureux d’avoir regagné le bord. Quand l’étrave du lourd bâtiment eu suffisamment fouillé la chair liquide de l’océan pour que le rivage glisse derrière l’horizon, les trois hommes accoudés au bastingage éclatent de rire et se frappent à tour de rôle les paumes ouvertes de leurs deux mains.

*

Aujourd’hui il se lève tôt. C’est son dernier jour à l’alpage. Deux semaines ont passé. Il doit rejoindre la ville et retrouver une vie normale. Une vie inscrite dans son agenda, avec ses rendez-vous successifs, ses mails, ses réunions, sa planification minutieuse qui lui permet de savoir plusieurs jours à l’avance où il se trouvera à tel moment et ce qu’il y fera. Il veut profiter de sa dernière journée de solitude, de la beauté du jour qui s’annonce. Les premières lueurs éclairent l’épaule neigeuse qui domine le chalet à l’est. Comme chaque matin il fait monter un café dans la cafetière italienne, pour l’odeur et pour le goût.

 

Il s’installe sous l’ampoule et parcourt une revue de sciences cognitives consacrée au langage et à l’animal. Il écrit sur son calepin.

 

Kanzi a 26 ans. Il vit dans la banlieue de Des Moines dans l’Iowa, aux États-Unis. Il possède un vocabulaire de quelque 3000 mots. Rien d’extraordinaire, nonobstant que Kanzi est un grand singe Bonobo. Il a appris a parler naturellement. Il possède une compréhension rudimentaire de la grammaire, de la syntaxe et de la sémantique. De nombreux scientifiques considèrent le langage comme spécifiquement humain, démarquant l’homme de l’animal. Ces certitudes sont remises en question par un singe. Si nous redéfinissons le langage comme la capacité à utiliser avec fluidité une grammaire complexe appuyée sur une lexicologie étendue de plus de 3500 termes, nous somme les seuls à maîtriser un langage, mais cette définition exclut certains d’entre nous. Si nous prenons la définition du dictionnaire Larousse : « la capacité, observée chez tous les hommes, d'exprimer leur pensée et de communiquer au moyen d'un système de signes vocaux et éventuellement graphiques... », alors il nous faut accueillir Kanzi dans notre club de conversation.

 

La génétique du sens existe-t-elle pour les grands singes, nos plus proches cousins ? Un bonobo peut-il comprendre que quelqu’un a « belle allure » en mobilisant des concepts liés comme la voilure d’un navire et la vitesse d’un véhicule ? Peut-il saisir la polysémie des vocables ? Jouer avec les mots ?

 

Soudain il arrête de tracer ces lettres, ferme son calepin. Il range la cuisine. Il fait un ménage rapide de la cabane. Il lave la vaisselle, la range dans les placards, nettoie le poêle. Il vide le seau d’eau tiré à la citerne, ferme la bouteille de gaz. Range les provisions qui se conservent dans un placard, jette celles qui sont périssables. Il balaye par terre, passe un chiffon sur la table, les chaises. Jette les déchets biodégradables sur la pente devant le chalet, charge les autres dans son sac à dos.

Il ne sait dire pourquoi il arrête sa réflexion à ce moment précis, à ce stade exact. Il sent qu’il est temps pour lui de marcher dans la neige, de ne plus penser.

*

Je vis. Il pense. Tu es l’autre.

 

 

 

 

Dépôt légal

Première édition, novembre 2019

 

 

 

1Wittgenstein, Recherches Philosophiques, Gallimard 2005, §293.

2Colliers de fleurs porte-bonheur.

3Spinoza encule Hegel, Jean-Bernard Pouy, collection Sanguine, édition Albin Michel, 1983.

4Shakespeare, Romeo and Juliet, act 3, scene 5. « Je dois partir et vivre, ou rester et mourir. »

5Étranger en Thaï. Le mot vient de « français ».

6Bangkok

 

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La Génétique du sens est un montage déroutant entre trois récits apparemment sans rapport : à la première personne, un narrateur citadin, submergé par le poids du quotidien, déploie des efforts herculéens pour tenter de ranger son appartement ; à la troisième personne, le texte nous relate les méditations philosophiques d'un "il" qui occupe seul son alpage de montagne, sous la neige, réfléchissant au langage, à la nature, au sens des mots et de la vie ; à la deuxième personne du singulier enfin, la voix narrative s'adresse, pour en raconter l'histoire, à une jeune femme thaïlandaise prise contre son gré dans les mailles d'un réseau de proxénétisme. Tantôt comique, intriguant, cru, érudit, piquant ou tragique, le livre tisse peu à peu une trame d'échos entre ces trois univers pour nous faire éprouver toute la complexité d'une parole sans cesse aux prises avec la question de sa propre signification.