Gaz

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Gaz est la première aventure du privé Shlom Rublev, détective d'un temps futur pas si lointain. Shlom arpente le monde et l’observe avec une perplexité de chaque instant : sans le voir venir pourtant, il se retrouve plongé jusqu'au cou dans un rocambolesque voyage, qui le mènera au cœur des ténèbres, jusque dans les apories de la folie humaine. Ce polar philosophique et déjanté nous initie à un personnage attachant qui s’accroche résolument à sa posture déridienne dans un monde parti à vau l’eau.

 

Fred Radeff

Gaz

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A Polish MUA gas mask © Wikimedia Commons - CC-by-3.0

Copyright © moinsdecent.net, Genève, 2020

N° ISBN – 978-2-9701286-0-1

 

La mémoire des morts

E se Vostra Magnificenza dall’apice della sua altezza qualche volta volgerà gli occhi in questi luoghi bassi, conoscerà quanto io indegnamente sopporti una grande e continova malignità di fortuna.

— Niccolò Machiavelli, Il Principe

On avait travaillé tard la veille, c’était la récolte du mil. Tout le monde s’y était mis et dans la concession au début de la nuit on entendait des ronflements réguliers. Moi, comme souvent, j’avais été pris d’insomnies. J’étais monté sur le toit de la maison, à la recherche d’un peu de fraîcheur et à la lueur vacillante de la lampe à pétrole je déchiffrais péniblement quelques lignes de la Gazette de Nkongsamba / The Review of Ngongsamba, qui revenait sur les deux cents morts du lac Mounoun, deux ans auparavant. Le journal valait ce qu’il valait, mais avait le mérite de nous tenir au courant des derniers potins du nord-ouest camerounais, en ce chaud été 1986. (Anonyme)

***

Mon dieu que ce choix était difficile. J’avais couru les magasins toute la journée et les contrariétés s’étaient accumulées. La carte de crédit de mère s’était retrouvée stupidement bloquée pour une risible somme – une écharpe « avant-garde » au shop du centre d’art contemporain. Et maintenant je me retrouvais tel le défunt au bord du Styx, à devoir choisir. La rose ou la bleue? Les deux m’allaient bien, il est vrai que le bleu, avec ses motifs cow-boys et ses franges…​ Helena aurait pu m’aider, mais là, elle n’y était pas, la garce. Mais je m’égare, restons-en à l’essentiel rose, ou bleu? (Hubert)

***

Réveillé de mon évanouissement au milieu des cadavres. Je ne sais pourquoi, une stupide ritournelle de mon enfance m’assourdissait, lancinante et je ne parvenais pas à m’en débarrasser. Je m’extrayais prudemment et à grand-peine de ce tas de corps suppliciés, de leurs viscères, de leurs cervelles, de leur merde, au milieu d’un hallucinant concert de mouches. J’essayais de ne pas reconnaître dans ces visages figés par la souffrance mes voisins du village et les membres de ma famille. Enfin, la clarté de la lune. Je sortis de ce charnier et j’étais devenu un démon. (Hamid)

***

J’avais enfin identifié le problème, qui rendait ma Land aussi mobile qu’une termitière. Il fallait que je réduise ce joint de caoutchouc de quelques millimètres, sans quoi la pompe à essence continuerait à refuser de s’amorcer. J’avais les mains gercées par le froid, c’était navrant, une situation pareille, en plein Sahara. Je me mis à limer la petite pièce en plastique avec l’énergie du désespoir. Faute de quoi on allait me retrouver tout sec un jour. Saleté de Tanezrouft. Saleté de désert. (Hacen)

***

Je croyais avoir touché le fond, mais non. Après tous ces galas de charité, toutes ces soirées « spéciales » où Hubert me présentait à ces messieurs haut-placés, alors qu’il m’avait déguisée en pute de luxe, haut-talons et jarretelles, une jument pour des étalons fatigués, je me sentais si lasse. Et pas du tout lascive. Je ne me posais plus la question de savoir que me mettre, mais de savoir qu’est-ce qu’ils allaient me mettre. (Helena)

***

P…​ de cauchemar récurrent, ces corps, encore ces corps. Après toutes ces années, toutes ces thérapies, ils revenaient encore hanter mes nuits. Le réveil, une antiquité de l’exploration spatiale chinoise des lunes de Jupiter, aussi laid qu’efficace, me narguait, affichant de ses lettres LED 04:43. Je me levais, enfilais un soutien-gorge et me décidais à préparer des pancakes pour mon seul pensionnaire, un jeune cycliste plutôt sympa. Qui sait demain est un autre jour et un autre jour, d’autres peuvent venir. (Honorine)

***

Cette fois-ci, je l’avais. Sa belle gueule d’amour transi, toute sa légèreté qui s’opposait à ma masse n’y changeait rien. Coincé par ses propres joueurs du milieu, il ne pouvait plus se défendre et cherchait vainement une ouverture pour me tromper, moi, son ennemi. Son ennemi yankee. En fait, au sens strict du terme, il ne pouvait pas voir d’ouverture car il n’y en avait pas, mon jeu était plus hermétique que le sexe de la reine Eugénie de York. Mais il cherchait à se persuader qu’il en avait une, d’ouverture. Il mit en place ses joueurs. Récupéra la balle. La bloqua. Prépara longuement son coup, me regardant avec malice. La tira. Et, contre toute logique, contre toute attente, il marqua, avec un bruit sourd et mat au fond du goal. Et il me glissa un de ces sourires qui m’exaspéraient. Je me jurais de prendre ma revanche, ou de le tuer et de jeter son corps dans un canal, comme Rosa Luxembourg et Karl Liebknecht. Bon débarras. Salope de révolutionnaire. (Harry)

Première partie: Kalvingrad & Fortress Europe

 

Télégramme

« Les contradictions et la lutte sont universelles, absolues, mais les méthodes pour résoudre les contradictions, c’est-à-dire les formes de lutte, varient selon le caractère de ces contradictions: certaines contradictions revêtent le caractère d’un antagonisme déclaré, d’autres non. Suivant le développement concret des choses et des phénomènes, certaines contradictions primitivement non antagonistes se développent en contradictions antagonistes, alors que d’autres, primitivement antagonistes, se développent en contradictions non antagonistes. »

— Mao Zedong, De la contradiction

Hector, par ses beuglements, était parvenu à tirer Shlom de sa profonde méditation, euphémisme pour le roupillon réparateur qui avait suivi une dégustation solitaire d’une eau-de-vie de fraise des bois dont l’arôme suggérait d’optimistes spéculations sur l’avenir ici-bas.

– Shlom! Et, Shlom! Ça caille! Ouvre!!!

– J’arrive, j’arrive, maugréa Shlom, qui livra passage à un techno-skater blanc de neige qui se secoua sur le seuil tel l’ours de la banquise en rangeant ses skis. Hector était le meilleur pote de Shlom dans ce trou vaudois, hanté par quelques paysans réactionnaires et angoissés par l’arrivée massive de retraités urbains, venant finir leur jours sous l’air prétendument pur de la montagne. Il faut dire que c’était le seul à aimer se taper les quelques lieues qui séparaient la cabane de Shlom dudit village. Certainement plus isolé que la cabane de Thoreau dans « Walden », le chalet de Shlom était à peu près aussi fréquenté que le réacteur de la tranche no 4 de Tchernobyl, si on retranche les ingénieurs atomistes. Isolé donc, mais cela lui plaisait bien, car l’anachorète qu’il était aspirait au calme. Depuis sa catastrophe personnelle, il n’était plus trop tenté par une sociabilité active et était sans doute l’un des derniers hommes de la planète Terre à ne pas avoir accès au réseau, alors qu’il en avait les moyens. Sans dire un mot, il leur servit d’emblée un verre de vodka de patate aromatisée au piment, afin de leur remettre les idées en place. Il avait cultivé ces Belles-de-Fontenay avec amour, voire religiosité et leur essence s’exprimait divinement dans ce nectar corsé. Le piment était un Jalapeño (Capsicum annuum) péruvien, que Shlom parvenait à grand peine à faire pousser à cette latitude. Le rendement du piment était certes médiocre, mais le goût était au rendez-vous.

– Buvons à une soif qui ne sera jamais étanchée!

– Je vois Shlom que tu cites Michaux à tort et à travers1. Relis le texte. Ce n’est pas exactement cela.

Shlom se tut, vexé, et confectionna rapidement et en silence quelques zakouskis au pain de seigle beurré, féra fumée, aneth (maison) et citron (importé). Hector, en gobant un, dit la bouche pleine avec son fort accent de paysan vaudois:

– Bon, ben, tu as beau être un ignare sur le plan littéraire, quand je mange tes « j’accuse qui », je vois que tu connais la vraie vie, toi. J’ai un message pour toi. Tiens.

Shlom prit l’enveloppe grise.

– Ouvre, quoi!

Au passage Shlom pu apercevoir un hachis peu ragoûtant de fera et d’aneth dans la bouche d’Hector, qui parlait la bouche pleine. L’idée d’ouvrir ce message ne l’enchantait guère. Probablement du boulot. Donc, de la fatigue. Voire des problèmes. Rectification: des problèmes à coup sûr.  A l’aide d’un fin canif à légumes japonais, Shlom coupa l’enveloppe et en tira un papier gris. De nombreux dépliants publicitaires multicolores tombèrent au sol. Depuis la privatisation des postes, tout courrier se voyait automatiquement accompagné de flyers de sponsors aussi monotones qu’irritants. De plus, ce papier glacé brûlait mal et polluait son compost.

Le message était le suivant:

Monsieur,

Notre étude représente les intérêts d’une personne en vue. Cette affaire souffrant d’un certain degré d’urgence, nous vous serions gré de bien vouloir prendre contact avec nous au plus vite pour convenir d’un rendez-vous.

Veuillez agréer, Monsieur…​.

L’imprécision du message ajouté au prestige de l’étude notariale - une de ces antiques entreprises familiales triées sur le volet, défendant son monopole en cachant les secrets des familles patriciennes de la République, ces deux éléments suscitèrent immédiatement la curiosité de Shlom. Famille patricienne, crise ou pas, cela voulait dire pognon. Et ça, c’était le bienvenu.

– Bon. Va y avoir de la fraîche, faut qu’on se bouge. Un p’tit dernier pour la route et on roule, dit-il à Hector, joignant le geste à la parole.

Dehors, la neige avait cessé de tomber. Il faisait grand beau et, sous une fine couche de poudreuse, la neige était dure et les skis glissaient silencieusement et rapidement. Ils filèrent tels deux grands canards, majestueux et rapides, dopés par la vodka et la majesté du paysage désert. Une demie-heure plus tard, ils étaient arrivés à la route, encore fermée pour au moins deux semaines. Après une rapide ascension, ils arrivèrent au bistrot-refuge du col du Marchairuz. Un territoire ami.

Refuge

De deux choses lune:
l’autre, c’est le soleil

— Jacques Prévert

Le refuge était désert à cette heure, un jour de semaine, à la différence des week-ends où il était pris d’assaut par une foule criarde et bigarrée. Honorine, la barmaid d’origine rwandaise, réfugiée politique mariée au tenancier, un blond helvète aussi effacé que sa compagne était exubérante, leur lança un cordial « Maramutse »2 dans sa langue épouvantablement complexe.

– Salut, les hommes. Ça, c’est les sportifs. Ça, il faut la bière pour être fort. Ça c’est la bonne gua-gua.

Achevant sa tirade petit-nègre d’un rire homérique, elle leur servit deux pintes de Guiness, accompagnées de shots de whiskey irlandais. Honorine avait profité de son séjour helvétique pour faire un doctorat en linguistique et pouvait passer de l’accent vaudois au parisien le plus pointu. Toutefois, elle gardait une tendre affection pour la caricature du parler africain. Elle se remit à sa vaisselle en fredonnant un air qui rappelait un Lieder de Schubert, mâtiné de world-music. Honorine avait toujours eu un petit côté post-romantique un peu agaçant.

Après les salutations habituelles:

– et la famille, ça va? Et le mari? Les enfants? Et le chien? Et les autres chiens? Et le traîneau? Et la santé? Et le travail? (– « Ahi, le travail…​ », disait-elle en haussant les épaules avec fatalisme), Shlom siffla sa pinte tout en se dirigeant vers le combicom, une carte de 5 unités à la main. Le combicom étant constamment occupé, il laissa un message vidéo priant les notaires Desprais & Desprais de le recontacter au numéro du refuge. En attendant, il causa avec Honorine et Hector des affaires courantes, qui n’était pas terribles, pour l’un comme pour l’autre.

– Ah ça, les affaires sont dures, vous êtes mes deux seuls vrais clients. Les vieux du village font tous du jogging et surveillent leur taux de cholestérol. Mottaz par exemple…​

– Celui des saucisses aux choux? Hannibal Mottaz ?

– Lui-même. Et bien, il s’est pendu l’autre jour.

– Pendu!

Une saucisse aux choux avec son plomb IGP, © Wikimedia Commons - CC-by-3.0

– Oui. Il ne vendait plus rien. Il déprimait. Honorine, Hector et Shlom respectèrent une minute de silence à la mémoire d’Hannibal Mottaz, dont l’absence allait contribuer au dépérissement du divin plat local, gloire du pays, le papet vaudois, sorte de potée de poireaux parmentière, surmontés de saucisses au choux et/ou au foie. Pur délice, allégé à la crème et allongé en fin de cuisson d’un trait de vinaigre, ce plat rustique convenait parfaitement aux besoins caloriques d’un paysan jurassien, mais avait été aboli par les normes hygiénistes des habitants d’aujourd’hui. Il faut dire que le pays de Vaud côté jurassique, colonisé au XVIe par LLEE3, n’avait jamais (du point de vue de l’historiographie officielle) vécu d’explosions indépendantistes, à la différence de la riviera lémanique ou du Jura catholique, où la phraséologie nationaliste a toujours masqué une guerre de corbeaux. À l’issue de ce funèbre instant, ils levèrent le coude en commun à la santé du défunt, célébrant, ventres à terre et à l’irlandaise leur spleen de gastéropodes. À force de libations, Shlom se sentait un peu éméché, Hector avait l’air parfaitement raide. C’est alors que le combicom se mit à couiner. Honorine prit la communication et hurla dans le refuge vide:

– Shlom, c’est pour toi! Titubant, il se hâta vers l’appareil. Sur l’écran, un type à la mine sévère, aussi gris que le papier du télégramme.

– Monsieur Shlom Rublev?

– Lui-même.

– Avoué Schneider. Messieurs Desprais & Desprais, actuellement occupés, m’ont prié de vous demander de venir immédiatement à l’étude.

– Nous pourrions en discuter par combicom, non? Je suis dans un refuge, isolé, …​

– Cher Monsieur Shlom Rublev, désolé mais c’est non. Messieurs Desprais & Desprais ont insisté pour vous voir en chair et en os à l’étude, dans les plus bref délais. Il va de soi que vous serez rétribué pour vos frais de déplacement, mais faites vite. À tout à l’heure. Et il raccrocha.

L’écran se remplit de neige. Diantre, il fallait vraiment que Shlom ait besoin d’argent pour se laisser raccrocher au nez de la sorte. En d’autres temps, il aurait, il aurait…​ Il n’aurait rien fait du tout, car il avait toujours eu besoin d’argent et avait systématiquement cédé devant ce type de sinistres individus, puisqu’ils sont toujours une étape nécessaire vers la voie royale du magot. Honorine s’enquit de la solitude sociale de Shlom - elle avait toujours été soucieuse de sa misanthropie, qui pour elle relevait plus de la maladie mentale que d’un choix délibéré.

– Alors Shlom, tu vois du monde? Et la femme, tu as trouvé ou quoi?

– C’est à dire que…​ J’ai un peu de la peine à nouer des relations ces temps, tu vois…​ Je n’ai pas, plus l’habitude d’aller dans le monde.

– Je vois: les relations ne nuisent qu’à ceux qui n’en ont pas. Un jour, Shlom, tu accepteras ce qui t’es arrivé et tu retrouveras une vie sociale. Mais ce jour n’est pas encore arrivé. We live as we dream, alone…​Tu connais?

– La chanson punk rouge de Gang of Four?

– Mais non, mon gros benêt. D’accord, tu as une vague culture musicale. Mais là je parle bien entendu de Heart of Darkness, de Conrad.

Ennuyé par la culture et surtout la sollicitude d’Honorine (Shlom n’était pas du tout asocial, c’était juste un choix de vie qui ne datait pas d’hier…​ quoique…​ elle pouvait voir assez juste, la bougresse), il décida d’accompagner Hector à ski jusqu’au village. Comme d’habitude, il rata le troisième virage et se luxa partiellement l’épaule en chutant - Hector connaissait le coup et le poussait toujours vers l’extérieur du virage, gagnant ainsi quelques mètres lui permettant de frimer en arrivant premier au village.

À Bière, un paysan plus subtil que les autres (il mangeait encore de la soupe aux pois et au lard) fit le taxi avec son tandem jusqu’à la gare, en plaine. Shlom y attendit l’omnibus pour Genève, qui n’avait que quatre-vingt minutes de retard sur l’horaire, ou du moins ce qui en restait sur l’unique panneau horaire, sprayé par un superbe PHUCK PEAU LISSE fort esthétique au demeurant. Un sorte de graf anti-comédon. Surgissant de la brume glaciale, apparut le poussif autobus solaire. Une fenêtre brisée laissait pénétrer un froid mordant, rendant encore plus silencieux les tristes passagers. On reconnaissait, ça et là, des chômeurs désœuvrés, qui claquaient leurs allocations en tickets de bus, pour avoir l’impression, comme avant, « d’y aller ». Mais, une fois arrivés en ville, ils n’étaient nullement à destination et se contentaient de déambuler, de faire du lèche-vitrine, sans moyens pour assouvir leurs envies consommatrices: banco pour le ex-banquiers. En à peine deux heures, ce qui représentait une honorable moyenne de 20 km/h, Shlom avait rejoint la cité de Calvin, la Babylone lémanique, le phare culturel romand, l’antichambre de l’hexagone, le parangon du capitalisme, bref, ils étaient arrivés à Genève, comme le précisait un message à moitié audible craché par des haut-parleurs poussifs: « Genève, tout le monde descend. Les passagers sont prié de se présenter au contrôle électronique ». Dans la cohue de la sortie, il manqua se faire piquer son sac par un mec à gueule de crapaud, sûrement un ancien comptable, à qui il fila un rapide et discret coup au plexus, le laissant choir inanimé au milieu de l’indifférence générale. « Encore une victime du néo-libéralisme », se dit-il en massant sa main endolorie. « Chien de conformiste, tu l’avais bien mérité », ajouta-t-il in petto en s’éloignant après avoir passé le contrôle flicard, entouré d’handicapés de l’enthousiasme.

Kalvingrad

Je dirai
Ma puissance est ma propriété.
Ma puissance me donne la propriété.
Je suis moi-même ma puissance, et je suis par elle ma propriété.

— Max Stirner, L’unique et sa propriété

Max Stirner par Félix Valloton in: La revue blanche, Tome XXI, 1900 © Wikimedia Commons - CC-by-3.0

Comme d’habitude, Genève était grise et sale. En sortant de la galerie marchande, Shlom se fit aborder par un sdf vendant un journal pour sans-abri, un témoin de Jéhovah, un ex-junk qui voulait du fric pour sa cause et surtout pour son maître spirituel, des toujours-junks qui voulaient du fric ou vendre de la poudre qui, à l’odeur, aurait peut-être permis à Lady Macbeth de nettoyer la fameuse et tragique tâche de sang, vu sa teneur en lessive. Il fendit cette cour des miracles en l’ignorant superbement et se dirigea d’un pas vif et alerte vers la vieille ville.

Traversant la rade, il nota que les colverts avaient totalement disparus, remplacés par des canards électroniques destinés à donner le change aux rares touristes chinois et russes venant encore en Suisse, malgré l’insécurité. Comme ces derniers n’osaient sortir un appareil photo dans la rue de peur de se le faire braquer, ces canards municipaux bourrés de puces virtuelles n’étaient d’aucune utilité. De toute manière, le budget qui leur était destiné avait sans doute été supprimé, car ils étaient tous immobiles.

Arrivé sur la rive gauche, Shlom passa le check-point. Après une fouille (complète), le garde privé lui fit passer un long interrogatoire, soucieux de savoir ce qu’il allait faire dans les beaux quartiers. Il semblait peu convaincu par la lettre, qu’il manipula et déchiffra comme s’il s’agissait d’un vestige archéologique et Shlom dut insister à plusieurs reprises pour qu’il consente à appeler l’étude des notaires. Sitôt raccroché, le garde lui fit signe de passer, visiblement à contrecœur. Shlom prit la très bourgeoise rue du Rhône et, évitant habilement les nombreux trous sur la route emplis de vieux sacs poubelles puants, parvint finalement à destination. Ici, on tenait le haut du pavé. Il se plaça devant l’identificateur et sonna.

Au bout de quelques instants, la porte blindée s’ouvrit automatiquement. Comme Shlom entrait, une blonde à l’air vachard le pria de patienter et, le regardant comme une crotte égarée, l’emmena dans une salle d’attente austère et dépouillée. Il s’endormit presque immédiatement.

– Monsieur Rublev, Monsieur Rublev! Réveillez-vous

– …​???!!!

C’était la blonde, qu’il suivit jusqu’à une pièce aussi grande que son logement tout entier. Derrière le bureau, deux hommes, un vieux maigre et un très vieux, encore plus maigre.

– Monsieur Rublev, prenez place…​ Je me présente, Holopherne Desprais. Voici Hildebert Desprais, mon frère et associé. Souhaitez-vous un café?

Comme Shlom acquiesçait, il pressa sur un bouton. La blonde apparut.

– Héloïse, vous voudrez bien nous préparer du café? Héloïse prit la porte et Desprais reprit la parole.

– Pas mal, cette petite, elle est toute nouvelle. On a bien choisi. Bien, revenons à nos ovins. Cher Monsieur…​ Rublev, c’est cela? C’est étranger?

– Non, c’est un nom typiquement helvétique. Je plaisante. C’est d’origine russe. Mais j’ai aussi des racines confédérales. Les Russes disent que quand on voit une lumière au fond du tunnel, c’est un train qui arrive en face.

Shlom vit tout de suite que son witz4 avait intérieurement fait hurler de rire Holopherne Desprais.

– Bien, bien, ce n’est pas tout ça…​ Passons au vif du sujet… Comme nous vous l’avons dit, nous représentons les intérêts d’une personne qui souhaite obtenir des informations sur une tierce personne.

– Qui est votre client?

– On nous a dit que vous étiez discret. C’est vrai ?

– Mon nom de scout est: carpe muette.

– En ce cas, il s’agit de la famille Turayttini. Il faudrait enquêter discrètement sur la disparition de leur belle-fille. Avec une belle prime à l’avenant.

– De quel ordre, la prime?

– De l’ordre de cinq zéros. Dix puissance cinq, si vous préférez. Au singulier.

– Ah…​

Shlom ravala sa salive pour ne pas trop baver sur le bureau empire.

– Qui est cette femme disparue?

– Elle s’appelle Helena Turayttini, née Ioussoupov. Presque une compatriote, en somme. Il rit, suivi par son associé. Shlom, pour sa part, se fendit d’un large sourire hypocrite, digne d’un Japonais.

– Voici sa photo. Elle travaille dans une galerie d’art contemporain, à la Cité bleue. Dans l’enveloppe; vous trouverez de l’argent pour vos premiers frais. Voilà, c’est tout, nous attendons de vos nouvelles, cher Monsieur Rublev.

Ils échangèrent poignées de mains et sourires cordiaux. La blonde revint tenir la porte à Shlom et il se retrouva à l’air libre. « Ouf, pas fâché de retrouver la vraie vie après cet univers confiné » se dit-il en marchant dans une crotte.

Logistique

Sitôt sorti de chez les frères Desprais & Desprais, Shlom chercha un moyen de transport. La ville le rendait flemmard et il était plein aux as. Malgré l’argent liquide et la carte de crédit trouvés dans l’enveloppe, il ne parvint à attraper ni bus, ni rickshaw, ni même un tandem. Il faut dire que, dans ce quartier, chacun semblait posséder sa voiture privée avec chauffeur-gorille en prime, comme en témoignaient les garages blindés visibles alentours. Une ou deux voitures solaires passèrent, mais leurs occupants restaient sourds à ses signes et au billet de dix roubles qu’il agitait entre ses doigts.

Vers la gare, il trouva un rickshaw qu’il dut disputer à une ménagère rentrant de courses. Le pédaleur avait vite fait son choix en comparant les poids des passagers potentiels. Ancien graphiste prénommé Hugues, il raconta un bout de sa vie à Shlom pendant le trajet, comment il était devenu taxi-man et avait fondé, avec son fils Robert, une dynastie de taxis. Et, en sus, comment la Troisième Guerre Mondiale et le Grand Choc Énergétique les avaient laissés sur le carreau, les contraignant à se recycler dans le transport écolo et sportif. Le type s’avérant plutôt sympa et visiblement débrouillard, Shlom lui proposa un forfait pour le véhiculer pendant son séjour à Genève.

En quelques minutes, Hugues l’amena à l’autre bout du canton et le déposa en pleine périphérie prolétaire de Mategnin, devant un HLM hideux, tombé en décrépitude depuis une bonne décennie. L’ascenseur étant en panne, Shlom se tapa les dix étages à pieds, jusqu’à l’appartement de sa copine Hannah.

Vieille gauchiste impénitente, Hannah avait été de toutes les luttes, de tous les combats, une sorte de fourmi infatigable travaillant dans l’ombre à la construction de la révolution. Lesbienne politiquement engagée, elle avait hébergé de nombreux clandestins et avait eu ainsi très tôt maille à partir avec les autorités. À l’aide d’une taupe de ses amis travaillant au département informatique cantonal, elle était parvenue à infiltrer et à modifier les réseaux électroniques de la police et du contrôle de l’habitant et a disparaître purement et simplement du cadastre électronique. Hannah était ensuite devenue une spécialiste du piratage informatique, une hacker rouge carmin. Recluse dans ce bâtiment vétuste qu’elle avait délibérément choisi d’habiter par engagement politique, son appartement était rempli de machines hétéroclites travaillant 24 heures sur 24 à briser les codes d’accès d’informations confidentielles.

Elle n’avait pas vieilli du tout. Le cheveu filasse, l’air hagard, une conjonctivite chronique provoquée par un perpétuel pétard au coin des lèvres, elle portait son éternel training informe imprimé de Mickeys. Son admiration de l’empire Disney était sa seule et stupéfiante concession au capitalisme bourgeois et à la société du spectacle. Pâle et maladive, elle aurait pu être une beauté en quelques coups de trompe-couillon, mais c’était d’abord et surtout une super-pote, ravie de revoir Shlom. Une bise et Shlom lui remit le dossier transmis par les notaires. Elle le disposa dans une sorte de corbeille et les documents furent automatiquement avalés et scannés. Hannah dicta ensuite oralement quelques instructions et ses machines se mirent au travail.

Pendant ce temps, elle leur chercha deux bières et ils papotèrent gaiement. Ils n’avaient pas même fini leurs boissons que l’écran crachait déjà les résultats, dont le sommaire et les résumés semblaient fort alléchants. Hannah fila à Shlom ce qui ressemblait à une carte combicom, à la différence qu’elle était intégralement noire.

– C’est une carte spéciale, elle m’a été transmise par un pote du Chiapas; ils ont piqué ça à des agents de la CIA qu’ils ont retournés. Tu peux communiquer librement avec n’importe qui, n’importe où depuis un combicom, gratuitement, sans que ton origine puisse être détectée. Si tu appelles mon numéro spécial, je te laisserai naviguer sur mes machines afin d’accéder aux informations dont tu auras besoin. En échange, je pense qu’une bouffe de première s’impose…​ Je dois dire que le porc aux palourdes de la dernière fois était plutôt bon. À propos, une amie portugaise m’a dit que cette recette était dénommée le porc à l’alentejane?

– En effet. Ce plat consacre à la fois l’histoire portugaise et la diversité. Les palourdes des côtes de l’Algarve rencontrent les porcs des plaines sèches de l’Alentejo, le coriandre sarrasin, le pili-pili africain, la tomate et la patate américaine. Avant l’invention de la réfrigération, les palourdes n’effectuaient pas le voyage de l’Algarve à l’Alentejo, mais les porcs des plaines étaient consommés sur les côtes, accommodés avec les coquillages. Plus tard, le porc de l’Alentejo au palourdes de l’Algarve se réduit au porc alentéjane. Reste à trouver la raison de cette réduction étymologique…​ Pour la récompense gastronomique, pas de problème, j’ai des idées en route.

À ce moment, l’interphone grésilla.

– Le tueur de cafard? D’accord, je vous ouvre. À peine une minute plus tard, on entendit des coups à la porte. Un grand et bel homme était là, portant une lourde caisse à outils, l’air pas essoufflé du tout et tendant une pogne gigantesque.

– Bonjour, je suis Hazal Akiva, tueur de cafards et vermine en tout genre. Voudriez-vous me montrer le chemin de votre cuisine?

Snodgrass common household roaches © Wikimedia Commons - CC-by-3.0

Ils le précédèrent dans le temple d’Hannah et parcoururent les deux mètres qui séparaient la porte d’entrée de la cuisine. Outre ses talents de hackeuse, Hannah cuisinait divinement bien et avait un petit faible pour les piments qu’elle dissimulait comme des mines dans tous ses plats, aussi discrets que brûlants. Hazal ouvrit les placards comme chez lui, observa et fit son constat.

– Vous aimez les produits bio? C’est bien. Le problème c’est que les teignes à farine (Ephestia kuehniella) et les poissons d’argent (Lepisma saccharina), ou lépismes, aussi. Les animaux ne sont pas stupides et il faut condamner cette fausse idée évolutive qui veut que les insectes nous sont inférieurs. Bien au contraire, ils ont une capacité d’adaptation formidable et optimisent leurs ressources, en mangeant bio lorsque c’est possible. Voici déjà quelques pièges à phéromones, qui attireront ces nuisibles sur un papier collant qui sera, si j’ose dire, leur linceul. Vous les collez sur le frigo et c’est la fin. Il vous faudra malheureusement jeter toutes vos farines, féculents etc.

Sur ce, l’exterminateur se tut et se mit au travail. Il y a un temps pour parler, un temps pour agir. Ailleurs, ils entendirent les portes claquer, un voisin hurlant: « Faut la foutre dehors cette vieille folle ». Il parlait de la voisine du dessous, une femme autrefois charmante, qui souffrait de troubles psychiques. Une médication appropriée l’avait stabilisée, mais depuis quelques mois elle refusait son traitement et le corps médical avait déclaré forfait. Toutes les nuits, lorsque son mari s’absentait pour travailler, elle claquait les portes comme une damnée, réveillant tout l’immeuble. Récemment, elle s’y était aussi mise de jour. Shlom avait croisé le mari et leur avait envoyé un ami sorcier africain (un vrai) qui l’avait provisoirement guérie en l’hypnotisant. Quand elle avait retrouvé le sourire, le taximan lui avait fait livrer une caisse de vins de Bairrada et un portwein vintage de 2025, une rareté. Shlom nota mentalement de leur renvoyer le sorcier.

Laissant l’ange à son travail, il salua Hannah à la va-vite et quitta l’appartement. Il descendit les dix étages par volées de quatre, croisant à chaque palier des fumets variés et surprenants, faisant ainsi un véritable tour du monde gastronomique olfactif. Hugues l’attendait devant l’immeuble. Avec son rickshaw, il évitait habilement les trous dans l’asphalte et conduisit Shlom vers un dépanneur où il acheta un combicom en plastique jetable et un paquet de goldos sans filtre. Tout en s’allumant une clope devant l’œil réprobateur d’un groupe d’ados, il sortit la carte noire d’Hannah et jeta dédaigneusement aux ados la carte de trois unités livrée avec le combicom. Ils se ruèrent dessus, se battant pour l’attraper. Le vainqueur, un balèze latino, se tira en courant. Il aurait quelques minutes de plaisir artificiel et illusoire sur un serveur cybersexe.

Encore un accro du combicom.

Café Oblomov

Un peu fatigué, Shlom se décida pour un verre à son QG, le café Oblomov, minable bouge malfamé dans le quartier de Saint-Gervais, où un réduit au sous-sol lui servait de bureau et de chambre à coucher, lors de mufflées trop sévères. Il y exerçait aussi comme barman à l’occasion, lorsque il n’avait pas assez de travail comme privé. Hugues l’y déposa et se mit en mode attente, sortant un bouquin sur l’art constructiviste russe. Comme d’habitude en milieu d’après-midi, le café était désert. Harold, le barman, était au piano. Bien qu’il ne soit jamais parvenu à assimiler les bases du solfège, il n’en était pas moins excellent interprète et sa renommée dépassait largement les murailles culturelles de l’étroite cité de Calvin. Cependant, son caractère acariâtre et systématiquement atrabilaire contribuait à renforcer l’isolement dans lequel le confinait déjà son tempérament timide.

Comme d’habitude, il interprétait une quelconque diablerie d’Erik Satie et comme lui, il songeait qu’il était venu au monde très jeune dans un temps très vieux.

– Salut, Harold, cria Shlom. Ce passage-là, il ne faut pas le jouer vivace, mais vivatche. Vérifie. C’est pas de moi, c’est de Gould.

Harold sursauta sur son tabouret de piano rabaissé et se tint aussitôt l’estomac. Shlom était content de sa pique, il savait que l’autre fulminait et qu’il lui faudrait des semaines pour s’en remettre, contrôlant obstinément chaque détail de la biographie et de l’œuvre de son héros adoré pour vérifier l’information. Les paranoïaques sont fort prévisibles.

– Salaud, tu m’as fait peur, mon ulcère repart…​

Comme toujours, il tirait la gueule, mais dans ce visage contracté aux os saillants, sous ces cheveux rares devenus blancs, on devinait au fond des yeux un sourire ironique. Shlom se dirigea vers le bar et proposa un cocktail à Harold, qui refusa tout net. Dans un shaker, il mit un tiers de vodka, un tiers de gin, un tiers de vermouth blanc extra sec, ajouta un trait d’angustura et de tabasco, des glaçons pilés, enfin un peu de café, secoua le tout et le versa dans un verre à short drink. Surnommé « La mort du Vazir-Moukhtar », en hommage à Iouri Tynianov, ce cocktail était de son cru. Malheureusement, il était le seul à l’apprécier, n’étant jamais parvenu à convaincre quiconque qu’il était autre chose qu’immonde. De l’entrée parvenaient des rugissements, c’était Harry qui perdait au baby-foot contre Hilarion. Il hurlait, dans son accent américain à couper au couteau.

You fuckin’ son of a bitch, tu es la mec le pluw cocu de le planète! Ta meuwf, c’est pas des amants qu’elle a, c’est un twoupeau de tauweaux!

Harry barrait toute l’entrée de son dos gigantesque. S’approchant, Shlom prit en plein nez l’odeur sauvage de Hilarion, qui devait être dans une de ses périodes constructives / dé-constructives, où il ne se lavait plus pendant des semaines, afin de garder la rage du créateur. Sur le baby-foot, la petite balle de liège sautait, zigzaguait et rebondissait en tous sens. Aux murs, sous verre, des certificats de prix européens de compétitions de baby-foot. En-dehors du baby-foot, Hilarion et Harry ne faisaient pas grand-chose.

– Alors, Harry, tu veux une petite québécoise? Ou alors, un petit croisé? Ou une bande?

– Twà, tu fermes ta fucking gueule d’amouw et tu encaisses ce diwect…​ Motherfocka, encore waté!

Shlom glissa discrètement à Harry: « observe bien le jeu d’Hilarion; il triche. Et il risque de tomber de haut si tu découvres le pot aux roses. »

– Kwâ tu dires toi là, c’êst kôa cette histoire de poteau rose? Encore une histoire de ces nanas fuchsia ou kwoâ? C’est un coup de cette Nicole Pouffy ou kôa encowe? Je comprends pas là, tu vois…​

Shlom laissa ces deux Néandertaliens et sortit boire son verre sur la terrasse, où deux clodos dormaient sur des bancs. Par pure méchanceté, il les bouscula et les réveilla, mais ils s’avérèrent contents d’avoir quelqu’un à qui parler.

– J’en ai entendu une bien bonne, dit l’un d’eux. Figurez-vous que lors du dernier carnaval de Bâle, un gars déguisé en ours s’était endormi sur une petite route de Bâle-Campagne. Un automobiliste qui passait là a eu le malheur de lui rouler dessus. Il croyait écraser un ours, mais a tué un homme.

– Triste histoire, en vérité. Celui qui a eu du malheur est davantage l’écrasé que l’écraseur, n’est-il pas?

– Je n’en sais rien. Celui-là dormait du sommeil du juste, il est donc mort en juste. Ainsi, dieu mourut d’un sida insidieux.

Tout en écoutant les propos des ivrognes, Shlom sirotait son cocktail en méditant sur l’inconstance de l’éthique. Une fois son verre fini, il se dit que même si l’envie lui en manquait, il devait décidément se mettre au boulot.

À la recherche d’Helena perdue

La vie est courte, mes petits agneaux. Elle est encore beaucoup trop longue, mes petits agneaux. On vous en débarrassera, mes si petits. On n’est pas tous nés pour être prophètes.
Mais beaucoup sont nés pour être tondus.

— Henri Michaux, L’époque des illuminés

Shlom consulta le dossier que lui avait fourni Hannah. La fort charmante disparue, une brune originaire de Bulgarie, de Choumen plus précisément, avait contracté un mariage morganatique en épousant Hubert Pictais-Turraytini, fils d’Henri et de Harriet, née Baurdier. Hubert, enfant unique et chéri, était l’héritier d’une sorte de consortium financier et immobilier, réunissant banques et immeubles, au poids politique non négligeable. Les médias s’étaient pourléchés des fiançailles et du mariage, les transformant en un conte de fées.

Ils présentaient Hubert comme un dandy luttant en faveur de l’écologie. À l’âge de 20 ans, lors d’une partie de chasse en Bavière, il aurait eu une sorte de révélation mystique alors qu’il visait un cerf et décidé dès lors de se consacrer à la défense de la nature et au véganisme radical. C’est en participant à la grande commémoration de l’accident de Tchernobyl, qu’il rencontra Helena, jeune guide à la beauté frappante, à Pripiat. La suite de l’histoire se poursuivait dans le même ton: Helena offrait sa beauté à la défense de la cause écologiste et Hubert son argent, ce qui était mieux que l’inverse.

Ils voyageaient beaucoup, ce qui était devenu un privilège entre tous, pour convaincre chacun des droits de la terre. Bien entendu, ils se présentaient comme parfaitement apolitiques, ce qui renforçait encore leur prestige. Les dernières infos concernaient une manif, trois semaines auparavant, pour la sauvegarde des bébés-phoques. On les voyait en photo pousser la chaise roulante d’une Brigitte B. fort décatie, toujours plus réactionnaire avec l’âge. Elles faisait partie de ces ultra-riches pour qui la mort n’était plus un problème.

Depuis, plus rien. Plus de nouvelles d’Helena.

Les recherches effectuées auprès du serveur prétendument ultra-protégé de la police et de l’administration n’avaient rien donné. Plus étrange, Shlom ne trouva rien dans les recherches effectuées sur ses numéros de cartes de crédit. Aucune banque n’avait enregistré de transaction depuis un peu plus de deux semaines.

Les beaux-parents vivaient dans un hôtel particulier, au cœur de la vieille ville, rue des Granges, petit numéro pair, crème des crèmes. Leur Kerouac de fils avait immigré pour le quartier de Carouge, espace urbain au moderne quadrillage orthonormé, ancienne ville de plaisir au-delà des austères murs genevois. Depuis la fin du siècle dernier, cet ancien quartier chaud s’était peu à peu vidé de ses entreprises du secondaire, de ses ouvriers et travailleurs, pour se peupler de magasins chics et d’entreprises de consulting dans les arcades, les étages supérieurs devenant appartements cossus. Shlom se décida pour une visite au fils. Il sauta dans le rickshaw de Hugues qui referma son ouvrage sur une magnifique œuvre de El Lissitsky.

– Carouge, dis brièvement Shlom.

Hugues faillit les envoyer en l’air mais sans plaisir en roulant sur les trous de l’asphalte. Une fois arrivés, Shlom sortit du véhicule et donna rendez-vous à Hugues dans un des cafés du coin. Repérant la sonnette de Turraytini sur l’interphone, il appuya longuement. Après un moment, une voix lui répondit.

– Oui? Qui est-ce?

– Shlom Rublev, détective privé. Je suis à la recherche de votre femme. Je dois vous parler.

– Oh…​ Bien sûr. Je vous ouvre, c’est en haut.

Hubert raccrocha l’interphone et réfléchit, se demandant ce que ce privé pouvait bien lui vouloir?

« Voyons, il a certainement été envoyé par mes chers parents, qui s’inquiètent de ma santé psychique et physique. C’est normal, c’est biologique, la quête de l’immortalité passe par la reproduction et si le parricide peut s’expliquer et même se justifier - il faut lire ou relire « Pourquoi j’ai mangé mon père », de Roy Lewis - l’infanticide est un crime triplement odieux, puisqu’il assoit la domination de l’âge, condamne l’innocence de l’enfant et renverse les lois biologiques. Ils pensent que je déprime à cause de la disparition d’Helena, alors qu’ils l’ont toujours détestée. Et oui, ils avaient d’autres visées pour moi. Ils espéraient une jeune fille protestante de la Cité, éventuellement romande, voire helvétique, avec qui ils auraient pu partager leurs valeurs morales, à savoir leur étique éthique. Et à la place ils ont hérité de ça, une belle plante rappelant certes un peu Blanche Neige (cheveux de jais et lèvres rouges), dont la plastique leur garantirait une descendance robuste, bien que balkanique, pire bulgare, orthodoxe apostate, peut-être communiste et sans doute au minimum gauchiste. L’horreur. Malgré ce manque d’attirance, ils avaient fini par l’accepter et sur la durée elle leur avait plutôt plu. Toutes ces actions en faveur de la sauvegarde de l’environnement ne pouvaient nuire à leurs activités capitalistes, elles hautement nuisibles, mais beaucoup plus discrètes. Mieux: le combat de leur belle-fille leur était finalement profitable puisque maintenant, dans les galas mondains on les félicitait pour leur bru et son souci écologique. Et voilà qu’elle disparaissait et avec elle la tranquillité d’esprit de leur fils, qui vadrouillait dans des coins perdus d’Afrique, sans reporters derrière lui, sans même de descendance et qu’ils devaient affronter ce que riches et pauvres partagent: l’effroi de la mort, même si sa perspective était nettement plus proche pour les deniers que pour les premiers. Donc: mes parents ont des raisons de s’inquiéter. Et ma mère, en lectrice avisée de vieux et indigestes autant qu’ennuyeux romans policiers britanniques, a dû en parler à mon père, Henri Pictais, fils d’Hilbert (mon grand père), puissant banquier et patricien. Et Henri, qui ne lit jamais une ligne sauf les cotations boursières du Wall Street Journal, mais qui aime les films policiers du siècle passé, a tout de suite déniché un Philip Marlowe. Et cet individu est maintenant là, sera en face de moi dans quelques secondes, pour me questionner, remuer le passé, gratter dans la boue. Et il convient de ne pas « бегать по граблям » à savoir, dans la langue de Voltaire, de ne pas se prendre un râteau mais au contraire, de feinter, de faire croire au personnage auquel ce clone - pour ne pas dire clown - chandlerien veut bien croire, de le duper, de le tromper. Cela sera facile, il est du peuple, je suis bien né. Composons. »

Et Hubert se fit une belle figure, en attendant la sonnette.

Vie de bohème

Shlom entra: l’appartement était vaste et pourvu de verrières à faire rêver un peintre. Tout d’une pièce, sans séparations. Shlom ressentit d’emblée une forte antipathie pour son hôte. Petites lunettes rondes, barbichette et crinière de lion, vêtu d’un vieux col roulé troué et de jeans savamment lacérés, des tongs japonaises à semelles de paille aux pieds, il faisait un peu caricature de Léon Davidovitch Bronstein.

Leon Trotsky © Wikimedia Commons - CC-by-3.0

– Enchanté et bienvenue. Un thé?

Shlom répondit affirmativement. Hubert lui fit signe de s’installer et partit chauffer l’eau dans une bouilloire en fonte japonaise sur une cuisinière professionnelle, parfaitement disproportionnée pour un usage privé. Pendant ce temps, Shlom observa les lieux. Un désordre savamment entretenu créait une illusion artistique. Le décor était trop léché pour être honnête. Il manquait à cette fausse entropie un élément essentiel: la poussière et la saleté. Sur des étagères futuristes, de nombreux bouquins écologistes, des récits de voyage et des cartes. Aux murs, des affiches vantant la défense de la nature. En arrière-fond olfactif, Shlom croyait même sentir, derrière l’odeur de l’humidificateur, un vague odeur de marijuana. Hubert revint, la bouilloire laissant un sillon de fumée derrière ses pas. Il lui servit un thé exquis, probablement un lapsang souchong légèrement fumé, dans des tasses de grès très zen. Afin de passer pour un ignare, Shlom commit l’hérésie de lui demander du sucre et du lait.

– Du sucre et du lait? Oui, bien sûr…​ Malheureusement, je n’ai que du lait de soja, sans cholestérol et du sucre intégral de canne, attendez, il faut que je le retrouve, je n’utilise pas tellement ces produits.

Shlom sacrifia ce thé magnifique aux besoins psychologiques de l’enquête: Hubert Turraytini ne pouvait plus se méfier d’un grossier personnage mettant du lait et du sucre dans un thé raffiné. Il aborda le vif du sujet.

– J’ai été mandaté par Desprais & Desprais pour retrouver votre femme.

– Oui, je suis au courant. Mes parents ont, semble-t-il, jugé judicieux d’engager les services de…​ de quelqu’un comme vous.

– Si je comprends bien, vous ne partagez pas leur point de vue sur l’opportunité d’engager des recherches?

– Si mais... tout cela est bien délicat. Voyez-vous, Helena est parfois un peu, comment dire…​ fantasque, oui, c’est cela. Je parie qu’il ne s’agit que d’une de ses habituelles lubies et qu’elle reviendra, je ne me fais pas de soucis. Il lui arrive régulièrement de disparaître quelques jours puis de réapparaître, tout aussi mystérieusement.

– Quand l’avez-vous vue pour la dernière fois?

– Il y a quinze jours, lorsque nous sommes rentrés du Groenland.

– Vous a-t-elle paru anxieuse, différente?

– Non, non, rien de tout cela. Mais, comme je vous l’ai déjà dit, elle a toujours été un peu originale, disparaissant puis revenant sans me confier ce qu’elle faisait durant ces parenthèses que nous n’évoquions d’ailleurs jamais par la suite, d’un accord tacite.

– Excusez ma brutalité, mais votre femme est plutôt jolie. Croyez-vous qu’elle puisse avoir des relations extra-conjugales?

– Certainement pas. Helena est très pieuse, une vraie orthodoxe. Ce genre de femme succomberait plutôt que de trahir son époux. J’en suis positivement convaincu.

– Donc, pour résumer, vous ne savez pas où est votre femme, mais cela ne vous inquiète nullement. Elle a pris quelques jours de « vacances » et elle reviendra.

– C’est cela même.

– Et l’argent?

Là, Hubert, en digne fils de banquier, eut un regain d’intérêt.

– Quel argent?

– Je ne parviens pas à retrouver d’opérations bancaires à son nom ces dernières semaines.

– Oh, elle a du tout payer cash. Vous savez comment c’est avec ces gens de l’Est, ils sont si heureux de manier du liquide, ils adorent avoir de grosses liasses de billets. En outre, à chacune de ses soi-disant « disparitions », je fais bloquer l’intégralité de ses lignes de crédit. Comme tous les Ossi-e-s, elle pense que l’argent pousse sur les arbres. Moi, je sais que la terre est basse. Lorsque je suis avec elle, je parviens à la freiner dans ses dépenses, mais je ne peux imaginer ce qu’elle pourrait faire sans mon contrôle. Et puis, ainsi, je suis sûr qu’elle revient à chaque fois.

Shlom trouva l’explication peu crédible et l’attitude assez déplaisante. Il était convaincu qu’Hubert lui cachait quelque chose.

– J’aimerais aussi que vous me parliez de ses relations, de ses amis. Les endroits où elle va, etc.

– Dans notre couple, il y a un respect total de la liberté de l’Autre. Je n’ai pas à m’ingérer dans sa vie privée, comme elle n’a pas à le faire dans la mienne. Ainsi, je n’ai aucune idée de ce qu’elle peut bien faire, ni de qui elle voit, lorsque je ne suis pas avec elle.

– Bon…​ Merci de tous ces renseignements utiles, je pense que c’est tout.

En se levant, Shlom fit semblant de maladresse et renversa brutalement tasses et théière - comme Hubert faisait un mouvement pour redresser le tout, Shlom en profita pour lui taper sur la cuisse, lui injectant ce faisant un GPS espion. Placé sous l’épiderme, il lui permettrait de le suivre. Hubert était bel et bien piégé.

– Aïe, mais quelle mouche m’a piqué!

– Un problème?

– Non, je ne sais pas, une brusque sensation de piqûre. Je ne sais…​ Bien, je crois que…​

Shlom sortit les politesses d’usage, serra avec déplaisir la main de l’héritier et prit la porte avec joie.

Dehors, il huma avec délice l’air pollué. Une heure passée dans l’atmosphère Turraytini, même aromatisée par un humidificateur fraîcheur pin bio, était déjà de trop.

Coup de fil

L’avenir appartient à ceux qui se lèvent tôt. D’ailleurs, les exécutions capitales ont toujours lieu à l’aube. 

— Adam Birò, 1967

Shlom retrouva Hilarion au Félin Sombre, chouette bar qui proposait, à des prix pas trop prohibitifs, des concerts de jazz au sous-sol. Dans les toilettes, on pouvait aussi se procurer toutes sortes de poudres pour rendre heureux. Hilarion était attablé devant un verre de vin blanc.

– Salut, camarade, dit-il d’un ton goguenard et Shlom comprit tout de suite qu’il ne s’agissait pas de son premier verre. Assieds-toi et bois avec moi.

Il leur commanda une tournée, un excellent choix, une récolte tardive, une de ces « Portes de Novembre » qui avait contribué à la renommée de ces vendanges flétries valaisannes. Un des derniers grands crus rescapé de la région.

– A notre réussite! Dit Hilarion en trinquant.

Cin-cin, rétorqua Shlom en frappant son verre contre le sien.

Ils burent quelques verres, causant de tout et de rien.

Ensuite, Shlom sortit le combicom et composa le numéro des parents Turraytini.

– Allô? Résidence Turraytini?

La voix qui lui répondit semblait provenir d’une source asiatique.

– Shlom Rublev à l’appareil. J’aimerais parler à Monsieur ou Madame, concernant leur belle-fille. C’est important.

– D’accord. Je vais voir s’ils sont là.

Un silence. Puis, d’un ton acerbe:

– Madame veut bien vous parler.

– Merci, répondit Shlom.

Une nouvelle voix.

– Harriet Turraytini à l’appareil. À qui ai-je l’honneur?

– Shlom Rublev, enchanté. Je suis le détective privé engagé par le cabinet Desprais & Desprais pour retrouver votre belle-fille. J’aurais souhaité vous rencontrer, pour en en parler de vive voix.

– Diantre! Mon brave, il eusse fallu que vous joignissiez plutôt mon époux, c’est lui qui s’occupe de…​ la chose.

Shlom nota tout de suite le ton. La belle-mère ne semblait pas précisément adorer sa bru.

– Certes. Mais toute information peut m’aider à la retrouver. Ne pourriez-vous me consacrer quelques minutes? Par exemple demain?

– Attendez…​ C’est que j’ai un agenda très chargé. Demain, je dois aller chez mon coiffeur. puis chez mon esthéticienne, enfin j’ai mon cours de rebirth tantrique et juste après mon mindfullness…​ Ah, peut-être là. Je fais un petit jogging à 14h, au bois de Pinchat. Retrouvons-nous au parking, nous pourrons converser tout en courant.

– Euh, …​

– Je suis heureuse de voir que ce rendez-vous vous convient. À demain donc.

Et elle raccrocha. Shlom grinça des dents. Du jogging. La journée avait été longue et les perspectives du lendemain n’étaient pas très réjouissantes. Il lui fallait du repos.

Popisme

Le lendemain matin, Shlom sortit de sa garçonnière oblomovienne vers huit heures et demie, bien décidé à ne pas se faire avoir par l’aboulisme du lieu. Il attendit Hugues sur le trottoir, en lisant une pièce d’lbsen, «Un ennemi du peuple», oublié par un spectateur au café Oblomov, qui jouxtait le théâtre. Intéressant mais un peu indigeste, si tôt le matin. Une heure plus tard, un jeune homme arriva au volant du rickshaw de Hugues et demanda s’il était bien Shlom Rublev. Sur son hochement de tête, il poursuivit.

– Je suis Robert, le fils de Hugues. Il ne se sentait pas très bien aujourd’hui et m’a demandé de le remplacer. Appelez-moi Hub.

Shlom s’installa dans la nacelle du rickshaw et lança: «chauffeur, à l’église russe». Ils arrivèrent rapidement, guidés par la conduite féline de Hub. Il faut dire que la circulation était presque inexistante. Pas d’embouteillages de rickshaw, pas de piéton renversé par un cycliste fou. Hub posa Shlom devant les grilles de l’église, dont les cinq dômes dorés luisaient au soleil de cette froide et belle matinée hivernale. La bise soufflait.

Russian Ortodox Church in Geneva © Wikimedia Commons - CC-by-3.0

Shlom, dédaignant le panneau qui disait dans cinq langues (russe, français, anglais, japonais et allemand): « entrée payante pour les non-orthodoxes - trois roubles », entra dans l’église. Il s’enquit du pope auprès d’une bigote octogénaire qui s’occupait de la vente de cierges et elle lui indiqua où le trouver. Il acheta deux cierges qu’il alluma devant une magnifique icône de la Trinité, notant avec amusement la scène qui se jouait devant lui: un jeune skin d’origine serbe vêtu d’une tenue de camouflage, le crane rasé, recouvert de tatouages et ornés de piercings, vivait sa cérémonie de baptême. Il tendait une langue percée d’un anneau vers la Prosphora, l’hostie consacrée. Le baptême terminé, Shlom attendit un peu, puis approcha le pope.

– Bonjour, enchanté, je vois que l’ancien pope n’est plus là. Je suis Shlom Rublev. Et vous?

– Haïm Dourak. Que puis-je pour vous, Monsieur…​ Rublev?

– J’aimerais vous parler d’une de vos ouailles, Helena Turraytini.

– …​ Je vois. De quoi s’agit-il?

– Ses beaux-parents sont inquiets, elle a disparu et je suis à sa recherche.

– C’est fâcheux, Madame Turraytini compte parmi nos plus fidèles fidèles. Son mari n’oublie jamais de contribuer à la survie financière de notre petite communauté et à nos œuvres charitables. Sa manne n’est pas négligeable, en ces temps difficiles. Vous me voyez sincèrement navré. Toutefois, je ne peux que vous répondre: et alors? Que puis-je donc pour vous, mon fils?

– Je ne sais pas vraiment…​ Parlez-moi un peu d’elle, j’ai besoin de me faire une idée plus précise, qui m’aide à comprendre pourquoi elle est partie et pour aller où?

– Je n’ai rien à vous dire. La jeune madame Turraytini est une femme discrète et fort honorable et je doute qu’elle ait ainsi disparu de son plein gré, abandonnant époux et famille. En tant que spécialiste de l’âme, je ne peux que vous recommander de vous adresser à des spécialistes des corps, car c’est son corps qui semble avoir disparu. Son âme, la pauvre ange, est déjà au paradis.

– Mais…​

– Je suis pressé. Adieu, Monsieur…​

Et il s’éloigna au petit trot, drapé dans sa dignité imbécile.

Sur le point de sortir de l’église, Shlom mit quelques pièces dans le tronc. Une main décharnée se posa alors sur son bras et il entendit le mot « Gospodin! » accompagné d’un profond soupir. C’était la vieille-aux-cierges de tout-à-l’heure.

– Vous êtes Shlom Rublev, n’est-ce-pas?, dit-elle, toujours en russe. Je suis Hedia Hanjestva.

– Oui. Vous me connaissez?

– J’ai bien connu votre père et votre mère, avant le tragique accident. Paix à leurs cendres, fit-elle en se signant. Vous, je ne vous ai pas vu souvent ici. Mais j’ai entendu ce que vous demandiez à ce prétentieux de pope. Il croit avoir tout compris, il nous méprise, moi et le diacre, pourtant nous sommes là depuis des décennies, nous connaissons tout le monde, mais il n’en a cure.

– J’en suis désolé pour vous.

– Ne dites pas de bêtises, jeune homme, je sais bien que vous autres jeunes ne vous souciez guère de nos soucis de vieilles gens et vous avez raison. Mais Helena, elle était différente.

– En quel sens?

– C’était une vraie bonté, pas une bourgeoise venant à l’église par obligation sociale, non, elle y croyait vraiment, elle était toujours attentionnée avec les petites gens, toujours prête à rendre service, spontanément. Une vraie candidate à la canonisation, la pauvre…​

– La pauvre?

– Je suis sûre que sous ses dehors enjoués, elle cache une grande tristesse, la nostalgie de son pays, de sa famille. Sans parler de son horrible protestant de mari. Comment pourrait-elle être heureuse, avec cet horrible homme! Oh, pardonnez-moi mon Dieu pour cette mauvaise pensée!

Elle sortit de sa poche une petite bouteille métallique et s’envoya une gorgée. Autour d’elle, l’atmosphère se mit aussitôt à sentir le mauvais alcool.

– Quel homme?

– Son mari, bien sûr, qui d’autre? Un grand maigre à l’allure de cheval, approchant la quarantaine, les oreilles un peu décollées, toujours avec un col roulé noir. Il l’accompagnait parfois, on voyait tout de suite qu’il se donnait un petit air comme ça.

– Un air de quoi?

– Un air, je ne sais pas moi, d’impertinence, de supériorité! C’est cela. Et qu’il cachait un cœur sombre. Très sombre.

– Quand avez-vous vu Helena pour la dernière fois?

– Pas depuis plusieurs semaines et cela m’inquiétait justement. Je suis convaincue qu’elle n’aurait pas quitté le domicile conjugal de son plein gré, même si elle y était malheureuse. J’espère qu’il ne lui est rien arrivé…​

Shlom tenta vaguement de rassurer la vieille, la remercia et lui offrit deux cierges. Il ressortit. Et après l’obscure la caverne orthodoxe , le soleil fit cligner ses yeux.

Jogging

- Tenue n 4: jogger, Peintre en bâtiment.
- Tenue n 5: jogger, Golden boy.
- Tenue n 6: jogger Costume folklorique.

— Laurent Trousselle, Zurich by night

L’estomac désespérément creux, Shlom se retrouva au rendez-vous prévu un peu en avance. Il avait enfilé une tenue de jogger trois tailles au dessus, prêtée par Harry du café Oblomov, qui avait paru très surpris de sa demande.

– You, son of a bitch, tu te fais jogger, maintenant, comme les pédés?

– Sache que je n’ai rien contre les pédés et de un, de deux, que c’est pour des raisons professionnelles. D’ailleurs, tu jogges, non?

Harry partit d’un de ses éclats de rire homériques.

– Ho! Ho! Ho! Je wouâ bien, tu veux dwaguer les miwettes!

– Pas les mirettes, beau brun, les minettes. Les mirettes, c’est les yeux.

– Ah ouais, les mirettes…​ Ha! Ha! Ha! C’est waiment funny, ça, les petites chattes. Oune petit vodka, Shlom?

Malgré son envie, Shlom déclina son offre. Il vit avec jalousie Harry lever son coude et avaler un petit shot de Moskovskaya parfaitement glacée.

– Bonne chance, Shlomo et ne mets pas de foutwe sur mon beau twaining, hein!

Arrivé au lieu du rendez-vous, Shlom attendit. Profondément perdu dans ses souvenirs, il prêta à peine attention à la Jaguar rouge et à sa conductrice.

À la voir, on comprenait aussitôt d’où son fils tenait sa mâchoire chevaline. Elle devait en être à son vingt-neuvième lifting et cherchait à se donner l’apparence d’une jeune femme de trente ans, alors qu’elle en avait plus de soixante-dix. Vêtue d’une tenue de cycliste rose fluo, un petit nœud rose dans les cheveux blancs teints en blond, elle portait des Nikov©® running boots clignotantes et était accompagnée par un pitbull l’air agressif, à la truffe rose et au collier clouté rose. Tout pour plaire.

– Shlom Rublev, je présume.

– C’est exact. Enchanté, dit Shlom en lui tendant une main moite prestement essuyée sur son training.

– Bien, assez bavardé. Vous me suivez?

Et elle partit au galop. Contraint, Shlom se mit à courir, cherchant péniblement à placer quelques questions, ce qui était difficile, car elle avait un sacré rythme. Malgré sa pratique du skating, Shlom était à bout de souffle et avait de la peine à se maintenir à la hauteur de la petite vieille. Il n’obtenait, en outre, que des réponses évasives et lapidaires à ses questions. Après une demi-heure de course, il n’en savait pas plus qu’au début et s’était tordu de façon grotesque la cheville à plusieurs reprises, sous le regard hautain des pros. La boucle était bouclée, ils étaient revenus au parking.

Shlom résuma:

– Si je comprends bien, vous ne savez rien de votre belle-fille et son sort vous est indifférent.

– Monsieur, euh…​, Rouillebœuf, vous ne semblez pas bien comprendre. La femme de mon fils et moi-même n’avons tout simplement rien en commun, elle ne vient pas du même monde. C’est certainement une très brave fille, très gentille et mon fils semble y être fatalement attaché mais, selon cette expression amusante (vous savez, j’adore émailler ma conversation de dictons populaires, si savoureux!), « nous n’avons pas gardé les cochons ensemble ». Elle ne semble rien entendre aux choses de ce monde, je veux dire les choses vraiment importantes et n’a qu’une maîtrise très aléatoire des élémentaires règles de savoir-vivre et de bienséance. En un mot, elle n’est pas née. Mon fils l’a mis sur un pied d’Estelle, mais elle ne le mérite point.

– Vous voulez dire, Madame, un piédestal, je présume?

Harriet Turraytini ignora la question.

– Je crois, vraiment, décidément, que vous devriez irrévocablement et sans délai voir mon époux. Cependant, je ne vois pas de quoi vous pourrez bien vous entretenir. Il est si étranger à notre monde réel que je ne sais pas quelle aide concrète il pourrait bien vous apporter. Et puis, votre travail ne consiste pas à nous assommer de questions, mais à retrouver Helena, n’est-il pas? Sur ce, je vous quitte, adieu, Monsieur Rommertopf.

Et elle s’engouffra dans la jag, démarra sur les chapeaux de roue et éclaboussa Shlom au passage.

– Vieille salope, lui cria-t-il, sachant qu’elle ne pourrait l’entendre et quand il fût bien sûr qu’elle ne pouvait plus l’apercevoir dans son rétroviseur, il lui fit un magistral bras d’honneur. Éreinté, il appela l’Oblomov pour qu’ils lui envoient Robert et son rickshaw. Arrivé au café, à moitié mort de fatigue, Shlom s’écroula pour une sieste réparatrice.

Rêve

Shlom entendit un bruit et se leva, intrigué. C’était un petit grattement, un bruit de souris qui aurait exaspéré un chat. Il provenait de son placard. Il l’ouvrit et tomba sur la momie de Staline, en train de se rouler un joint. À ce moment, il se dit qu’il était peut-être en train de rêver.

– Que fais-tu ici, Joseph Vissarionovitch Djougatchvili? Je n’apprécie guère ta présence, de surcroît si c’est pour consommer des substances illicites.

Prima pagina del quotidiano L'Unità all'indomani della morte del dittatore sovietico Stalin, 1953 © Wikimedia Commons - CC-by-3.0

– Sache, minablos, que je suis ici chez moi et que tu vas me laisser finir ce pétard tranquillement. Pauvre type. Métèque. Casse-toi. Dugland. Grande tafgnole.

À côté de cette scène, Shlom voyait un petit enfant sautant à la corde en répétant une comptine bien à lui où il était question d’herbre et de pestacle.

Ni une, ni deux. Ni sons, ni couleurs. Shlom fit ce qu’il rêvait de une, ni deux. Ni sons, ni couleurs. Shlom fit ce qu’il rêvait de faire depuis plusieurs dizaines d’années, il castagna Staline à mort. Son premier coup, placé largement au-dessous de la ceinture, prit le tyran totalement au dépourvu. Alors qu’il était plié en deux par la douleur, Shlom le remonta à sa hauteur par un coup de genou à la mâchoire.

– Tiens, c’était pour ceux de la Kolyma, pour les Russes en général et les Juifs en particuliers. Voici pour ceux des pays frères et tous ceux qui y croyaient et que tu as trompés. Et il lui expédia un uppercut sous le nez. Shlom entendit l’os nasal remonter dans le cerveau, produisant un petit bruit de cartilage brisé et crevant un truc spongieux. Du sang sortit des narines et des orbites. Staline s’écroula mort, foudroyé. Shlom exultait.

Soudain, le fond de l’armoire s’ouvrit. L’infâme Vorochilov, accompagné de l’ignoble Ordjonikidzé s’approchèrent de lui, des rasoirs manuels à la main. Ils n’avaient pas l’air commode.

– Salopard, tu as tué le Wojd, tu vas payer maintenant, très cher, pour la révolution!

Shlom voulut sortir du placard, mais la porte s’était refermée sur son dos. Vorochilov fendit l’air avec son rasoir. Du sang - celui de Shlom – jaillit.

Il se réveilla. Se rendormit.

Et fit son cauchemar récurrent.

C’était une belle journée d’été. Il n’y avait pas un nuage, le soleil brillait dans un bleu intense. Pas de vent. Des conditions idéales. Toute la famille était réunie: la famille élargie, des personnes de tous âges, toutes couleurs et tous sexes. Il y avait aussi pas mal de potes. Quelques dizaines. Presque tous les potes de Shlom en fait, qui l’attendaient avec impatience à la fête car, une fois de plus, il était en retard. Tout le monde avait entendu la détonation, mais pour tous il ne s’agissait que d’une bouteille de champagne ou d’un pétard quelconque. Seule une petite fille vit le projectile tomber en parabole sur le jardin, avant de libérer le новичок.

Aucune odeur. Aucune couleur. Pupilles dilatées, version russe redoutable de l’ancienne Atropa belladonna adulée des belles vénitiennes pour sa mydriase.

Aucun survivant. Septante-sept victimes.

Et Shlom resta seul au monde. Il se réveilla une nouvelle fois, trempé de sueur et ne se rendormit pas. Il ne se rendormait jamais après ce rêve.

Père Ubu

« Capitaine Bordure: – Eh! vous empestez, Père Ubu. Vous ne vous lavez donc jamais? Père Ubu: – Rarement. »

— Alfred Jarry, Ubu Roi ou les Polonais, 1986

Père Ubu, from a woodcut by Alfred Jarry © Wikimedia Commons - CC-by-3.0

Après son réveil, Shlom essaya de joindre Henri Turraytini. Son expérience lui avait tout fait connaître de la traque de grosses huiles, des techniques de sape téléphonique pour déjouer les cerbères administratifs, les matrones secrétaires. Il parvint sans trop de peine à obtenir un rendez-vous pour 18h. Il flâna devant les vitrines de luxe, prenant conscience, une fois de plus, que tous ces produits ne suscitaient aucune convoitise de sa part. Puis, le temps de son rendez-vous, retranché de la petite heure qu’il fallait prévoir pour les contrôles de sécurité, se rapprocha au point d’y parvenir. Il se retrouva dans la rue de la Cité, devant une petite banque privée à l’enseigne discrète, n’arborant pas de luxe ostensible mais sentant néanmoins fort le gros capital par la sobriété et le choix des matériaux.

Il entra, passa les différents check-points avec patience et succès et fut introduit dans le vaste bureau du propriétaire de la banque, Henri de son prénom. Shlom espérait que les taches ne se voyaient pas trop sur la cravate qu’il avait empruntée à Harold. Comme son fils, Henri était un grand sec. En fait, en ôtant la barbichette et les lunettes rondes d’Hubert, le fils était le portrait craché du père.

– Monsieur Rublev, selon les indications de mes secrétaires, vous souhaitez me parler au sujet d’une affaire privée chez Desprais & Desprais? Je n’ai pas bien compris. Sauf erreur de ma part, j’ai mandaté ces Messieurs pour qu’ils me retrouvent ma belle-fille. Pas pour voir débarquer, un jeudi à 18h, un grotesque individu pourvu d’une cravate tachée probablement prêt à m’assommer de questions stupides et ayant déjà fait jaser tout mon personnel. Et, au cas où vous l’ignoriez, il est de plus en plus difficile de trouver du personnel de qualité de nos jours. Tout se perd. Et je les soupçonne de me voler mes yaourts.

Ça tombait bien. Au moins, Shlom avait affaire à un original.

Turraytini reprit:

– Ma femme m’a téléphoné.

– Ah.

– Je vous donne trois minutes. Pas une de plus.

Shlom avait les boules mais décida de n’en rien laisser paraître. Il rétorqua, parfaitement à l’aise:

– Bien. Merci. Je souhaitais simplement que vous me fassiez part de votre hypothèse sur la disparition d’Helena.

– C’est pour cela que je vous paie, non? Pour la trouver, pour échafauder des hypothèses et pour les vérifier, suivre des pistes, comme un bon chien, non?

– Mais…​

– Et un chien, s’il revient vers son maître sans le gibier, est-ce un bon chien? Non, c’est un mauvais chien et il faut le châtier, pour montrer l’exemple à la meute, qui sinon se laisserait aller. Et il n’y a rien de pire que de se laisser aller, n’est-ce pas? Se laisser aller, c’est la voie de l’indolence, l’indolence mène à la paresse, la paresse à la pauvreté, la pauvreté à l’indigence, l’indigence à la maladie et la maladie à la mort. Et nous ne souhaitons pas mourir, n’est-ce pas?

– Certes…​

– Bien, vous voyez que je ne peux vous être d’aucune utilité. Voyez donc les détails avec les notaires. Je vous prie de bien vouloir me laisser seul, avec l’incommensurable solitude de l’Homme. J’ai encore un dernier rendez-vous important avec une galante qui cherchera à me la faire oublier. Bonsoir et bonne chance.

Shlom se retrouva, ahuri, sur le trottoir. Il se décida pour une petite promenade, espérant que cette activité péripatéticienne l’aiderait à trouver une idée pour démêler cet écheveau bizarre.

Flottement entre deux eaux

Il sursauta lorsqu’il sentit une main se poser sur son épaule.

– Ciao, Shlom!

– Salut, Horace!

Horace, vieille connaissance, était resté croché sur un trip post-ado, adoptant la vie d’un héros de la bd de Rank Xerox qui prend son pied en suivant la police dans ses interventions d’urgence et en photographiant les macchabées. Horace gagnait très bien sa vie en vendant ses photos au plus offrant, en général des magazines spécialisés, mais parfois aussi aux flics. Vrai petit vautour, roi des nécrophages, c’était l’un des individus les plus troubles parmi les connaissances souvent bizarres de Shlom, mais il disposait toujours d’informations intéressantes et surtout d’une technologie hors-pair dans le domaine de l’investigation criminelle.

– Que fais-tu ici, Shlom? Je te croyais enfoui dans ton chalet…​

– Bof, rien de spécial, peut-être un boulot en vue…​ Enfin, il semble.

Un crépitement sortit de la poche de l’imper de Horace.

– Allô, Central à toutes les patrouilles, B-52 au barrage de Verbois, je répète, B-52 au barrage de Verbois.

Les yeux de Horace s’illuminèrent.

– Yes! Un B-52, c’est un macchabée. À Verbois, ça veut dire un noyé. Belles photos en perspective. Tu m’accompagnes?

Shlom accepta, se disant qu’Horace pourrait toujours lui rendre service.

Barrage de Verbois à Genève © Wikimedia Commons - CC-by-3.0

Comme d’habitude, le corps avait été repêché en amont du barrage de Verbois. À de très rares occasions, les dépouilles étaient retenues au barrage du Seujet, qui précédait celui de Verbois, mais ces dernières finissaient en général leur course ici. Étonnamment, les policiers les avaient précédés. Leur vieille Golf à gaz blanchâtre, aux vitres grillagées et recouverte de tags, traînait de guingois au milieu de la route. Pressant le pas, Shlom parvint à l’usine des Cheneviers où un petit groupe constitué d’un ouvrier de l’usine et de deux flics étaient penchés au bord d’un bassin bétonné. Le premier flic releva la tête en les voyant arriver. Il sourit, remarquant Horace, mais grimaça en apercevant Shlom. C’était un Black qui luttait avec conviction contre le milieu ripou dans la police et qui soupçonnait Shlom de collusion avec les policiers pourris. Impeccable dans son uniforme grisouille un peu élimé, il tranchait sur l’allure de son collègue qui, probablement d’origine tamoule, portait un uniforme dépareillé, composé d’une veste trop grande et d’un pantalon orange. Il faut dire qu’avec la crise et surtout l’instauration de l’allocation universelle nationale garantie, il n’y avait presque plus de flics suisses. Le flic black s’excitait sur un vieux Nikon qui avait connu des jours meilleurs et qu’il ne parvenait visiblement pas à le manipuler correctement. Horace arborait un large sourire, constatant qu’il pourrait vendre ses clichés à la maréchaussée, victime une fois de plus de défaillances technologiques imputables à un matériel désuet, en raison des restrictions budgétaires des dernières décennies, votées à répétition par des citoyens gavés de propagande néo-libérale. Arrivé au bord du bassin, Shlom se pencha à son tour et observa un scaphandrier enveloppant un corps dans un filet. Il donna un coup de main pour hâler le paquet jusqu’au bord, puis pour le sortir de l’eau.

Le cadavre semblait avoir séjourné un moment dans la flotte. Il s’agissait manifestement d’une femme. Le corps était gonflé d’eau, le visage à moitié mangé par les brochets. Elle était nue, à l’exception d’un petit string rouge. Pendant que l’ouvrier et le flic tamoul dégueulaient leurs tripes dans le Rhône, Shlom sortit une fiasque de cognac de sa poche et en proposa une lampée à Hiésus M’Bokolo, le flic d’origine camerounaise, qui refusa.

– Le prophète nous l’interdit!

Hiésus se tut, toisant Shlom d’un air supérieur et méprisant (l’un n’allant pas sans l’autre). Horace, qui filmait la scène, intervint:

– Bon, parlons affaires. Je vois que votre Nikon est foutu. Je vous propose: les trois photos à vingt roubles, la vidéo à cent, et…​

– Et?, dirent les flics à l’unisson.

– …​ J’ai un nouveau truc techno pas mal: pour trois cent roubles, je vous fait une petite identification du corps in situ.

M’Bokolo coupa court:

– Sale requin, tu sais bien que nous n’avons pas les moyens. Pour cette enquête banale qui sera certainement classée sans suites, il nous faut juste les trois clichés de routine. Tu nous enverras la facture, comme d’habitude.

– Tu parles, rétorqua Horace. Je veux voir la couleur du fric d’abord, vous autres les flics me devez déjà un sacré paquet de pognon.

À contrecœur, M’Bokolo sortit un billet froissé de vingt roubles et le donna à Horace, qui imprima aussitôt les photos demandées. Entre-temps, l’ambulance, retardée par une crevaison due à ses pneus trop lisses, était enfin arrivée. L’ambulancier, un rougeaud quinquagénaire, était pressé d’en finir.

– Je n’ai presque plus d’énergie et c’est la pénurie aux pompes d’État. J’ai un copain qui peut me dépanner mais il faut que j’y sois avant rapidement, sinon je suis bon pour passer la nuit dans l’ambulance avec le macchabée, histoire qu’on ne me pique ni l’une, ni l’autre…​

– Te piquer un macchab pareil?

– Tu serais étonné. Vaut cher celui-là: dans les groupes morbidos, un macchabée bien dégueulasse vaut un maximum de points, pour les amateurs en gore extrême, tu vois. Bon, tu me diras, un cadavre bien frais, on peut toujours revendre les organes intacts à une entreprise de transplantation pas trop regardante, mais il faut passer avant nous, être organisé et armé, c’est tout un travail, alors c’est rare. Le pire, c’est les blessés: lorsqu’un morbidos te tire ton ambulance, il ne sait pas ce qu’il y a dedans. Si tu as le malheur d’être juste blessé, ça fera de la viande froide rapide, avec découpage et congélation des morceaux invendus. Dur. Ça me rappelle, au siècle passé, les piqueurs de voiture qui démontaient tout en quelques heures, pour détruire le corpus delicti. Il paraît qu’à Rome, il y a même eu le gang des « meno di un minuto », capables de piquer les 4 roues, l’autoradio et le contenu de la boîte à gants en moins d’une minute.

L’ambulancier, avec l’aide du flic tamoul, chargea le corps dans le véhicule, marmonnant des « chiennes de vie de p…​ de ma mère » et aurait démarré sur les chapeaux de roue s’il n’avait du ménager ses pneumatiques. Les flics prirent la tangente, suivis par l’ouvrier. Shlom se retrouva seul avec Horace. Il lui demanda quelques précisions sur son nouveau gadget.

– Ça s’appelle FAR, pour Faces Automatized Recognition: ton image 3D, scannée, est comparée par satellite à des bases de données établies au niveau mondial par des boîtes privées, financées par des proches de personnes disparues qui savent que c’est la seule façon de savoir si le disparu a calanché ou non, ce qui leur permet de toucher leur héritage plus rapidement. Pour mémoire, je te rappelle que 80% des personnes disparues ne réapparaissent jamais et que seul 10% des cadavres inconnus retrouvés par la police sont identifiés ultérieurement.

– Mais ça douille un max, personne ne voudra mettre trois cent roubles pour cela…​

– En fait, une fois l’appareil acheté, c’est assez bon marché, mais comme je commence je mets d’abord la barre assez haut. Et puis, si un être cher disparaissait, tu serais prêt à mettre le prix pour le retrouver, non? Alors, pourquoi demander moins? Je vais te montrer, juste pour le fun…​ Hector appuya sur un bouton. Après quelques minutes, la machine cracha son verdict: « Réseau surchargé: - ré-essayez plus tard ».

Horace regarda Shlom d’un air désabusé. Il le déposa à la gare et lui laissa quelques clichés de la morte à l’œil.

En attendant les résultats de l’autopsie, Shlom pensa rendre une petite visite à son copain Hercule, qui pourrait être de bon conseil.

Hercule

Ex-biologiste, cet ami de Shlom avait travaillé dans une équipe très pointue planchant sur le patrimoine génétique de l’humanité. Un jour, il s’était décider de tout plaquer. Il s’était fabriqué une pirogue, une yourte et avait retaillé ses vêtements dans du cuir de vache. Il ne se rasait plus, ne se coupait plus les cheveux ni les ongles, ne se lavait plus et s’était mis à hanter les berges du Rhône, se déplaçant, avec sa yourte, au gré des injonctions des forces de l’ordre, qui n’avaient jamais bien vu le nomadisme. Il faut avouer qu’avec les années, il était devenu plutôt hirsute. Empestant le bouc, il faisait chavirer de loin le cœur romantique des jeunes touristes orientales qui remontaient le Rhône à bord d’un bateau-mouche et le voyaient évoluer d’arbre en arbre accroché à une liane, son torse et son dos velu masquant à peine son superbe corps d’homme sauvage. C’était en quelque sorte le Tarzan régional. Après avoir loué un petit kayak au barrage du Seujet, Shlom descendit tranquillement le fleuve, scrutant de ses yeux les berges à la recherche de son simiesque ami. À la hauteur de Peney, le Rhône formait une petite ensellure sur sa droite, lieu de villégiature de nombreux palmipèdes et autres oiseaux migrateurs. L’endroit, noir de monde le week-end, était vide en semaine - et parfaitement paradisiaque.

C’est là que Shlom vit Hercule, occupé à relever un filet artisanal plein de tanches et de perches.

– Ciao, dit Hercule. Ça fait une paie…​ Qu’est-ce que tu glandes par ici?

– Salut Hercule. J’ai besoin de tes lumières…​

– OK raconte-moi, en attendant je nous prépare une petite friture de tanches.

Redoutant ses fameuses fritures vaseuses, Shlom se hâta de lui raconter l’épisode de la noyée.

– Tu sais, répondit Hercule, il y a un grand nombre de variables à prendre en compte. Si elle s’est bien noyée il y a plus de trois mois, pour déterminer le lieu de la noyade il faudrait déjà savoir si l’eau que contient ses poumons vient du Rhône ou de l’Arve5. Si l’eau provient de l’Arve, il faut examiner si elle est morte par hydrocution, hypothermie et/ou par asphyxie. En fait, maintenant que j’y pense, il y a quelques mois, il y a eu ces pluies diluviennes à la fin de l’été. À ce moment, il était particulièrement dangereux de passer la Jonction6 à la nage: l’Arve, gonflée par les torrents de montagne, charriait d’énormes troncs d’arbres et son formidable débit repoussait le Rhône, alors que c’est habituellement l’inverse. Ce phénomène était encore accentué par la fermeture des barrages du Rhône: en pareil cas, on utilise le lac Léman comme un vaste réservoir pour éviter de surcharger le Rhône…​ À propos de troncs d’arbres, il faudrait voir si elle a des contusions, mais il y a plusieurs trucs qui me chiffonnent…​

– Quoi par exemple?

– Comment se fait-il qu’elle n’ait pas été écrasée par des troncs, une fois arrivée au barrage de Verbois? D’ailleurs, comment se fait-il qu’on ne l’ait pas retrouvée lorsque l’on a dégagé ces mêmes troncs, ce qui a été fait immédiatement, soit fin septembre? Bon, elle est peut-être restée accrochée au fond, on ne sait jamais, mais c’est bizarre…​ On peut toujours mettre cela sur le dos d’un saut quantique, du vortex mandelbrotien, des turbulences du chaos, mais cela me semble incroyable d’un point de vue probabiliste. À propos de vortex, tu connais la dernière?

– Non, quoi donc? Shlom craignait une des habituelles plaisanteries d’Hercule, qui ne faisait rire que lui et quelques brochetons rhodaniens.

– Les puritains sans riz sont des putains.

– Pas mal. Sans rire.

– Et une autre: sais-tu que malgré les nombreux accidents nucléaires, il existe une amicale de l’atome?

– Cela ne m’étonne pas outre mesure.

– Attends, sais-tu comment s’appelle leur association? L’amicale des usagers de l’atome.

– Et alors?

– L’acronyme est l’AUDELA. Pas mal, non?

Shlom songea que si Hercule avait su conserver des abdos d’acier, ses neurones commençaient à sévèrement accuser le coup. Il déclina les beignets de tanche et le remercia.

– Bon, une autre possibilité serait un tsunami. Mais depuis l’an de grâce 563, il n’y en a pas eu à ma connaissance sur le Léman.

– Un tsunami en 563?

– Oui, étonnant mais attesté. Une énorme masse rocheuse s’est détachée du Chablais et a créé une énorme vague meurtrière sur le Léman. J’ti jure.

– Mouais…​

Ils firent encore un petit bain roboratif. Malgré sa propreté douteuse, l’eau était délicieuse. Ils se  laissèrent emporter par le courant qui était vif - le barrage avait été largement ouvert et l’Arve étant fort basse ils restèrent dans les eaux rhodaniennes. Plusieurs hérons les observaient avec attention, se demandant sans doute s’ils étaient comestibles, mais vu la taille des morceaux ils restèrent prudents. Dans le ciel, des corneilles s’organisaient pour chasser des milans de leur territoire, alors que les rapaces étaient deux fois plus gros. Comme le montre l’histoire, de petits teckels hargneux peuvent être infiniment plus dangereux que de placides saint-bernards. Ils se séchèrent au soleil, savourant un petit pétard avec une bande d’allumés qui campaient près de ce qui restait du pont de l’Autoroute et qui vivaient de leur pêche. Ils leur offrirent un petit morceau de pizza cuite dans un four artisanal, fait de pierres retirées du fleuve, colmatées avec un peu d’argile. Comme dessert, ils ramassèrent des mûres sauvages sur le chemin du retour et quelques mirabelles sur un prunier, difficiles d’accès, mais gorgées de soleil. Shlom salua enfin Hercule et le laissa à son paradis, pour rejoindre la grisaille urbaine.

Autopsie

Sachsenhausen: tavolo per le autopsie © Wikimedia Commons - CC-by-3.0

Après la discussion avec Hercule, Shlom décida d’aller aux nouvelles de l’autopsie et il se rendit donc au département de pathologie de l’hôpital cantonal, où exerçait un pote médecin-légiste prénommé Hadrien.

Hadrien accueillit Shlom à bras ouverts, son éternel déchet de havane de chez Davidoff rivé entre ses lèvres. Amateur de techno dans son enfance, il était peu à peu devenu à moitié sourd et sa propension à la vodka n’arrangeait pas les choses. Après quelques accidents au terme desquels il avait bien failli se faire virer de l’ordre des médecins, il avait échoué dans l’unité de médecine légale, où il effectuait consciencieusement, quoique lentement, un boulot impeccable, sans craindre de blesser ou de faire attendre ses patients. Il bossait comme un fou, engouffrant tout son fric dans la réfection d’une ancienne maison de maître qu’il avait pompeusement baptisée « Château Saint-Ange ».

Shlom lui parla de la noyée et il saisit immédiatement de quoi il retournait.

– Ah, la noyée de mardi, ouais…​ Cas intéressant, je veux dire du point de vue clinique, tu vois…​

Shlom le suivit dans les méandres du troisième sous-sol, là où ça sentait le désinfectant, le formol et, à l’arrière-plan, une odeur douceâtre, insidieuse et plutôt désagréable. Hadrien ouvrit le tiroir numéro 47 et Shlom réprima à grand-peine un haut-le-cœur.

– Scuse, j’étais à la bourre, j’ai pas eu le temps de putzer7 derrière. Et puis, une fois refermé, ça ne sera pas beaucoup moins moche, tu sais…​

La noyée, vidée de ses entrailles, était ouverte du pubis au cou.

– Une série d’indices m’ont permis de diagnostiquer une tumeur maligne au cerveau, déjà assez avancée. À mon avis, elle a subi un traitement, plutôt une chimio à voir ses cheveux.

Ce faisant, il lui fit remarquer, en poussant gaiement la calotte crânienne, que la victime avait subi un implant complet de cheveux.

– Ce type de tumeur, reprit-il, est très rare. Je me souviens d’un ancien article du « Lancet », sur des rescapés de Tchernobyl qui avaient développé de telles pathologies, létales dans la très grande majorité des cas. L’état de sa dentition confirme d’ailleurs mon hypothèse: plombages, couronnes, abus d’or et technologie robuste mais efficace sont indubitablement d’origine russe, je dirais même soviétique. Tu vois, je mettrais ma main à couper que cette femme a vécu, au moins son adolescence et le début de son âge adulte, quelque part dans un rayon de 200 km autour de Pripiat, en Ukraine.

– Pas mal, approuva Shlom. Et à part ça, que peux-tu encore m’en dire?

– Caucasienne, originaire d’Europe centrale plutôt que franchement slave, je dirais: balkanique. Selon le développement osseux, je lui donnerais entre 35 et 60 ans, c’est de toute manière devenu difficile aujourd’hui, même pour un spécialiste, de donner un âge à quelqu’un, comme tu le sais. Je suis par contre sûr qu’elle n’a pas eu d’enfant, ni par voie basse, ni par césarienne. Probablement ex - ou toujours dépendante à l’alcool, vu de l’état déplorable de son foie. Taille modèle standard, si tu vois…​ Yeux gris, cheveux noirs, il est difficile de teindre ce type de cheveux artificiel sans les abîmer et la couleur correspond au reste du système pileux. Enfin, elle a du fumer pas mal. Bref, pas le genre trop sain. Pour les constatations habituelles, je dirais qu’elle a du séjourner un peu plus de deux semaines dans l’eau. Cause du décès: asphyxie par noyade. C’est tout.

– Est-ce que ce cadavre pourrait être celui de cette femme?, fit Shlom en lui montrant des photos d’Helena loussoupov.

– Un moment…​ Mmmh…​ C’est bien possible. Tu as une empreinte dentaire?

Shlom lui sortit le dossier du dentiste d’Helena, qu’Hannah lui avait déniché. Au bout de quelques secondes, son verdict tomba. Il hocha la tête.

– Oui, regarde sur ce cliché, elle rit, on voit bien la canine droite, légèrement cassée. Et les traitements sont similaires. C’est sans doute la même femme.

Shlom était très contrarié. Helena avait fini à la flotte et il devait l’annoncer à ses parents et à son mari. En outre, il était entorsé par cette histoire de leucémie présumée. Helena savait-elle qu’elle était gravement malade? S’était-elle suicidée pour éviter la souffrance? Comme des glaçons dans un shaker, toutes ces idées s’agitaient dans sa pauvre tête fatiguée. Hadrien repoussa le tiroir, ouvrit la porte d’un vaste congélateur et, au milieu d’objets assez répugnants emballés dans des sacs plastique et entasses pêle-mêle, sortit une bouteille de vodka et deux verres glacés.

– Allez, trinquons! Désolé, mais je suis obligé de planquer la gnôle au milieu de ces organes destinés aux exercices de dissections de jeunes toubibs, sinon je me fais virer. Goûte-moi ça, elle vient en droite ligne de Novgorod.

La vodka était glacée et délicieuse, mais avait de la peine à passer dans le gosier de Shlom, rétréci par le contexte, qui ne le laissait pas indifférent. Il salua Hadrien et se barra sans plus attendre.

Entracte

C’est passablement déprimé qu’il sortit de l’institut de médecine légale. Il se rendit à l’Oblomov, où Harry, constatant son état, lui servit un remontant. Il en était au moins à son troisième verre lorsqu’il sentit des mains douces et chaudes se poser sur ses paupières.

– Qui est là?

– Salut, ô Hécube! dit-il immédiatement.

Hécube était une sacrée nana. D’origine bosniaque, elle avait vu sa famille se faire massacrer par des miliciens et avait fui les combats encore enfant. Ils discutèrent le bout de gras; Shlom croisait avec plaisir le regard envieux d’autres mecs et celui, plutôt jaloux, des pâles nanas qui peuplaient le troquet. Harry leur offrit quelques lignes de coke au sous-sol et pour une fois, elle était excellente. Shlom raccompagna ensuite Hécube chez elle. Sitôt la porte de son appartement refermée, ils sombrèrent dans une bacchanale charnelle inénarrable.

Le lendemain, Shlom se réveilla tôt. Et comme Hécube, à son habitude, avait laissé une montagne dans son évier, il commença par la vaisselle, activité qui avait sur lui un effet apaisant et méditatif. Ce matin-là il sentit cependant confusément que quelque chose n’allait pas, laver les plats ne parvenait pas à lui faire retrouver l’harmonie. Il sortit acheter de quoi faire un brunch et, une demi-heure plus tard, il faisait irruption dans la chambre à coucher avec un plateau garni de jus d’orange et carotte fraîchement pressées, d’une montagne de pancakes à la farine de sarrasin et au babeurre, d’une cascade de sirop d’érable et de lard grillé, de quelques œufs brouillés et de saucisses. Shlom savait parfaitement qu’Hécube craquerait devant tout cela et ils firent l’amour après avoir avalé le gargantuesque breakfast, puis une petite sieste réparatrice. Sur quoi Shlom mit l’enregistrement d’un petit quatuor de Janacek, Intime Briefe.

Hécube dit alors, de sa belle voix rauque: « bizarre…​ ».

Tout en tirant une taffe de son joint, Shlom lui demanda.

– Quoi?

– Tu m’as dit qu’on avait retrouvé cette noyée en maillot, non? (Shlom lui avait raconté toute l’histoire). Carrément un string, n’est-ce pas ?

– Oui et alors?

– Vous autres mecs, vous avez parfois moins de jugeote qu’un bélier afghan (Shlom ignorait le degré de discernement dudit animal mais imaginait qu’il était supposé assez limité). Tu ne vois pas ce qu’il y a de bizarre?

– Non.

– Supposons, comme tu sembles le penser, qu’elle se soit suicidée, par exemple à cause de sa trique molle de mari, comment s’appelle-t-il, déjà?

– Hubert, Hubert Turayttini. Et je pense qu’il l’a raide. Il a l’air raide, il est raide, en tous cas. Et il parle épicène. C’est très gênant.

– Oui, bon. Alors, imagine: elle est déprimée. Elle songe à se tuer, malgré sa foi très vive - c’est bien ce que tu m’as dit, c’était une de ces débiles d’orthodoxes radicales, non?

Sachant ce que les orthodoxes avaient fait à sa famille et plus particulièrement à son frère Hector, qui avait été longuement torturé avant de succomber, Shlom ne releva pas.

– Donc, malgré cela, elle se suicide et passe à l’acte en se jetant à l’eau.

– Oui. Et alors?

– D’abord, ça ne correspond pas à l’âme russe. On se suicide comme Hanna Karénine, en se jetant sous les roues d’un train. Le revolver, sous la forme de roulette russe fait aussi pas mal d’effet, mais c’est salissant. Franchement, se retrouver dans une eau grise, en noyée…​ L’eau, c’est bon pour les Rosbifs, les Germains, les Ophélie. Pas pour les Russes. Le suicide doit être spectaculaire, à l’image de la perspective désespérément romantique de l’existence - et de son terme.

– Et alors?

– Et alors, finir rouché par les perches et les carpes vaseuses, ça n’est pas théâtral. C’est même assez moche.

– Pas convaincant.

– Et le string rouge? Tu trouves logique, en plein hiver, de se déshabiller avant de se jeter à l’eau? Et tu trouves logique de porter un string rouge, quand on est la personne que tu m’as décrite? Non, ça ne colle pas. Il y a quelque chose de pourri dans ton royaume, Shlom…​

Elle commençait à énerver sérieusement Shlom en instillant un doute, qui s’insinuait en lui tel un vers malicieux et pernicieux. Soudain, le combicom vibra.

– Hie, Shlom, c’est Harry. Il faut tu appelles un mec paysan je cwoâ, il a parlé de champs. Ciao.

Shlom embrassa Hécube et, prenant ses jambes à son cul, se magna le cou en direction de l’Oblomov.

Rebondissement

Devant l’Oblomov, malgré le froid, Hilarion, les mains pleines de cambouis, était perché sur une BSA Rocket qui devait au moins dater de 1970. Il avait l’habitude d’acheter épave sur épave et la voirie récupérait régulièrement celles qu’il n’avait pas pu réparer. En réponse au salut de Shlom, Hilarion ne proféra qu’un vague grognement où Shlom crut distinguer les mots « soupapes grillées » et « putain de taxes ». Le plantant là à ses dérives nozickiennes, Shlom eut ensuite une complexe discussion avec Harry dont il semblait ressortir (avec Harry, on était toujours dans l’approximatif et le flou artistique, pour autant qu’on ait une acception très large de l’art) que l’agriculteur qui avait contacté Shlom était l’étude des notaires Desprais et n’avait rien à voir avec un quelconque pré. Ce genre de quiproquo était fréquent avec Harry.

– Je woâ pas la différence, tous les deux fauchent le blé, fit-il.

– C’est ça, c’est ça, répondit Shlom en composant le numéro de l’étude.

L’avoué Schneider répondit à la première sonnerie.

– Oui, ah c’est vous…​ Et bien, je suis chargé de vous informer que notre client a souhaité vous assigner un nouveau mandat. Nous vous serions très reconnaissant de bien vouloir passer dans les plus brefs délais au cabinet. Shlom raccrocha le combicom. Il commençait à en avoir assez des manières pressantes de ce beau monde, mais ravala son ego et siffla Hugues, qui l’amena à l’étude en un temps record pour ses vieilles jambes. Shlom eut l’immense plaisir d’avoir à nouveau à faire avec la secrétaire blonde de l’étude. Par chance, l’attente fut pratiquement inexistante avant qu’il ne soit introduit dans le cabinet. Il y trouva les deux frères, l’air visiblement mal à l’aise.

– Cher Monsieur Rouillebof, nous sommes très heureux…​

– C’est Rublev. R-U-B-L-E-V, comme ça s’écrit.

– Désolé, mais mon frère et moi-même sommes très émus. Asseyez-vous seulement. Une fine?

Une proposition de cognac dans un environnement pareil était louche. Jamais ces frères ne se laisseraient aller à offrir une larme de leur propriété à quiconque sans une bonne raison. Shlom s’installa confortablement et sortit un cigare bas de gamme, sous l’œil irrité des frères, qui lui proposèrent immédiatement un Romeo i Julietta cubain. La ruse avait fonctionné. Plongeant la main dans la boîte, Shlom s’alluma une dose de plaisir en sirotant son eau de vie de vin avec délice.

– Et bien et bien…​

– Je dirais même: et bien…​!

– Si vous en veniez au fait?

– Il faut bien prendre en compte les multiples dimensions…​

– Ainsi que l’aspect complexe de l’ensemble du réseau occurrent…​

– Ceci sans oublier que les personnes concernées sont ce qu’elles sont et qui elles sont.

Shlom avoua son incompréhension. Ce fut Holopherne qui lui répondit:

– En deux mots, Hubert Turayttini a disparu. Enfin, presque.

– Plus précisément, je vous prie.

– Il est parti hier matin. On sait qu’il a un billet de ferry pour la liaison Ancône-Igoumenitsa, en Grèce, pour ce soir. Il faut que vous le suiviez et le protégiez.

– Je ne suis pas précisément une nounou et ce garçon est bien grand désormais.

– Vous serez payé mille roubles par jour, à moins que vous ne préfériez des dollars chinois. Plus les frais, évidemment. Il y a bien sûr une prime à la clé pour son retour, sain et sauf. Madame Turayttini, sa mère, m’a remis cette carte de crédit pour vous. Elle est illimitée, mais sachez que nous contrôlerons l’ensemble de vos dépenses, aussi soyez circonspect. Le ferry qui transporte Turayttini Junior débarque à Igoumenitsa demain matin à 6h30. Nous vous avons organisé un vol privé pour cette après-midi, départ 14h. Voici enfin une enveloppe avec du cash en yuans, en roubles et en drachmes, pour vos dépenses immédiates.

Shlom salua, empocha la petite carte dorée ainsi que l’enveloppe. Sitôt sorti, il en regarda le contenu et constata qu’il planait sur un petit nuage financier. Il avait bien entendu le mot: « illimité ». Si ces orangs-outans de notaires s’imaginaient l’attraper avec ce sucre, ils se trompaient. Enfin, partiellement. Il plaça la carte dans un combicom et contacta Hannah, qui eut tôt fait de pirater les codes d’accès de la puce électronique de la carte de crédit des Turraytini. Elle allait mettre au point un programme de crédit automatique et totalement invisible, créditant des comptes intraçables d’intérêts infinitésimaux mais néanmoins appréciables sur le long terme. Il restait quelques heures avant le départ que Shlom passa à siroter des verres. Robert dit Hub l’amena courageusement à l’aérodrome privé - le seul en fonction, où des fonctionnaires très souples le regardèrent quand même d’un drôle d’air, sans toutefois l’importuner outre mesure. Sur le tarmac, il rejoignit un petit jet très simple mais visiblement très cher, qui l’amena en un bond ennuyeux mais bref à Igoumenitsa.

À vingt heures, il se retrouva sur le port et commanda quelques “spécialités” grecques, toutes réchauffées à la poêle. La moussaka avait une béchamel épaisse et grasse, le caviar d’aubergine sortait d’une boîte - de même que les dolmades. Il paya et repartit sans manger. Louant un vélo, il parcourut quelques kilomètres et trouva une auberge où il se délecta de mezzés locaux, arrosés d’un excellent retsina, puis d’un café oriental, accompagné d’un alcool étrange, au goût proche de l’ouzo, mais qui faisait de petits cristaux et provoquait une bouffée de chaleur à chaque gorgée. Il se sentit soudain très heureux, zigzagua un peu sur la route et observa les étoiles. Belle nuit.

Greek wine retsina © Wikimedia Commons - CC-by-3.0

Le réveil, le lendemain, fut plus difficile. Sa montre affichait cinq heures trente. Le bateau allait incessamment accoster et déverser parmi d’autres nuisances le sieur Turraytini junior. Shlom se rendit sur le quai où il attendit l’héritier Turraytini en allumant une « Siberian Delight », ganja plantée l’année précédente et qui le ravissait toujours par son effet délicieusement pervers.

Deuxième partie

Le cœur des ténèbres

Clandestino

Char à boeufs © Wikimedia Commons - CC-by-3.0

Le port d’Igoumenitsa était encombré des marchandises du ferry récupérée par les chars à bœufs des marchands. Sitôt sorti du navire, Hubert avait été pris en charge par un individu efflanqué à mine patibulaire. Comme ils montaient dans un biplace, Shlom héla un taxi et lui intima, dans la plus pure tradition du privé, de « suivre ce biplace ». Ils s’engagèrent dans une route à lacets en direction du nord – vraisemblablement la route de Ioannina - et durent rudement pédaler à cause de la pente. Pour tuer le temps Shlom sortit ses rudiments de grec et apprit du chauffeur (qui se prénommait Hillos et qui était pourvu de mollets herculéens) que la vie de chauffeur de biplace était devenue rude, car les chauffeurs officiels de biplaces étaient peu à peu remplacés par des amateurs contactés par des applications pirates sur combicom. Comme il ne cessaient de glisser dans les bouses, ils cessèrent bientôt leur conversation pour se concentrer sur le rythme de leur pédalage. Ils étaient parvenus près de la frontière albanaise quand le GPS espion placé sur Hubert indiqua que ce dernier avait pris une route secondaire qui filait droit vers la frontière.

Arrivés à ce croisement, Shlom et Hillos virent trois hommes à l’air épuisé qui leur firent signe de s’arrêter. Au même moment, une Land-Rover équipée en blindé léger surgit et pila net. Ses portes s’ouvrirent, livrant une cargaison de militaires grecs en uniformes de combat. Armés de pistolets-mitrailleurs, ils mirent en joue Shlom et Hillos et tirèrent sans sommation sur les trois inconnus. Les deux premiers furent fauchés, mais le troisième parvint dans un bond prodigieux à se planquer sur le bas côté. Courant en zigzag tel le lapin malin, il parvint à s’échapper. Visiblement très nerveux, les militaires passèrent des menottes à Shlom et à son chauffeur, quand du sommet de la colline où avait disparu le survivant surgirent une quinzaine de combattants. « UCK » eurent le temps de dire les Grecs terrorisés et pour cause puisque les nouveaux-venus les fauchèrent en quelques secondes. Un des combattants de l’UCK donna ensuite le coup de grâce aux militaires survivants et abattit froidement Hillos d’une balle dans la nuque.

Alors qu’il se préparait à tirer sur Shlom, ce dernier lui cria en anglais qu’il n’était pas grec, qu’il valait plus cher vivant que mort et qu’ils pourraient tirer une bonne rançon de sa personne. Le combattant masqué releva son arme et hurla un ordre; deux sbires vinrent encadrer Shlom et le jetèrent dans la Land. Ils furent bientôt rejoints par les autres combattants qui se casèrent tant bien que mal dans et sur le véhicule.

Toute la scène avait duré moins de cinq minutes.

Ils avaient pris plein nord, vers la frontière et rejoignirent bientôt un check-point gardé par une petite troupe en arme. Shlom fut extrait du blindé et introduit dans une petite bâtisse, projeté face à un gradé cagoulé qui levait la tête de cartes d’état-major et partit soudain d’un grand éclat de rire:

– Shlom, mon ami! Qu’est-ce que tu fais dans ce bourbier?

Shlom reconnut cette voix: c’était Hekuran. Shlom avait auparavant été contacté par une femme albanaise, Haxhire, qui avait perdu la trace de ses deux fils, Vat (surnommé Hysni) et Bep (surnommé Hekuran). Elle était très inquiète, car elle savait qu’ils aidaient les clandestins albanais en Suisse. Des histoires peu catholiques circulaient sur les traitements réservés à ces derniers par la police fédérale anti-immigrés. Shlom avait mené l’enquête. Selon son informateur au sein de la police politique, les deux frères avaient été pris dans une rafle sur un petit aéroport de montagne alors qu’ils accueillaient des clandestins passés par ballon et la chose avait mal tourné. On racontait que plusieurs Albanais auraient été poussés du ballon de la police dans des crevasses du glacier, mais qu’il y aurait eu des survivants.

Poursuivant discrètement son enquête, Shlom était parvenu à localiser l’unique survivant, qui s’était avéré être Hekuran; la « Fremdenpolizei » avait, selon son habitude, gardé un témoin qu’elle avait terrorisé et torturé avant de le relâcher, afin qu’il puisse témoigner de sa cruauté. À l’aide de camarades et d’Albanais courageux, Shlom avait coordonné une évasion ultra-rapide. Hekuran pleurait son frère mais restait indéfiniment redevable à Shlom de cette action coup de poing.

– Heldi! Grappa! Et plus vite que ça!

Le militaire qui avait rudoyé Shlom sortit précipitamment et revint avec une bouteille contenant un alcool transparent. Une goutte de sueur perla au front de Shlom à la vue de ce tord-boyau, la fameuse grappa albanaise, produite par une distillation incertaine de raisin pratiquement sec, dont la proportion d’éthanol était telle que ses habitués la surnommaient la « Ray Charles ». Étonnamment, celle que lui servit Hekuran était d’une grande finesse.

Alors que son aide de camp tombait dans un coma éthylique, Hekuran prit péniblement la parole.

– Maintenant que nous sommes biens, peux-tu me dire ce qui t’amène dans ces contrées oubliées des dieux?

Shlom, qui avait entière confiance en Hekuran, lui raconta son l’histoire. Ce dernier se rembrunit.

– Mouais, je les ai vus passer, mauvais…​

– Que veux-tu dire?

– Le type qui conduisait ton bourgeois, comment déjà…​

– Hubert de Turraytini.

– Oui, donc son chauffeur s’appelle Haxhi Squipetar, c’est un dur, il travaille pour les services secrets. Je ne le connais que de réputation; ses sauf-conduits sont signés par les huiles de la police militaire et je me méfie de lui comme de la peste. Par contre, je peux savoir facilement par où il est passé et t’aider à les rejoindre, mais il faut que tu me promettes de faire très attention. Il est dangereux et si ma mère apprend que je t’ai jeté dans la gueule du loup elle m’en voudra. Laisse-moi faire quelques appels radio et je te dirais ce qu’il en est.

– OK, mais alors dans la discrétion, hein?

– Oui, tu me connais.

– Justement…​

Pendant que Hekuran commençait à prendre ses contacts par radio, Shlom sortit du bunker et observa les environs, fasciné par le paysage du « pays des aigles ». D’où il était, il ne comprenait pas comment une telle beauté avait pu générer un tel chaos politique et social. Il pouvait percevoir jusqu’à cinq reliefs montagneux et quelques lacs brillants comme des miroirs.  Une heure s’était peut-être écoulée quand Shlom entendit un « flop-flop » caractéristique, bientôt confirmé par un reflet métallique en rapide déplacement.

– Hekuran, on a de la visite…​

– Quoi?

– Il y a un hélico de combat qui s’approche

– Tu as bu trop de grappa.

– Regarde!

– Mais non, c’est un…​ Oh merde, vite, suis-moi!

Ils s’engouffrèrent dans un boyau du bunker et au moment où les hommes d’Hekuran verrouillaient la porte blindée qui en défendait l’accès, l’hélico lâcha une rocket qui toucha le bâtiment. La terre trembla, témoignant de la violence de l’impact.

– Dis donc, on dirait que tu as mis le pied dans une sacrée fourmilière?

– Ben j’en sais rien. C’est fréquent, les hélicos, chez vous?

– Non, très rare, sinon dans les cas sensibles. Mais cela ne m’étonne pas. Tu es un cas sensible. Viens, avançons, on a quelques heures devant nous avant que leur analyse ADN montre que je ne fais pas partie des cadavres calcinés qui sont restés là-haut. On dirait que je n’ai plus trop le choix maintenant, il va falloir que je m’enfuie avec toi, j’aviserai ensuite auprès d’amis sûrs.

S’éclairant de leurs combicoms, ils marchèrent longtemps dans des cavités partiellement artificielles, partiellement naturelles, sans croiser personne. Hekuran expliqua à Shlom que ce passage avait été creusé pendant l’ère Hodja, puis développé à la fin du siècle passé. Il y avait même eu des souterrains menant directement à la Grèce, mais lors d’un épisode sombre de la guerre larvée entre les deux pays, les colonels en place avaient traqué les Albanais et détruit tous les tunnels sur territoire grec. Ils débouchèrent enfin sur une vaste rivière souterraine, au bord de laquelle était amarré un canot.

– Ce canot va nous amener droit sur la mer, annonça Hekuran et ensuite il sera possible de marcher jusqu’aux abords de la ville où se dirigent Houpette et Haxhi.

– Hubert, pas Houpette; et de quelle ville parles-tu?

– Ils sont sûrement partis pour Buthrotum, il n’y a pas d’autre alternative. On va les rejoindre. Une bagatelle.

Shlom avait oublié ce que signifiait « bagatelle » en albanais, en matière de marche à pieds. Ce peuple niché dans des montagnes hostiles n’avait pas sa pareille pour la pratique péripatéticienne, du moins en Europe. La bagatelle de Hekuran consistait en une petite quarantaine de kilomètres sur des sentiers escarpés qui longeaient le rivage. Ils les parcoururent en une journée intense et silencieuse. Comme des chèvres, ils étaient devenus. Et bien sûr, il n’était pas question de boire.

Buthrotum

Ina Myrtollari: Buthrotum, Theatre © Wikimedia Commons - CC-by-3.0

Arrivé à Buthrotum, une fois avalés quelques hectolitres de houblon et d’orge malté, Shlom ne put que s’émerveiller. Cette colonie, fondée selon Virgile dans l’Enéide par des Troyens, avait conservé toute sa splendeur, plus de deux mille ans plus tard. Les Albanais n’en étaient pas peu fiers. La misère relative de l’Albanie l’avait préservée d’un ré-aménagement urbain et on pouvait voir le paysage que Virgile avait contemplé, intouché. De son côté, Hekuran avait appris par ses informateurs que Hubert (qu’il continuait à appeler Houpette) et Haxhi venaient d’affréter un voilier solaire. Contre quelques roubles, la capitainerie lui avait dit que la destination officielle, Malte, était sans doute un leurre. Hekuran penchait pour la Libye, ou la Tunisie. Shlom lui demanda de lui procurer un voilier rapide, assez petit pour rester discret, mais assez grand pour affronter la Méditerranée. En quelques heures, Hekuran lui dénicha un réel bijou, un petit croiseur de 5.7 pieds, intégralement recouvert de panneaux solaires, avec un vieux, mais bon moteur électrique permettant de pallier les petits vents. Pas question de faire naufrage avec un bahut pareil, au le nom de Hookipa. Avec les clés du bateau, il lui remit un GPS. Sur l’écran, un point rouge clignotait.

– J’ai mis un mouchard sur leur gros voilier.

Shlom s’abstint de lui dire qu’il avait déjà marqué Hubert d’un géo-localisateur. Hekuran reprit:

– Tu n’auras qu’à le suivre sur ce GPS comme ça tu sauras rester discret.

– Portée?

– Par temps calme, facilement 160km. Si le temps se gâte, la portée se réduit drastiquement, mais il reste opérationnel à au moins 50km, quelque soit la météo. Donc tu pourras rester hors de vue.

– Des vivres?

– Tout est prêt. Tu as de l’eau et de la nourriture pour 15 jours. D’excellents beureks préparés par ma tante.

Shlom, qui n’appréciait guère les beureks, dissimula son désappointement.

– Et à l’arrivée?

– Tu vois le bouton rouge sur le côté du GPS? Une fois que tu es assez proche de la côte, tu l’enclenches. C’est une balise Argos cryptée, qui donnera l’alerte à un collègue. Il pourra alors récupérer le bateau. Il te suffira de l’ancrer et de sauter à l’eau.

Shlom fit un long hug à Hekuran, pas sûr de le revoir de sitôt.

Mauvais grain

Mon beau navire ô ma mémoire
Avons-nous assez navigué
Dans une onde mauvaise à boire
Avons-nous assez divagué
De la belle aube au triste soir

— Guillaume Apollinaire, Alcools

À la nuit tombée, Shlom embarqua discrètement. Les panneaux avaient chargé le moteur et il se déplaçait rapidement, seul sur l’eau noire, voyant le point rouge du bateau d’Hubert, encore à quai, s’éloigner. Une fois sorti de l’anse, il trouva une crique stratégique qui lui permettait de surveiller le couloir de sortie du port. Il jeta l’ancre et attendit, en sirotant doucement un peu de raki albanais. Il prit un beurek et fut confondu: il était délicieux, pas gras pour un sou – il faut dire que l’huile d’olive était très fine. La tante de Hekuran savait cuisiner. Accompagné d’une salade froide d’okhras tomatés, le tout était divin.

Vers trois heures du matin, alors qu’il s’était endormi, le vibreur du GPS le réveilla. Il vit se rapprocher le point rouge sur l’écran de l’appareil et finalement sentit que le grand voilier d’Hubert le dépassait, sans qu’il le voie réellement car la nuit était très noire – ce qui signifiait qu’il était, lui aussi, invisible. Il appareilla et se mit à suivre tranquillement son sillage. La navigation était un réel plaisir. Le moteur électrique propulsait le voilier à la vitesse appréciable de 10 nœuds dans un silence complet. La nuit était maintenant moins profonde car la lune s’était levée et la mer était lisse. Shlom laissa s’installer une plus grande distance entre son voilier et celui de Hubert, afin de ne pas se faire repérer. Après quelques heures, il calcula qu’il lui faudrait, à allure égale, un peu plus de deux jours pour rejoindre la côte africaine, si telle était bien leur destination. Le vent se levant, il put couper le moteur électrique et hisser les voiles. Il regretta de ne pas avoir pris un petit acide, surtout qu’il aurait pu se coucher dans la cabine – quand on se rend en Libye, rien de vaut un bon trip au lit. Il se consola en regardant les étoiles; on distinguait à l’œil nu un peu de la nébuleuse d’Orion, ce qui était rare.

Shlom se devait de rester vigilant. Il pouvait certes se fier à son sonar mais il craignait malgré tout les très nombreux déchets qui avaient transformé des millions de kilomètres carrés de mers et d’océans en vastes décharges. Des containers à demi-immergés avaient causé la perte de nombreux navires. Au moins, les filets de pêche ayant totalement disparu avec la fin de la réserve halieutique sauvage, il ne risquait pas d’y coincer son hélice. Le lendemain tout se déroula calmement, un léger vent permettant à Shlom de naviguer à la voile. Toutefois, en fin de journée il se mit à ressasser de vieux souvenirs pénibles. Il savait parfaitement que son esprit obéissait inconsciemment à son corps et que celui-ci sentait que quelque chose se préparait.

Backhuysen, Ludolf - Christ in the Storm on the Sea of Galilee - 1695 © Wikimedia Commons - CC-by-3.0

Consultant son baromètre, il constata que la pression chutait et se souvint avoir vu la veille des cirrus apparaître de manière brutale et spectaculaire.  En fin d’après-midi, une barre noire s’approcha à grande vitesse de l’Ouest. Il affala rapidement et ralluma le moteur, puis revêtit un ciré et vérifia son équipement de survie. Le grain arriva rapidement. Le bateau embarquait de l’eau par baignoires entières, mais les vides-vites fonctionnaient bien et il continuait à se tenir convenablement. La dérive augmentait par contre sensiblement et Shlom dût corriger son cap pour conserver sa route. On ne voyait pas à dix mètres à cause des embruns et il était ravi d’avoir un mouchard électronique pour suivre le bateau d’Hubert.

Les vagues étaient hautes comme des immeubles et Shlom estimait le vent à un dix Beaufort. C’était une véritable tempête, qui dura toute la nuit. L’aube apporta un léger mieux et vers midi, le vent se calma enfin. Shlom en profita pour faire un petit somme. Il fit un rêve étrange dont il s’éveilla en sueur, sans s’en rappeler le contenu et partit dans une douce rêverie.

Un choc ébranla l’embarcation, le tirant brutalement de son songe éveillé. Il se leva d’un coup pour constater qu’il avait été arraisonné par une navette militaire. Deux soldats le tenaient en joue avec leurs AK-47. Shlom leva les bras, prenant un air innocent. L’un des uniformes sauta sur son voilier. Alors qu’il n’ait eu le temps d’ouvrir la bouche pour émettre un prétexte expliquant ce qu’il faisait sur cette embarcation éminemment louche, le soldat lui balança un magistral Age-Zuki qui le laissa KO. Il s’effondra tel un sac.

Pressions physiques

Shlom ouvrit les yeux. Il ne se souvenait de rien. Visiblement il n’était plus au bord de la grève tripolitaine. Le cadre, charmant au demeurant, évoquait plutôt la prison. Zoom: une salle de torture clandestine dans une obscur bâtiment, d’une laideur toute militaire. Il était attaché à une chaise, pied nu et il y avait du sang à ses pieds. Bien attaché. Shlom voyait devant lui un gros mal dégrossi et sale de sa personne.

– Tu vas parler…​

– Euh…​

Le russe (son accent le trahissait) reprit:

– Sinon, tu vas tâter de mon taser !

Joignant le geste à la parole, le maton brandit un taser et lança une bonne décharge à Shlom, qui ne sentit rien du tout.

– Alors, parle ! Tu es un espion chinois n’est-ce pas? Ou un barbouze Tadjik?

Shlom ouvrit la bouche pour un bon mot sarcastique, mais rien ne vint. Il était devenu muet. Le russe s’énervait, balançant plusieurs doses du taser inefficace sur Shlom, qui restait coit.

Intermède: Silencieux vacarme

Police issue X26 TASER © Wikimedia Commons - CC-by-3.0

– Piotrrr Vassilievitch, nos taserrrs ne fonctionnent pas. Merrrci de prrrendrrre contact avec le fabrrricant chinois pour rrrégler le prrroblème.

– D’accorrrd, chef, tout de suite, chef.

– Agent de détention Piotrrr Vassilievitch Matonov, je vous serrrai grrré de bien vouloirrr rrrespecter le prrrotocole.

– D’accorrrd, serrrgent majorrr Panoptikov, tout de suite, serrrgent majorrr Panoptikov, à vos ordres, serrrgent majorrr Panoptikov. J’appelle immédiatement.

Piotr Vassilievitch Matonov prend le téléphone et dicte: « appelle le fabrrricant de nos taserrrs ». Longs bips. Tonalité. Voix synthétique à l’accent asiatique.

– Vous êtes en communication avec le lobot lépondeul de Tzingtaow© ; poul une infolmation, dites « infolmation »; poul une léclamation, dites « léclamation »; poul toutes autle demande, dites « divels ».

– Rrréclamation.

– Vous êtes en communication avec le lobot lépondeul de Tzingtaow© ; votle demande n’a pas été complise pal le lobot; poul une infolmation, dites « infolmation »; poul une léclamation, dites « léclamation »; poul toutes autle demande, dites « divels ».

– Rrrrréclamation.

– Vous êtes en communication avec le lobot lépondeul de Tzingtaow© ; vous avez dit « Rrrrréclamation »; votle demande n’a pas été complise pal le lobot; poul une infolmation, dites « infolmation »; poul une léclamation, dites « léclamation »; poul toutes autle demande, dites « divels ». -

– Léclamation (« putain ces faces de citrrron de merrrde », pensa-t-il, in petto).

– Vous appellez poul une léclamation. Veuillez patienter, nous allons vous mettle en communication avec le selvice des léclamations.

Vivaldi. Les quatre saisons. Printemps, un peu trop rapide, un peu raide, détestable. Après quelques mesures, le tonalité revient. Une voix.

– Tzingtaow© , selvice des léclamations. Que puis-je faile poul vous?

– A qui ais-je l’honneurrr?

– Lobel Ledfold…​ Non, je plaisante. C’est juste que j’admile beaucoup cet acteul, vous avez vu « les trois jouls du condol »? Euh, mon nom est Liang Chen Meng Cheuihenhihuhanghen, mais vous pouvez m’appeler Lee si vous pléfélez, j’aime bien aussi Bluce Lee.

– D’accorrrd, Lee. J’appelle pour un tazerrr défectueux.

– Quel est votle contexte d’utilisation?

– Je m’occupe des équipements de la prrrison centrrrale de Novosibirrrsk, en Sibérrrie orrrientale et là je suis courrrantement en détachement en Cyrrrénaïque Lybienne.

– D’accold. Et vous avez des plisonniels bluyants?

– …​ Bluyants?

– Oui, bluyants. Qui font du bluit. Du vacalme, quoi.

– C’est cela même, ils sont parrrfois brrruyants lorrrsqu’ils s’agitent. Alorrrs on les passe au taserrr pourrr les calmer.

– Poul les léduile au silence, vous voulez dile.

– Enfin, pourrr les calmer, oui et ça ne marrrche pas. Ils deviennent simplement silencieux, mais ils continuent de s’agiter.

– C’est nolmal.

– Qu’est-ce qui est norrrmal?

– Qu’ils se taisent.

– Et pourrrquoi?

–À cause du taizeul. Ca les fait taile.

Hamid

Shlom était toujours ficelé à sa chaise, aussi statique qu’un vieux baobab. Devant lui un grand homme distingué, de profil (gauche).

– Enchanté. Moi c’est Hamid. Abdul Hamid II. Pour que tu me serves.

Hamid se retourna et présenta son profil droit. Une série de terribles balafres lui tailladaient le visage et le haut de son oreille droite manquait. Il sourit, d’un sourire aussi inquiétant que ses cicatrices.

– Mais…​ Je vous connais? J’ai déjà vu votre visage. Et ce nom…​ Shlom fouillait sa mémoire à toute vitesse.

– Alors tu es cultivé. Ou tu as simplement une bonne mémoire.

Et Hamid frappa Shlom au visage. Shlom se remémora soudain où il avait vu ce visage. C’était l’été 1994, il avait fait la une de tous les magasines. En plein génocide rwandais, cet anonyme Tutsi miraculeusement rescapé, le visage balafré par les coups de machette avait représenté la cruauté du massacre rwandais. Et voilà que, des dizaines d’années plus tard, il était là, devant lui. L’air pas drôle. Quand à cet étrange nom…​ Il ne parvenait pas à le remettre, il était sûr qu’il ne collait pas du tout au sinistre individu qui lui faisait face.

Muraho. Amakuru8.

Hamid souleva un sourcil, étonné. Il frappa Shlom à nouveau et répondit simplement « ni amahoro9 ».

Shlom se souvint alors. Vers la fin du XIXe siècle, le sultan Abdul Hamid II avait organisé de vastes massacres d’Arméniens et d’Assyriens dans l’empire ottoman, qui s’étaient soldés par près d’un demi-million de morts, prélude aux grands génocides du XXe siècle.

– Pourquoi un Tutsi prendrait-il le nom d’un sultan musulman. C’est idiot. Et anachronique.

Hamid, qui s’apprêtait à coller une nouvelle baffe à Shlom, garda le bras levé sans achever son geste.

– Bien. Je te dois une explication.

– « Ndashaka amazi »10, répondit Shlom, qui avait de bon restes de kinyarwandais.

– D’accord.

Hamid claqua de la langue et un homme apparut.

– De l’eau pour ce prisonnier. Tout de suite.

L’homme revient immédiatement avec une carafe et un verre. Hamid versa délicatement de l’eau dans la bouche de Shlom, qui but avidement.

– Voici donc mon histoire. Il y a de nombreuses années, ma famille, mes voisins, mon bétail et moi avons été tué. Même le cuisinier, patatras, cadavere. À coup de machettes, de matraque ou de grenades, des armes offertes par la République française à feu le président Juvénal Habyarimana, assassiné le 6 avril 1994.

– Comme dirait un autre président, égyptien celui-ci et aussi assassiné, ça date.

– Très drôle. Et maintenant laisse-moi parler.

Hamid reprit son récit.

– Or donc, je me réveillais il y a quelques décennies dans un bain de sang, recouvert de cadavres frais. Mes amis. Toute ma famille. Et moi, blessé, me mourant. Nos assassins étaient partis et la nuit était tombée, ils m’avaient laissé pour mort. Je ne valais pas mieux que les morts. Mes blessures étaient sérieuses. Je parvins à me faire un pansement sommaire avec des habits et à me dégager du charnier, bras après bras, fesse après fesse, morceau de cervelle après tripe. C’était sanglant. Très.

Je me soignai avec des herbes, ma mère m’ayant transmis les secrets des plantes, je me cachai et parvins à rejoindre les troupes du FPR11 près de la frontière ougandaise, après avoir faussé compagnie aux soldats de l’opération turquoise, qui m’avaient recueilli et soigné, avec quelques milliers d’autres rares rescapés du génocide Hutu. Un photographe m’avait remarqué dans le camp et avait pris le cliché qui m’a valu une renommé mondiale12, anonyme et peu payante, en ce qui me concerne. Au sein du FPR, je me suis très vite distingué par ma violence. Je n’avais plus personne pour retenir mes passions et la vengeance était ma seule amie. Même mes camarades de combats, qui n’étaient pas des tendres, avaient peur de moi. Seuls mes cauchemars pouvaient encore me faire peur.

– Et ce nom de guerre?

– Comme Abdul Joshua Ruzibiza, j’ai fait partie de l’APR, la branche militaire du FPR, dans la dernière décennie du XXe siècle. Comme lui, j’ai rejoint le Network Commando et la Direction du renseignement militaire, puis le contre-espionnage. Comme lui, j’ai déserté et je l’ai suivi en Ouganda, puis en Europe, mais là c’est parce que je voulais tuer cet élément perturbateur, qui prétendait dénoncer les soi-disant crimes de Kagame et de nos forces. Je n’y suis jamais parvenu, mais c’est en fréquentant des bibliothèques que j’ai découvert le personnage et l’histoire de Abdul Hamid II et décidé de prendre ce nom de guerre.

– Et que fais-tu ici et aujourd’hui, si loin du temps et des lieux de ton histoire.

– Cela, tu ne le sauras pas. En tout cas pas de ton vivant.

Re-baffe. Et sortie du tortionnaire.

Shlom explora sa mâchoire à l’aide de sa langue. Il ne lui semblait pas avoir de dent cassée. Il savait qu’il devait s’enfuir au plus vite, avant que ce Tutsi dément ou le Russe ne reviennent pour l’achever à petit feu.

En se contorsionnant habilement, il parvint à se défaire de ses liens, déjà relâchés par l’interrogatoire musclé. Se rapprochant le la porte de la cellule, il se mit à gémir doucement: « de l’eau, de l’eau…​ ».

Le gardien, persuadé que son prisonnier était toujours solidement ligoté, ouvrit la porte. Shlom l’assomma. Il le déshabilla, l’attacha, le bâillonna puis revêtit son uniforme et son le chèche. Après avoir recouvert de poussière les parties encore visibles de son visage, il pouvait passer, avec sa gueule de métèque, pour un Maghrébin. Il récupéra le sac contenant son combicom, posé sur une chaise, se faufila rapidement dans les couloirs où il trouva une issue qui l’amena dans une ruelle sombre. Il était libre.

Bains thermaux

« Quand je songe, mon cœur s’allonge comme une éponge que l’on plonge dans un gouffre plein de soufre où l’on souffre de tourments si grands si grands si grands que… Quand je songe, mon cœur s’allonge.… etc. »

— Anonyme, poésie surréaliste

Grâce au combicom et au GPS, Shlom avait pu localiser sa proie, partie pour le désert. Après avoir âprement marchandé sa place à Tripoli, il fallut encore à Shlom trois jours d’un rude voyage pour rejoindre le cœur du Tibesti tchadien. Un bus solaire tout-terrain l’avait amené au bout du goudron, mais pas au bout de la route, à 800 kilomètres au sud de la capitale de la Tripolitaine. Dans la mythique Sabha, il ne vit point de reine, sinon mendiante, en guenilles, quémandant quelques crédits pour sa sébile. La ville s’endormait, on en oubliait le nom13.

Depuis l’épuisement total des ressources pétrolières du Maghreb, cette portion du désert ne figurait plus sur aucune route. La découverte d’uranium exploitable dans la bande d’Aouzou avait fait long feu. La production était largement insuffisante pour justifier la construction d’une route énergivore: les dirigeables solaires étaient largement suffisants pour écouler les quelques tonnes de minerai extrait annuellement, dont l’exploitation n’avait généré aucun emploi dans la région, à l’exception de quelques prostituées pour les rares mineurs provenant de zones sinistrées du Nord / Pas-de-Calais ou des Cornouailles.

À Sabha, les habitants désœuvrés jouaient toute la journée seuls sur leurs combicoms, enfermés, aliénés, désespérés. Le tableau était lugubre. À partir de là, c’était la fin du goudron et le début de l’aventure, pour les rares personnes qui se rendaient au Tchad voisin, à la recherche d’un hypothétique travail.

Pour pallier les maigres ressources du moteur électrique à énergie solaire de l’antique bus Tata, les passagers étaient fréquemment priés, de manière péremptoire, de fournir leur obole énergétique de bras et de mollets. Même les vieilles et les vieux étaient regardés de travers lorsque le calibreur14 les éclairait, dénonçant leur manque de rendement. L’individualisme, l’égoïsme occidental avait malheureusement traversé la Méditerranée, mais on restait en Afrique et Shlom ne vit pas de ces pénibles scènes si coutumières au nord, où de pauvres vieux trop peu performants se voyaient débarqués dans un froid glacial par les autres passagers excédés et peu solidaires. Chacun semblant alors oublier que vieux, il serait un jour.

C’était dur: assez rapidement au sud de Sabha, après un reg déjà difficile, on traversait une ramification du grand erg oriental et il fallait fournir une énorme énergie pour franchir le sable. Le conducteur était doué, mais il ne put éviter l’ensablement à plusieurs reprises. Il fallait alors sortir du bus, sortir les plaques à sable, pousser, remonter et recommencer. En raison des mines qui restaient du conflit pour la bande d’Aouzou, il ne fallait surtout pas s’écarter de la piste et il était donc impossible de contourner les dunes qui s’y formaient parfois. Cela devenait plus difficile encore, sitôt franchie l’ancienne frontière tchadienne. On abordait rapidement les contreforts du Tibesti et l’accès à la passe de Korizo en faisait suer plus d’un. Dans l’habitacle, l’odeur de transpiration était intense, pire que dans le vestiaire d’un club de boxe. Pour des raisons pratiques liées à l’airship-port de Toussidé, la route obliquait ensuite au nord-ouest entre le stratovolcan du pic de Toussidé - qui culminait à plus de trois mille mètres et n’émettait plus que de rares fumerolles sporadiques - et au sud, le Trou au Natron, qui étendait son triste contenu salé sur près de quarante kilomètres carrés, dans une caldeira d’une profondeur avoisinant le kilomètre.

C’était certes beau, mais parmi les passagers exténués du poussif Tata, personne, à l’exception de Shlom, ne leva la tête et encore ce dernier ne jeta qu’un rapide coup d’œil pour se replonger sur l’écran qui mesurait son effort. Comme le bus s’arrêtait près du pied du pic Toussidé, les passagers harassés descendirent. De là, on voyait l’ancienne route militaire partiellement goudronnée qui partait au nord-est, en direction de la petite ville de Bardaï, rendue célèbre au siècle passé par l’affaire Claustre15, aujourd’hui encore plus endormie que Sabha. Cette route continuait ensuite vers la bande d’Aouzou et sa petite mine d’uranium.

Sur le combicom, l’espion GPS indiquait à Shlom qu’Hubert était parti pratiquement plein sud, en direction des sources thermales de Soborum. Hannah, qu’il parvint à joindre, lui fournit des informations complémentaires et lui suggéra de trouver un moyen de transport aérien: par voie terrestre, il lui faudrait en effet faire un sacré détour jusqu’à Bardaï puis obliquer pour longer une formidable vallée aux falaises abruptes, sans doute magnifique mais aussi éreintante. Shlom n’était pas là pour faire du tourisme. Il se mit à la recherche d’un appareil et tomba sur un Toubou, qui s’était ingénieusement installé un hamac dans la structure de son gyroptère et se redressa à son approche. À la vue d’un client potentiel, le visage du Toubou s’éclaira d’un magnifique sourire qui fit apparaître des dents limées et pointues. Hannah avait envoyé un petit vocabulaire tedaga à Shlom qui chercha à impressionner le Toubou en lui adressant les salutations d’usage. Ce dernier rit si fort qu’il en chut de son hamac et Shlom comprit qu’il pouvait encore s’améliorer en tedaga. Toutefois, la glace était brisée.

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Le Toubou se présenta:

– Yo man. Je suis Hakim. Hakim Baille. Tu veux aller à Soborum?

– Euh…​ Oui.

– Un sacré chemin depuis ici. Tu le sais, n’est-ce pas?

Shlom comprit qu’il allait sans doute devoir raquer, d’autant plus que Hakim était en situation de total monopole. Vu le budget Turraytini, il ne marchanda pratiquement pas, juste assez pour ne pas perdre la face. C’était sans doute encore largement trop cher payé, mais Hakim s’avérait être un gars sympa et Shlom voulait surtout être certain qu’il l’attende pour le chemin du retour. Après avoir scellé le deal par un thé vert, ils prirent place dans le gyroptère, Hakim à l’avant. Il fournit une paire de lunettes à Shlom et remonta les siennes sur ses yeux.

– On va faire le trajet en quelques heures, avec une pause au col, OK?

Comme Shlom acquiesçait, Hakim reprit d’un ton badin.

– Merci à tous les passagers d’éteindre leur cigarette et d’attacher leur ceinture. Nous décollons.

Go, répondit laconiquement le passager.

Comme toujours, malgré la petite rampe de lancement qui favorisait l’envol, le plus dur c’était au décollage. Comme disait la vieille blague du début du XXIe siècle: "C’est loin la Russie? Tais-toi et pédale!"

– C’est encore loin ?

– Vous feriez mieux de vous concentrer sur votre pédalage, pas fameux compte tenu de votre physique. Je pensais que vous seriez plus performant…​ Hin ! Hin ! Hin ! (Hakim émit ce petit grincement, typique du rire saharien). Nous sommes bientôt au col, allez, courage! Là je vous promets une pause avec un petit thé vert avec de la menthe, soyons fou. Et plein de bon sucre.

Reparti pour la dernière étape, Shlom n’en pouvait plus. Ses mollets le lâchaient, il avait régulièrement de douloureuses crampes qui s’étendaient jusqu’aux orteils et le contraignaient à se mettre en danseuse sur la pointe des pieds. Hakim le sentait et se retournait pour dévisager Shlom d’un air narquois. Un insupportable affront pour Shlom qui se rasseyait sur sa selle pour se remettre à pédaler avec fureur.

– OK. 3 heures, 43 minutes. On est arrivés. Bonne performance.

Shlom descendit du gyroptère avec raideur. Observant les alentours, ils virent à quelques dizaines de mètres du gyroptère de Hakim un Homer16, un engin aussi disgracieux que monstrueux. Shlom croyait ce type d’hélicoptère disparu après les deux ou trois prototypes des années ’60 et ’70 du siècle passé. Force était de constater qu’il existait au moins encore un exemplaire en état de marche de ce ridicule mastodonte.

Миль 12, Московский вертолетный завод им. М. Л. Миля 12 © Wikimedia Commons - CC-by-3.0

Lourd, lent, d’une faible autonomie, d’un plafond limité et d’une consommation ahurissante, il était tout à fait étonnant d’imaginer que pareil appareil puisse encore être utilisé dans un monde où le pétrole était devenu si rare. Soucieux de ne pas se faire remarquer, Shlom arrangea un petit « supplemento » avec Hakim et lui demanda de planquer le gyroptère un peu plus loin. Connues des Romains, les sources thermales de Soborum constituaient depuis des siècles le remède miracle pour les pieds fatigués des Toubous, puis des légionnaires. Shlom se réjouissait d’y détendre les siens, perclus de fatigue et de crampe. Il se dirigea prudemment vers les solfatares de Soborum, à la suite de son chauffeur et guide.

Hakim l’avait aidé à se déguiser en Toubou albinos. Ils avaient prévu un scénario farfelu selon lequel Shlom serait sourd-muet, ce qui le dispenserait de se dévoiler avec son tedaga de cuisine. Shlom s’appliquait à suivre Hakim pas à pas, comme on sentait le sol craqueler sous les pieds, du fait de l’activité volcanique. En-dehors de la sente, le sol pouvait s’effondrer à tout moment, engouffrant alors le malheureux piéton dans un enfer dantesque. Toutes les couleurs de l’enfer étaient d’ailleurs présentes et il régnait une forte odeur sulfureuse. Dans ce décor lunaire, Shlom entendit les Russes avant de les voir. Ils étaient une bonne trentaine, nus comme des vers et la vision de ces corps blancs dans ces caldeiras perdues au fond du Tibesti avait quelque chose de primitif et d’effrayant.

Shlom eut une fugace hallucination et vit les corps des Russes remplacés brièvement par ceux de légionnaires perdus, venant du fond des temps. Une fois arrivés auprès du groupe de guides toubous des Russes, Hakim se présenta, ansi que le sourd-muet albinos qui l’accompagnait. Caché sous son chèche, Shlom jouait son rôle. Les Toubous ne furent sans doute pas dupes, mais retransmirent fidèlement l’information à la sentinelle russe, un jeune adulte au visage encore criblé d’acné adolescente, qui n’y vit que du feu.

Il firent un thé et Shlom en profita pour espionner discrètement ce qui se passait du côté des sources.

Les soldats se baignaient dans de petites vasques. Hubert pataugait dans le plus grand bassin, entouré de militaires gradés. Les fumerolles et le bruit des conversations rendaient difficile l’écoute des discussions. Par chance le combicom était équipé d’un micro directionnel discret que Shlom activa en le pointant sur Hubert. Il put alors saisir la conversation suivante, traduite du russe:

– Alors mon cher Hubert, satisfait?

– Oui Harun. Tout va à merveille. Notre projet touche à son but et mon corps chérit ces lieux, nonobstant l’odeur. D’ailleurs, outre les vulcanologues, je ne vois pas qui peut la supporter.

Le Russe hurla:

– Fedia, vodka! Putain, il fait trop soif par ici, une malenkaia vodka glacée sera parfaite.

Le soldat post-adolescent boutonneux se précipita vers eux, avec une bouteille glacée de Stolichnaya et quelques petits verres. Ils trinquèrent:

На здоровье!

– Tchin-tchin!

Hubert reprit:

– Je lève mon verre à la réussite de notre projet. D’après mes dernières informations, les vecteurs balistiques sont enfin prêts. Il ne reste plus qu’à procéder au test à taille réelle, ce qui permettra aussi de faire disparaître toutes nos traces et surtout tous les témoins du développement du projet. Si tout se passe bien, nous pourrons déclencher l’opération dans les délais prévus.

– Délais, délais…​ Difficile de parler de délais pour une opération qui a commencé il y a des dizaines d’années!

– Certes oui, cher Harun, vous avez raison, comme d’habitude. Ceci étant, cette partie de l’opération est quand même nettement plus récente, sans vouloir d’aucune manière vous contredire.

– C’est vrai…​. Et votre charmante mais trop naïve épouse, Helena?

– Affaire réglée.

En l’entendant, Shlom serra les dents: ainsi donc, la belle brune avait bel et bien été éliminée.

Hubert reprit:

– J’ai réussi à faire croire qu’elle s’était noyée. Nous avons trouvé une femme qui lui ressemblait et on l’a fait passer de vie à trépas. Point.

Helena était donc vivante?

À nouveau, Hubert:

– Les médias, je veux dire les paparazzi·e·s qui nous harcelaient, ainsi que la police, ont gobé tout cru cette histoire et sont convaincu·e·s de sa disparition tragique. Ceci a d’ailleurs été financièrement fort bénéfique, puisque nos chers donat·eur·rice·s ont, des plus riches aux plus humbles, versé des sommes substantielles pour ce qu’ils pensent être une noble cause. Or nous savons tous deux comme notre cause est noble, même si elle diffère notablement de ces divagations écologicos-zoologistes, n’est-ce pas?

Hubert émit alors ce qui devait être un rire, faisant blatérer un dromadaire en écho.

– Oui, Hubert, très drôle, mais je voulais dire, maintenant, qu’allez-vous faire d’Helena?

– M’en débarrasser, définitivement et prochainement. J’ai assez joué avec, elle me lasse, elle ne m’est plus utile et est devenue un témoin gênant. Elle fera partie des dommages et pertes collatéraux lors de l’opération camerounaise.

Ils se remirent à boire. Hakim fit un signe discret à Shlom, qui suivit son regard. Un officier vaguement plus distingué que ses collègues semblait observer Shlom avec attention.

Hakim chuchota:

– Je crois qu’on devrait s’en aller. Rapidement et sans délai.

– En effet.

Ils se levèrent sans précipitation, retournèrent au gyroptère, remontèrent à bord et retournèrent à l’airship-port de Toussidé.

Le voyage du retour fut un vrai plaisir. Lors d’une pause, Hakim conduisit Shlom à une petite caldeira où ils purent faire trempette. L’eau des Toubous n’avait pas usurpé sa réputation miraculeuse: toutes les courbatures, douleurs et autres petites misères qui accablaient Shlom se volatilisèrent dans la magie de l’eau sulfureuse.

Une fois arrivés, pendant qu’ils attendaient le retour des Russes et de Hubert, Hakim informa Shlom des fréquentes visites de ces derniers dans la région. Leur présence et celle du Homer suscitait toujours l’intérêt des locaux. Subitement, le GPS espion de Hubert se manifesta et l’appareil russe fut bientôt en vue. Survolant le pic Toussidé, il piqua droit au sud. Pour suivre Hubert, Shlom allait devoir se remettre en route. Hakim lui dégotta un vélo solaire. Il était moche mais performant et solide.

La falaise

To fire a shot, it is necessary to release the trigger and press it anew. After the trigger has been released, the rod moves forward and its hook engages the sear and, if pressed, the rod hook turns the sear and disengages it from the hammer-cocking cam. The hammer actuated by the mainspring turns round its pin and strikes the firing pin. The latter travels forward and impinges the primer. Thus, a shot is fired.

7.62-mm SVD Dragunov Sniper Rifle, Technical description and service manual

Mission Sahara Niger © Wikimedia Commons - CC-by-3.0

 

Miracle de Soborum: la périarthrite scapulo humérale sous-acromiale sur tendinite calcifiante de Shlom se portait à merveille et il était persuadé qu’il n’aurait plus jamais besoin d’une injection de cortisone. Il avala donc aisément cette nouvelle étape, fièrement juché sur son vélo solaire. Après avoir longé l’imposante masse de l’Emi Koussi qui, à 3’445 mètres, constituait le sommet du Sahara, il continua plein sud et descendit des reliefs du Tibesti vers le plateau tchadien. Il avait bien remarqué que l’énorme hélicoptère ne se dirigeait pas vers Faya Largeau, mais vers la falaise d’Angamma, un coin perdu et inconnu, sauf de quelques archéologues et anthropologues. Une bagatelle de quatre cents kilomètres à parcourir…​ Le problème principal était l’approvisionnement en eau qui, vu son autonomie restreinte, l’obligeait à faire des détours pour s’arrêter aux puits que lui indiquait Hannah via le combicom. Il mit trois jours pour franchir cette distance et fut plutôt fier de ce record. Le troisième jour, alors qu’il cheminait le long d’une piste plate et monotone, il vit soudain apparaître la falaise d’Angamma, d’une beauté à couper le souffle. Il ne pouvait cependant se laisser distraire par le paysage, devant s’appliquer à suivre la trace sur le reg caillouteux.

La falaise occupait maintenant tout l’horizon, s’étendant sur des kilomètres. Une sente menait vers le sommet. Shlom la suivit à pied, laissant son vélo planqué dans une crevasse. Il nota mentalement quelques repères, espérant pouvoir le retrouver par la suite. Sa réserve d’eau était pratiquement épuisée mais une petite guelta située au milieu de l’ascension lui permit de se réapprovisionner et même de prendre un petit bain. Alors qu’l barbotait, il entendit un bruit qui le fit sursauter. Planqué derrière un rocher, il vit arriver un âne, suivi d’un vieux berger à l’air inoffensif. Animal et homme, assoiffés, s’abreuvèrent abondamment et Shlom prit le risque de sortir de sa cachette.

Salam Aleïkum! Comment va la vie?

– Ça va, ça va.

Le vieux avait répondu dans un arabe parfaitement intelligible. Ils poursuivirent les salutations: la santé, la famille, les bêtes (limité au seul âne), l’argent, invariablement le vieux répondait « ça va, ça va », sur un ton qui laissait entendre que cela n’allait pas du tout. Finalement, le vieux se présenta: Hassan Mbaiodjal Mahamat, venant d’une lignée de bergers toubous goranes. À la question « et la pluie, ça va? », le vieux répondit « ça va, un peu », ce qui signifiait qu’il y avait là un réel problème. Shlom lui demanda d’approfondir.

– Il y a longtemps, Allah était clément et nous accordait l’eau en suffisance, à travers la pluie qui sont les pleurs qu’il verse sur la misérable condition humaine. Mais depuis quelques mois, rien ne va plus, l’eau est rare. Cette guelta par exemple est normalement trois fois plus profonde. Comme il n’a pas plu depuis des lunes elle est, elle aussi, misérable.

– Et à quoi attribues-tu ce changement? Les hommes sont-ils plus méchants depuis quelques mois?

Tutti no, ma buona parte si…​ (ils rirent tous deux à l’évocation de cette vieille plaisanterie sarde). En fait, je pense que c’est de la faute aux Martiens.

– Des Martiens?

– Oui, je les appelle ainsi, même si je sais bien que ce sont des hommes du nord. Ils viennent de Tripoli et certains sont russes, je le sais, je parle un peu cette langue.

– Des Russes? Qu’est-ce qu’ils font par ici?

– Ils ont un campement au bout de ce sentier, mais je ne sais pas ce qu’il s’y passe, il y a une sentinelle un peu plus loin. Il y a bien un chemin de crête qui permet de les contourner, mais je suis trop vieux pour faire le singe et je tiens à mes os.

– Ce chemin détourné, tu pourrais me l’indiquer, fit Shlom en proposant quelques dattes au vieux.

Ce dernier lui traça une carte très précise sur le sable. Shlom le pria de ne rien dire de leur conversation à quiconque. Le vieux rétorqua qu’à part son âne, avec qui il ne manquerait pas d’évoquer leur agréable rencontre, il ne risquait pas de parler à un être humain avant des semaines. Il conclut:

– Le sais-tu mon fils: l’hirondelle a deux ailes.

–???

Shlom finit par comprendre la subtilité. Les deux hommes sourirent. Ils se séparèrent émus, dans une nouvelle litanie d’au-revoirs et le vieux disparut bientôt, happé par la pente.

Shlom reprit sa marche; après une petite heure, il bifurqua selon les indications du berger et se retrouva bientôt longeant l’arête principale qui menait vers la crête. En contrebas, il pouvait distinguer une sentinelle solitaire, armée, l’air de s’ennuyer, ce qui la rendait plus vulnérable. Elle défendait l’accès d’un col au-delà duquel Shlom ne pouvait rien voir pour le moment. Grâce aux informations fournies par Hannah via le combicom, il put distinguer ce qui se passait de l’autre côté. Il y avait un petit plateau de quelques centaines de mètres, isolé par une série de crêtes dont celle sur laquelle se trouvait Shlom. Sur ce plateau, plusieurs hangars avaient été camouflés.

Le Homer était posé à côté des hangars. Il n’y avait aucune activité en vue. Après avoir pris des repères pour pouvoir s’orienter la nuit tombée, Shlom s’installa pour attendre l’obscurité.

Il se réveilla en sursaut. La nuit était déjà assez avancée pour qu’il distingue clairement les Pléiades.

Il se mit à courir. Avec ses habits sombres, son bonnet et la cendre dont il s’était enduit les mains et le visage, il était pratiquement invisible. Quant à ses foulées amples et régulières, elles étaient parfaitement silencieuses. Il sauta comme un tigre sur le garde et l’assomma d’un coup de krav-maga, puis le ligota et le bâillonna. Il reprit sa progression. S’approchant du bâtiment, il se dit qu’il ne pourrait pas regarder par la fenêtre, qui était trop haute. Il sortit un petit endoscope de son sac et le fit glisser le long de la façade jusqu’à à la fenêtre. Il visualisa une dizaine d’Africains, nus, le visage paniqué. En face d’eux se tenaient quelques Libyens en uniforme de l’armée régulière et deux soldats russes, dont Harun et Hubert.

Hubert? Huberk, oui!

À force de le suivre, Shlom commençait à en avoir le dégoût, la nausée, la dé-becquetance. Le personnage était vêtu avec une certaine affectation: saharienne, pantacourts de para, pataugas montantes, béret commando de la Légion posé de guingois sur son crâne tondu. Que du beau linge.

– Cher Harun, procédons voyons!

– D’accord - enfilez les masques, rapidement!

Ils mirent un masque à gaz qui les fit ressembler aux troupes de l’Empire dans la « Guerre des étoiles ». Hubert portait un masque noir qui le faisait ressembler à Dark Vador. Il ne manquait plus que la cape et l’épée de jedi. Un véritable bal costumé.

Mais la scène qui se déroulait sous les yeux de Shlom n’avait rien d’une fête. Hubert dégoupilla et balança ce qui ressemblait à une grenade fumigène, qui diffusa aussitôt une légère fumée, masquant la vue de Shlom. Il constata que le gaz semblait monter vers les haut. Peu à peu, la fumée se dissipa. À la place de la dizaine d’Africains apeurés, Shlom vit des des hommes au visage béat. Ils se serraient les mains, se jetaient dans les bras les uns des autres; certains tendaient le poing gauche vers le plafond en chantant l’Internationale, d’autres cherchaient à sympathiser avec les militaires, sans grand succès il faut bien le dire. Montant le son de son micro, Shlom capta quelques conversations.

Les Africains s’adressaient aux soldats armés qui leur faisaient face:

– Te rends-tu compte, ô camarade, de l’aliénation de ton uniforme? Il n’est là que pour te rappeler que tu n’es qu’un valet, un larbin au service du capital impérialiste. Sous le tissu feldgrau, il y a un homme, camarade, un soldat prolétarien. Rejoins-nous, renversons ce monde pourri. Tout le pouvoir aux Soviets!

Un autre:

– Mon camarade a bien parlé, il ne devrait y avoir ici ou ailleurs ni hiérarchie, ni officiers. On a juste affaire à une banale supercherie marchande destinée à couvrir les égoïstes intérêts bourgeois, ces bourgeois qui n’hésitent pas à ordonner à l’armée de tirer sur le peuple lorsque ce dernier exerce librement ses droits démocratiques. Arrache tes épaulettes. Fusille ton supérieur. Jette ton fusil, prends une fourche et pars à la campagne, sympathiser avec le camarade paysan. C’est à ce prix qu’est la révolution.

Hubert pressa un bouton, une porte s’ouvrit et un Africain déguisé en oncle Sam entra. Ses congénères le regardèrent avec dégoût. Hubert et les militaires baissèrent leur masque à gaz et Hubert se saisit d’un mégaphone.

– Regardez qui vient d’entrer, camarades! Le capital en personne! Le grand Satan en personne. Attaque, attaque, Kss! Kss! Kill! Kill!

L’un des Africains illuminés prit la parole:

– La violence n’est pas la solution. Parlons avec cet homme, qui ne porte qu’un déguisement, des oripeaux qui lui ont été collés à la peau. Viens, camarade, libère-toi de cette chape idéologique!

Hubert sortit un Mauser à canon long et logea une balle dans la poitrine de l’impudent. Il reprit son mégaphone:

– Allons, allons…​ Si vous ne voulez pas finir comme votre camarade, lynchez-moi ce capitaliste. Kill! Kill!

Les Africains survivants ne bougeaient pas d’un cil. L’un d’eux prit la parole:

– La violence ne mène à rien, elle sert les intérêts du capital. C’est lui qui a la puissance de feu, tout affrontement direct est perdu d’avance et ne vaut guère mieux qu’un suicide du prolétariat. Parler librement, s’exprimer sans contraintes, voter démocratiquement et pacifiquement, voici la voie de la victoire vraie. Nous ne tuerons point. Un point c’est tout.

Hubert leva son Mauser et tira à nouveau, tuant l’homme. Les autres ne bougèrent point mais le regardèrent d’un air navré, en faisant « Tss…​ Tss…​ Tss…​! ». Hubert se tourna alors vers les militaires libyens.

– Exterminez-moi toutes ces brutes.

Comme les soldats libyens ne bougeaient pas, Hubert reprit.

– C’est un ordre. Maintenant.

À contrecœur, les Libyens levèrent leurs fusils. Des crépitements, beaucoup de fumée et une affreuse odeur de cordite. À terre, tous les Africains. Hubert qui va vers eux, loge systématiquement une balle dans la tête de chaque homme, recharge son Mauser. Finit sa triste et sordide besogne. Achève en soufflant la fumée qui sort du canon de son revolver, un grand sourire sur son visage de rat.

– Bravo Hubert, c’est une réussite totale. Dociles et non-violents. On en fera ce que l’on voudra.

– Oui, cher Haroun. Allons, il est temps de nous restaurer.

Ils sortirent tous et gagnèrent un bâtiment adjacent. Shlom attendit quelques instants, puis pénétra discrètement dans la salle. Il cherchait un survivant mais tous semblaient avoir passé l’Achéron. Soudain, Shlom entendit un râle. Il se rapprocha. La balle fatale de Hubert n’avait pas achevé le blessé qui se mourait toutefois, se vidant lentement de son sang.

– A boire, s’il te plaît, je meurs de soif…​

Shlom lui mit quelques gouttes sur les lèvres, ce qui sembla le soulager au début, jusqu’à ce qu’il crache l’eau, rougie par le sang.

– Mais enfin, que s’est-il passé? Que vous ont fait ces salopards? Pourquoi leur obéir docilement, pourquoi ne pas vous rebeller. Et que signifient ces étranges théories communistes et non-violentes?

– Mon frère, camarade, la révolution n’est pas mûre. Et les armes ne servent à rien, sinon à la détourner de sa noblesse. Seule l’union des travailleurs permettra de…​

– De???

– De…​

– Oui, de…​???

– De…​ L’horreur. L’horreur. Argh.

Une bave rose se forma aux commissures des lèvres du mourant. Ses yeux devinrent vitreux, se voilèrent, il cessa de respirer. C’était fini. Shlom lui ferma les yeux.

Il ressortit discrètement et retourna vers son vélo. Il se cacha pour passer la nuit et eut une peine infinie à trouver le sommeil.

À marche forcée

Going up that river was like traveling back to the earliest beginnings of the world, when vegetation rioted on the earth and the big trees were kings. An empty stream, a great silence, an impenetrable forest. The air was warm, thick, heavy, sluggish. There was no joy in the brilliance of sunshine. The long stretches of the waterway ran on, deserted, into the gloom of overshadowed distances.

— Joseph Conrad, Heart of Darkness

La question qui tue: Sławomir Rawicz17 était-il un bourreur invétéré? Est-il possible de rallier à pied, en plein hiver, le cercle polaire à l’Himalaya, en pleine Seconde Guerre mondiale et sous-alimenté? Cette question tourmentait Shlom alors qu’il contemplait son vélo solaire irrémédiablement gâté tout en pansant ses blessures.Il n’avait rien vu venir, le vélo s’était engagé dans une ornière aussi vicieuse qu’imprévisible.

Il faisait chaud, très chaud. Tant qu’on peut s’alimenter et se tenir au sec, on survit au grand froid. Le grand chaud, surtout si on a pas de réserve d’eau, c’est autre chose. Shlom avait une petite réserve d’eau et le moral franchement dans les chaussettes.

Afin de rejoindre Hubert, après son départ avec les troupes russes, Shlom avait cherché à rejoindre depuis la falaise d’Angamma la ville la plus proche, pour y trouver un transport.

Grosso modo, de la falaise d’Angamma à Faya Largeau il y a 200 kilomètres. Il avait dû en parcourir les deux tiers, il lui restait donc une grosse soixantaine de kilomètres. Par chance, c’était l’hiver: en été il aurait juste pu oublier.

Pour se donner du courage, il se mit à penser au général Largeau, « père fondateur du Tchad », qui avait succédé en 1913 au colonel Hirtzmann et repris le contrôle de la zaouïa d’Haïn Galaka, bastion des Sénoussistes, laissant son nom au fort qu’il devait rejoindre, avant de trouver la mort, trois ans plus tard, sur le front de Verdun. Shlom espérait qu’il l’avait eu dans le cul, l’éclat d’obus, le shrapnel qui l’avait achevé, alors que trois campagnes de « pacification » africaine n’en étaient pas venues à bout.

La marche est une activité d’une grande simplicité: on pose un pied, on lève l’autre et on le pose un peu plus loin, en fonction de sa foulée. C’est la différence de longueur de foulée entre un pied et l’autre qui fait tourner en rond le meilleur marcheur. Par chance, la piste que devait suivre Shlom était bien visible et, en cas de besoin, il avait toujours sa boussole de précision en poche. Il s’était toujours méfié des gadgets technologiques. À raison car son combicom, malgré son perfectionnement, était tout simplement incapable de capter un quelconque réseau dans cet endroit oublié des dieux et des hommes.

Pied gauche, pied droit, dans une foulée régulière, Shlom parcourait un mètre zéro deux à chaque pas. Sans la piste, il aurait dérivé de quelques millimètres à chaque pas à droite. Son asymétrie l’énervait prodigieusement, il avait bien essayé de la corriger mais cela avait encore empiré cette tendance. Il avait décidé d’oublier, de faire avec. Il parcourait donc un kilomètres tous les mille pas, gagnant ainsi lentement son but, la civilisation ou, comme on dit plus prosaïquement dans les zones sahéliennes, le goudron.

Dans les années ’70 du millénaire précédent, cette zone avait été le théâtre d’âpres combats entre guerriers Toubous et la compagnie parachutiste d’infanterie de marine (CPIMa) qui « appuyait » l’armée « régulière » tchadienne. En envoyant les Tchadiens devant eux, les Français avaient fini par pacifier la région, au prix de nombreux morts de part et d’autre. Mais à la chute du dictateur Hissène Habré, la présence française périclita et les Toubous purent reprendre leurs activités politiques et militaires. La zone fut alors à nouveau hors contrôle tchadien. C’est ce qui expliquait cette carcasse d’hélicoptère, un Alouette II, que Shlom ne se souvenait même pas avoir croisée à l’aller. Une petite vipère des sables sortit de l’habitacle défoncé, dardant sa langue fourchue en direction de Shlom, qui lui tira la langue en retour. Elle se replia prudemment, sentant dans la chose puante et sale qui lui faisait front un animal plus dangereux qu’elle.

Cet endroit désolé, cette carcasse d’hélicoptère au nom d’oiseau, la perspective d’une grosse journée de marche, tout cela rendit Shlom mélancolique. Une pensée en entraînant une autre, il se mit à réfléchir à ce siècle et à la folie de ses contemporains. Certes, le Grand Fléau qui avait suivi la Guerre du début du siècle avait eu l’avantage de régler le problème démographique mondial d’une manière qui aurait plu à Malthus. Elle avait occasionné un innombrable nombre de morts et consacré la suprématie des Russes, qui restaient persuadés que la vodka les avait protégés du Grand Fléau. En réalité, les scientifiques soviétiques le découvrirent plus tard, les Russes étaient porteur d’un gène résistant à la souche du H5N1 que les militaires de l’Armée populaire de libération chinoise avait développé et laissé échapper sans le vouloir.

Quant à la guerre entre Israël et Iran de la fin des années ‘20, elle avait certes amené la paix au Proche-Orient, mais transformé toute la zone entre l’Égypte et la mer Caspienne en un énorme désert radioactif, empêchant toute implantation humaine pour des siècles et des siècles.

Comme le soir tombait, Shlom se chercha un endroit discret et sûr pour bivouaquer, protégé du vent et des regards. À l’aube, il se leva. En connaisseur du désert, il prit garde à renverser ses bottes avant de les enfiler. Grand bien lui fit, puisqu’un gros scorpion jaune tomba de sa botte gauche.

En fin de matinée, il rejoignit Faya Largeau et eut la chance d’y croiser un pilote d’avion à hydrogène, qui avait dû se poser pour résoudre un problème technique. Les accidents sur ce type d’appareils étaient fréquents et expliquaient leur relative rareté. L’avion à hydrogène avait pour destination N’Djamena et c’était aussi celle du Homer, d’après le plan de vol piraté par Hannah. Shlom profita de cette opportunité pour avancer plus rapidement.

Plus dure sera la chute

Après ces jours de marche forcée en plein désert, ces kilomètres avalés à la force du mollet, Shlom eut des difficultés à se faire à la vitesse de l’appareil propulsé l’hydrogène, ce qui le rapprochait plus d’une fusée que d’un avion classique. Alors qu’ils voyaient apparaître ce qui avait été le vaste lac Tchad, ils aperçurent l’énorme Homer qui semblait en difficulté, prêt à tomber. L’appareil sembla se stabiliser en se mettant en auto rotation, puis se mit à chuter en direction du lac. Quelques passagers en sautèrent et des corolles blanches s’ouvrir, parmi lesquelles un parachute rose layette que Shlom soupçonna être celui de Hubert. Ils avaient eu raison de quitter l’appareil qui se rompit en touchant l’eau et fit immédiatement naufrage.

– Il faut les aider! Dit Shlom.

– Oui. Tire la poignée en-dessus de toi. À mon signal, tu seras automatiquement éjecté. Et n’oublie pas d’ouvrir ton parachute immédiatement après. Il n’y a pas de vent, je vais te larguer à la bonne hauteur et au bon endroit. Tu peux prendre le petit canot pneumatique de secours, il te sera utile pour les croc’s.

Aussitôt dit, aussitôt fait. Le pilote fit une rapide manœuvre, Shlom s’éjecta, ouvrit son parachute et vit l’avion à hydrogène disparaître à grande vitesse alors qu’il descendait tranquillement, suivi du canot pneumatique. Shlom parvint à se poser à proximité du parachutiste rose. Le canot se gonfla automatiquement.

Shlom, saisissant la pagaie, se rapprocha rapidement du fils de bonne famille.

Hubert criait:

– Aidez-moi. Je ferai de vous un homme riche. S’il vous plaît. Aidez-moi.

Shlom hésitait à dévoiler sa véritable identité pour ne pas compromettre sa mission. D’un autre côté, il ne voyait pas pourquoi il refuserait une fortune. Il répondit donc simplement:

– OK. À combien estimez-vous votre précieuse personne?

– Un million de roubles.

– Trois.

– Deux.

Shlom fut impressionné de voir qu’Hubert était encore capable de marchander, malgré la précarité de sa position.

– Tope-là.

Il lui lança une bouée attachée à un filin et le hissa péniblement dans le minuscule pneumatique. À ce moment leur parvint le cri de terreur des officiers russes, attaqués par l’armée des crocodiles du Nil. Ils devaient être nombreux car les militaires disparurent en quelques minutes. Le calme était revenu alors que Shlom souquait ferme pour regagner la rive. Une barque à moteur solaire se rapprocha d’eux, de toute la vitesse de sa faible puissance. Dans le canot, deux femmes en uniforme d’hôtesses qui s’adressèrent à Hubert.

– Monsieur Pictais-Turraytini je présume?

– Oui, c’est cela même. Hubert, pour vous servir, Mesdames. C’est à quel propos?

– Vos amis vous envoient des secours. Veuillez embarquer, je vous prie.

Le transbordement d’Hubert fut immédiat. Il fit un saut dont l’agilité surprit Shlom.

– Naviguons maintenant!

– Et votre sauveteur?

– Ah! Celui-là…​ Peu importe. J’ai dit: naviguons. Veuillez procéder.

La barque s’éloigna sous les yeux de Shlom, redevenu pauvre, qui se remit à pagayer en silence. Arrivé à la rive, il s’arrangea avec un pêcheur, qui se rendait à N’Djamena pour profiter de son transport. Il finit dans le Quartier des évolués, sur une terrasse du Kotoko où il devait rencontrer le contact fourni par Hannah et en profitant pour déguster des brochettes et écluser quelques bières, tout en regardant le Chari en crue. D’après les informations d’Hannah, la destination finale de Hubert était un obscur lac perdu au nord-ouest du Cameroun, dans une région montagneuse difficile d’accès, proche du Nigeria. Le pont de Djamena-Moundou, qui était tout proche et conduisait au Cameroun, constituait la première étape de la longue route que Shlom allait devoir avaler pour se rendre à l’altiport de Maroua, situé dans les Monts Madara.

Le contact d’Hannah était une contact, une cyberpunke qui offrait une ressemblance frappante avec Grace Jones, dont elle avait aussi la voix grave.

– Shlom Rublev, I presume?

– C’est cela même…​ Enchanté, …​???

– Moi c’est Heifara. Heifara Boulala. Cyberpunke tchadienne, hacktiviste du Яézo18. Nous n’avons pas la même couleur de peau, mais nous cherchons le même port.

– Heifara? Ce n’est pas très tchadien, non?

– Je vois que Monsieur est un connaisseur. Non, ce n’est pas tchadien.

– Mais encore?

– Que je sache, nous n’avons pas gardé de moutons ensemble19.

– Mais enfin…​

– D’accord. Je te charrie, camarade Shlom. Voici donc mon histoire.

L’histoire incroyable d’Heifara Boulala

Je suis née au début du siècle, fille de Herveline Boulala et de père inconnu. Ce dernier, un Tchadien immigré en Polynésie, s’était engagé dans la Légion et avait atterri dans les Îles, après de longs voyage. Ma mère se demandait toujours ce qui lui avait fait remarquer cette fille diaphane. C’était un très bel homme et elle, elle ne cassait pas la baraque - chez nous on dit « casser la cabane ».

Mais il semble qu’à peine l’avait-il vue dans ce sombre cabaret de Papeete qu’il avait été séduit, le cœur conquis et chaviré. Il s’était aussitôt déclaré. Neuf mois après, je naissais, affublée de ce stupide prénom et mon père disparaissait, happé par ses fantômes, plus vraisemblablement par un navire quelconque. Je ne l’ai jamais connu et nous n’avons reçu depuis aucune nouvelle. Sans doute a-t-il fini sa vie dans quelque port, la panse crevée par un surin de marin. Sans l’avoir connu, j’ai le privilège de ne point avoir eu le besoin de l’aimer. Point final sur le chapitre paternel, qui a le mérite d’expliquer mon prénom, aussi incongru dans ces îles qu’un iceberg ou un ours polaire. Ah, comme j’aurai aimé être un ours polaire dans mon enfance, quand j’étais soumise aux quolibets de mes camarades: « Heifara, t’es effroyable…​ (rires) ». Quand ils avaient goûté de mes poings, ils cessaient, mais l’ostracisme dont j’étais l’objet n’en devenait que plus sévère.

À la fin de l’adolescence, je commençai à aller franchement mal. Ma mère, qui n’était pas très rationnelle, me fit faire le voyage de Vaitunanaa, un bled au sud de l’île où elle paya à prix d’or un apprenti sorcier freelance, Heleazar Du Pont Neuf, qui était sensé me remettre d’aplomb. C’était surtout un poivrot, mais il pensait savoir invoquer les anciens dieux, notamment Pele, le dieu des volcans, qui était censé le mettre en contact avec le centre de la terre et, ce faisant, avec tous les points terrestres. C’est le dieu le plus fréquemment invoqué pour les disparus. Il a rapidement compris que, pour guérir, je devais effectuer un pèlerinage, une sorte de hadj vers mes racines africaines. Ma mère, cette courageuse femme, rassembla toutes ses économies et nous paya un double billet pour N’Djamena. Aller simple.

En ces temps, avec le grand retour de la Françafrique, il n’était pas trop difficile pour une francophone de trouver un travail au Tchad. Ma mère ne perdit pas grand-chose en troquant le cabaret pour le bureau. Toutefois, l’absence de la mer lui porta au cœur une fatale nostalgie et en quelques mois elle s’étiola, fleur polynésienne mourant d’une maladie non tropicale, s’éteignant doucement comme un chandelle qui diminue et d’un coup cesse. Paix à son âme. Exit. Elle me laissa seule, jeune fille bien de sa personne, pleine de rage et de rancune à l’intérieur, timide et réservée à l’extérieur.

– Puis-je me permettre…​

– Non. Laisse-moi poursuivre. Je crois deviner ce que tu veux dire. Or donc, à l’époque je ne parlais guère et ne fréquentais pas mes semblables. J’avais découvert dans les électrons de bons compagnons et explorais en dilettante les mondes obscurs du cyberespace. J’y fis pas mal de mauvaises rencontres, jusqu’au jour où je tombai sur Hannah. Elle animait le tout premier stage de lesbiennes anarchistes cyberpunks de N’Djamena, dans un café clando qui servait de lieu de rencontres pour homosexuels. Moi j’étais tombée là un peu par hasard, guidée par un ami. Vu mon caractère anachorète, je fréquentais essentiellement des mâles homos à cette époque et il m’avait promis qu’on risquait de s’amuser. Je suis tombée amoureuse de Hannah, je lui ai offert un verre après son allocution - excellente au demeurant, elle traitait des outils de cryptage à l’intention des hacktivistes. Nous avons si bien sympathisé que nous avons atterri dans son lit le soir même. Depuis, nous restont en contact, si ce n’est étroit, du moins épistolaire. Je suis sa correspondante pour le Tchad, où j’organise la cellule du Яézo. Voilà toute l’histoire.

– Belle histoire. Euh, désolé d’être si prosaïque, mais…​

– Bien. Dans ce sac tu trouveras un nouveau combicom, d’après Hannah, le tien a été exposé et il est grillé. Tu dois t’en débarrasser. Ce nouvel appareil est moins perfectionné que celui de Hannah, mais néanmoins plus performant qu’il n’y paraît à première vue. Il a été fauché à un ingénieur russe expatrié il y a quelques jours, je l’ai reformaté et ré-initialisé en linux debianov. Tu peux l’utiliser sans craintes, il est parfaitement crypté.

L’appareil était indubitablement de facture soviétique. Il pesait près d’un kilo et on pouvait sans doute planter des clous avec. Il se situait à mi-chemin entre l’engin électronique, l’outil de maçon et l’arme de poing. Shlom le démarra, il s’alluma instantanément. L’appareil semblait parfait.

– C’est parfait. Juste ce qu’il me faut.

– J’oubliais un petit détail: il faudra que tu le recharges, j’ai mis très peu de crédit dessus. Si jamais tu veux supporter la cause des cyberpunkes lesbiennes tchadiennes, n’hésite pas. Il y a mon contact et un lien de paiement. Et voici une petite cellule photo-voltaïque à très haute performance - vestige de la technologie spatiale soviétique. Tu exposes la cellule quelques minutes au soleil et la batterie de ton combicom est rechargée. Enfin, la gare routière est juste derrière nous.

Shlom se leva:

– En avant! A la poursuite de nos folies et de nos gloires! Le problème n’est pas de mourir, mais de vivre idiot.

– Je vois qu’on connaît ses classiques. Je ne pensais pas entendre une citation de Roman von Ungern-Sternberg, à la sauce pratienne, ici. Et de qui est la deuxième phrase ?

– De moi.

– Mais mon cher Shlom, je vois qu’il t’arrive de réfléchir. Bravo.

Elle l’accompagna à la gare routière et l’y abandonna sur une poignée de mains bien formelle.

– A la revoyure, Shlom. Pour un mec, tu es presque fréquentable.

Et elle partit, magnifique et altière, aussi improbable que belle.

Shlom était soufflé.

– Je suis soufflé, dit-il.

Ascension

Cameroon masks © Wikimedia Commons - CC-by-3.0

Et cette immobilité de toutes choses n’était rien moins que paisible. C’était l’immobilité d’une force implacable couvant on ne savait quel insondable dessein. Elle vous contemplait d’un air plein de ressentiment. Je m’y fis à la longue; je cessai de m’en apercevoir; je n’en avais guère le temps.

— Conrad, Au cœur des ténèbres

De Maroua, la route s’étendait sur un haut-plateau, bientôt entouré des collines des Monts Madara. Vers Mokolo, Shlom franchit le col de Koza et admira les cultures en terrasses. Arrivé à l’altiport de Hoséré Oupay, en-dessus de Mokolo, sis à 1’300 mètres, il s’offrit une bière dans un estaminet. Un colosse russe ivre se disputait avec un Bamiléké tout aussi imbibé et la situation sentait le rance. Le Bamiléké finit par tant énerver le russe que ce dernier, brisant sa bouteille au coin de la table, la lui planta dans le ventre. Le Camerounais s’effondra dans une mare de sang. Les yeux fous, le Russe se leva et se dirigea, tenant fermement son tesson vers Shlom qui lui lança son poing, armé du combicom russe, sur la tempe. Le monstre s’écroula, foudroyé. Shlom aurait bien aimé le faire parler - que faisait-il dans ce coin paumé, s’il n’était pas lié à l’affaire qui l’occupait. Mais l’appareil de communication soviétique était bien une arme, le crâne du russe bosselé et son sommeil, définitif.

Il sortit. Un dirigeable était pratiquement près à partir et il ne s’écoulât pas six heures avant qu’il ne soit rempli. Un temps libre qu’il remplit en dégustant une viande grillée de porc-épic, un délice, accompagné de papillotes de manioc emballées dans des feuilles de bananier. La gastronomie camerounaise n’avait décidément rien perdu de sa grâce. Le dirigeable finit par appareiller, emmenant ses passagers le long du pic de Mindif et des magnifiques Rhumsiki, pour se poser finalement au lac de Lagdo, près de Garoua. En partant d’un haut-plateau qui longeait la chaîne à une altitude moyenne de mille mètres, Shlom devait franchir un dénivelé de neuf cents mètres à pieds pour rejoindre l’altiport de Hoséré Vokré. La marche était en effet le seul moyen d’y parvenir. Il prit la piste longue, qui contournait le pic final, très abrupt. Personne ne passait tout droit, à l’exception des porteurs à vide dont les longues jambes aussi graciles que puissantes tenaient plus de l’antilope que de l’humain. Une fois à l’altiport, Shlom acheta un billet pour un départ accéléré sur Foumban, situé à plus de 400 km de là. Par chance, l’aéroport disposait d’un vieux planeur, nettement plus rapide que les dirigeables et qui, comptant moins de place, serait rempli plus vite.

Après une attente de quelques heures, ce fut le chaos du départ. Tous se ruèrent à leurs places. Penchés sur leurs bicyclettes et serrant compulsivement leurs poignées, les passagers attendirent tendus le signal du départ. Au top, les freins desserrés, le planeur dévala la courte pente, aidé par les passagers qui pédalaient frénétiquement. Shlom détestait les décollages, sachant que près de 80% des accidents aériens se produisent durant cette étape. Un poulet, affolé par l’anxiété des pédaleurs, était sorti de sa cage et fientait à qui mieux-mieux sur les passagers, qui criaient au lynchage de son propriétaire. Ce dernier ne se dévoila pas, bien conscient du risque d’être éjecté sans parachute à près de 2’000 mètres d’altitude. Nonobstant ces perturbations, le planeur prit rapidement son envol puis un courant ascendant le propulsa en altitude. Un stream favorable l’entraîna bientôt à plus de 100km/h. Les passagers cessèrent de pédaler et sortirent provisions et tabac.

Des parfums de sauce poisson, piments et igname envahirent l’habitacle, au grand plaisir de Shlom. Il avait acheté une petite cassolette de ndolé qui humait bon la cuisine d’une tantine et déballa son lunch. Amer mais pas trop, la viande cuite à point, ce plat consacrait la richesse culinaire du Cameroun et la toute-puissance des daubes. Un régal. Il était complètement perdu dans sa dégustation quand le pilote annonça: « les aimables passagers sont priés de s’attacher et de se préparer à pédaler. Nous traversons une zone de turbulence ». Et effectivement, à cet instant, tout se mit à trembler. Un bébé se mit à pleurer et l’on entendit les passagers marmonner des prières adventistes, une secte qui avait connu un essor considérable durant les dernières années. Au bout d’un temps qui parut interminable pour les mollets des passagers, mais qui n’avait pas excédé un quart d’heure, la situation revint à la normale. Un jeune homme s’alluma une cigarette. Aussitôt, une grosse mamie se mit à crier.

– Non mais là toi tu es fou, là.

– …​?

– Oui, toi, avec ta cigarette. Tu offenses le Seigneur.

– Je ne vois pas, présentement, ce que le Seigneur a a voir là-dedans.

– Le Seigneur, il t’a donné la vie, à travers son fils, Jésus bien-aimé et le Saint-Esprit.

Un autre passager:

– Permettez que je m’immisce dans votre débat: le Père et le Fils sont un. C’est la consubstantiation, ou homoïousie. À moins que vous ne prêchiez l’hérésie orthodoxe, condamnée par Rome et pratiquement aussi grave que l’arianisme.

– Interruption sans suite, nous n’allons tout de même pas relancer ici la querelle du filioque.

– Et pourquoi pas? Si je veux parler du filioque, je vois pas pourquoi je ne pourrais pas. Filioque, filioque, filioque, na na na nère.

– Revenons à nos buffles, là, présentement. Le problème est que ce monsieur, qui fume là, il nous empoisonne la vie, mais surtout, il offense le Seigneur.

– Madame, j’aimerais savoir pourquoi ma cigarette offense le Seigneur. D’ailleurs, je ne vois pas pourquoi je vous réponds, je préférerais quelques agapes, un bon poulet bicyclette, avec sauce piment et vin de palme, plutôt que de suer dans cette cabine, avec ou sans Nicot.

– Jeune homme, respectez mon grand âge. Quiconque taquine un nid de guêpe doit savoir courir. Vous allumâtes votre bâton, vous en assumerez les conséquences. Or donc, sachez que le Seigneur vous a créé. Est-ce que vous partagez ma prémisse?

– Mais oui grand-mère, mais oui et alors? Il ne faut pas verser comme ça ma figure, je vous respecte moi.

– Je sais bien que ton ventre n’est pas amer, mais est-ce que la religion autorise le suicide? Si tu es né, c’est que le Seigneur l’a voulu. S’il l’a voulu, c’est lui qui décide. Alors tu te tues, tu offenses le Seigneur. Ainsi soit-il et amen et ainsi de suite.

– Ah c’est cela, en fumant, je me suicide à petit feu et je contredirais le grand dessein du Créateur? Je ne suis pas sûr d’être d’accord avec votre logique là madame, le syllogisme a une majeure que je ne partage pas forcément.

– Certes, tu as la comprenette malaisée, mécréant, mais on y arrive doucement doucement. Tout a une fin, sauf la banane qui en a deux.

Tous éclatèrent de rire. Le jeune homme écrasa sa cigarette et se mit à bouder. Quelques minutes arrachées à l’ennui. En-dessous de l’appareil, Foumban apparut et un peu plus loin, l’étape suivante de Shlom, le lac Bamendjing, dont la forme évoquait des alvéoles pulmonaires. Le pilote posa le planeur d’une (de deux) main/s experte/s et les passagers applaudirent. Shlom descendit avec son minuscule barda et se prépara à marcher.

Marche et crève

Entre Denges et Denezy
Un soldat rentre chez lui
Quinze jours de congé il a,
Marche depuis longtemps déjà
A marché, a beaucoup marché,
S’impatiente d’arriver parce qu’il a beaucoup marché

— Ramuz, Livret de l’Histoire du soldat pour Stravinsky

 

Fredonnant cet air russo-vaudois, Shlom cheminait. Plus que la musique de Stravinsky, c’est surtout le texte de Ramuz qui l’obsédait. Il faut dire qu’il marchait et qu’il avait déjà pas mal marché, tant dans sa vie que ces derniers jours et surtout la veille.

Il y avait aussi autre chose: il pressentait une prochaine rencontre avec le Diable. Et il n’avait pas de violon à échanger.

La marche étant propice à la réflexion, il se mit à penser. La saison des pluies avait été bonne dans cette région montagneuse et le paysage déclinait toutes les nuances de vert.

Ainsi suivait-il la Ring Road, entre glauque et absinthe, de kaki à malachite, s’émerveillant et soupirant tel un jeune énamouré devant toute cette beauté. À ses pieds toutefois, moins de beauté mais une boue noire et gluante, qui expliquait l’absence de véhicule. La pluie avait transformé la piste en un champ de gadoue spongieuse. Le passage à pied permettait un sacré raccourci en coupant l’énorme boucle que faisait la route, passant par Jakiri, à l’est et traversant la plaine de Ndop Ndop alors que le lac Nyos se trouvait droit devant lui, plein nord.

Il traversa plusieurs villages bororos, croisant des charrettes tirées par des bœufs et des ânes. Il parvint à négocier un transport à plusieurs occasions. Sur l’une des charrettes, une passagère replète lui offrit du miel dont il se gava tel un ours printanier. De magnifiques oiseaux colorés, de toutes tailles, passaient près d’eux et Shlom se mit à oublier sa mission. Sur sa droite, le mont Oku se dessinait à plus de trois mille mètres. Il but un peu de l’excellent thé local fourni par un compagnon de voyage, tout en contemplant un léopard paresseux qui regardait les passagers, avec l’air de se demander lequel d’entre-eux ferait son prochain picnic.

Depuis Oku, le paysage s’était fait plus ocre - il avait sans doute moins plu. La route était devenue une sente peu empruntée. Shlom ne croisa personne pendant de longues heures. Il avait longé toute une vallée et passé un premier col. Il lui restait à franchir un court plateau d’une vingtaine de kilomètres, avant le dernier col, très facile, peu avant Bwabwa. Difficile d’imaginer que quelques dizaines d’années auparavant, la mort avait surgi à cet endroit durant la terrible nuit du 20 août 1986, lorsque l’explosion du lac Nyos avait fait des milliers de victimes, brûlées et intoxiquées.

Dans cette nature magnifique et isolée, il était difficile de croire à la profondeur des ténèbres. Et pourtant, elles étaient là, Shlom les sentait. Les humait. Comme Marlow, il sentait qu’il n’avait que peu de temps et avait le sentiment de s’enfoncer dans un territoire sombre et effrayant, même s’il ne suivait pas le fleuve Congo. Soudain, il sentit une présence.

Trop tard. Un coup. Le noir.

Le cratère

On ne peut ni bannir, ni détruire les intellectuels bourgeois, il faut les vaincre, les transformer, les refondre, les rééduquer, comme du reste il faut rééduquer au prix d’une lutte de longue haleine, sur la base de la dictature du prolétariat, les prolétaires eux-mêmes qui, eux non plus, ne se débarrassent pas de leurs préjugés petits-bourgeois subitement, par miracle, sur l’injonction de la Sainte Vierge, sur l’injonction d’un mot d’ordre, d’une résolution, d’un décret, mais seulement au prix d’une lutte de masse, longue et difficile, contre les influences des masses petites-bourgeoises.
— V.I. Lénine, La maladie infantile du communisme (le «gauchisme»)


 

Lake Nyos © Wikimedia Commons - CC-by-3.0

 

Shlom sortit brusquement de son coma. Il dégoulinait. Ouvrant les yeux, il eut juste le temps de les refermer avant de recevoir à nouveau un seau d’eau sur le visage. Il lécha ses lèvres pour récupérer un peu de liquide, assoiffé. Son sang, mêlé à l’eau, lui donnait un goût métallique.

– Alors. Monsieur Rublev, on émerge?

La voix au fort accent russe l’intrigua. Une vague réminiscence. Levant les yeux, il distingua une silhouette, une tête ronde aux pommettes saillantes pourvue d’une barbichette, une casquette posée au sommet du crâne, les mains dans les poches. Vladimir Ilitch Oulianov, dit Lénine. Alors que Shlom s’interrogeait sur possibilité de la présence de Lénine au fin fond du Cameroun montagneux, il vit deux autres Lénine. Le premier, en survêtement, la capuche relevée, portait un walkman sur les oreilles et des baskets argentées, une grosse médaille dorée autour du cou. Le second, en tenue d’explorateur, saharienne, bottes de combat, avait un revolver à la ceinture. Tous trois le regardèrent et dirent en cœur:

– Alors. Monsieur Rublev, on émerge?

Shlom se pinça (à grand peine dans la mesure où il avait les mains liées) la peau du poignet, pour se convaincre qu’il était réveillé. C’est alors qu’Hubert fit son apparition, arborant une expression qui se voulait ironique.

– Alors. Monsieur Rublev, on émerge? Vous êtes sans doute un peu étonné?

Shlom ne répondit rien, se contentant de continuer à dévisager les trois Lénine. Tels des mannequins, ils prenaient des poses. Ils étaient parfaitement ridicules mais aussi légèrement inquiétants,

– Voyez-vous, vous avez devant vous trois clones parfaits de Vladimir Ilitch Oulianov. Mais je pense que vous l’aviez reconnu, n’est-ce pas?

Shlom resta muet.

– La glorieuse Union soviétique était très en retard sur le plan génétique en raison du refus staliniste d’exploiter les découvertes majeures de Mendel. Les années passèrent et il fallut attendre la chute de Nikita Khrouchtchev pour démonter le « lyssenkisme », sans jamais rattraper le retard accumulé par rapport aux puissances capitalistes sur le plan de la recherche génétique. Dès la fin des années ’60, pour tenter de combler ce retard, un groupe de recherche militaire fut mandaté par le comité central pour poursuivre des recherches top-secrètes en matière de génétique idéologique (генетические идеологической битвы ou GIB). Ce groupe comportait plusieurs personnalités déjà actives dans le développement de nouvelles armes de combat bactériologiques, chimiques et psychotropes.

Shlom le regardait d’un air hébété.

– Ne vous inquiétez pas, je reviendrai sur ce point. Il est crucial. Par la suite, peut-être vous rappelez-vous de cette période trouble où de violentes disputes opposèrent, en Russie, partisans de la destruction de la momie de Lénine et fidèles à la pensée du premier des grands timoniers? Je précise que son cerveau, prélevé à sa mort, avait déjà intégralement disparu.

Shlom ne releva pas la grotesque erreur historique, la dénomination de grand timonier était née avec Mao Zedong et s’était éteinte avec lui - fort heureusement d’ailleurs. La soif s’apaisant, il commençait à s’intéresser à l’étrange récit d’Hubert.

– Or donc, les partisans de la destruction de la momie, comme vous le savez, l’emportèrent et ils détruisirent le corps, avec les conséquences que vous savez. Mais parmi ces sacrilèges se cachait une femme qui sût, armée d’un simple sécateur, sauver la mémoire du guide.

– Je ne comprends pas…​

– C’est pourtant simple: profitant d’un moment d’inattention des impies - qu’ils soient mille fois damnés, notre agente sectionna un auriculaire du guide. La momie fut ensuite brûlée et ses cendres dispersées. Mais dans un congélateur, la relique attendait son heure. Et voilà qu’un membre du GIB eut vent de son existence. Il invita l’agente à une réunion du groupe, elle amèna la relique. Et les scientifiques constatèrent que le matériel ADN semblait largement suffisant pour un clonage. Dès le début de ce siècle, des expérimentations top-secrètes furent entreprises. L’idée du GIB était la suivante: créer des multiples avatars du maître, afin de l’utiliser en plusieurs endroits. Ces trois Lénine, représentent un échantillon de l’élevage intensif de Lénine.

– Et le lien avec l’Afrique? Et pourquoi tout cela?

– J’y viens. Il faut, pour cela, faire un bref et nouveau retour en arrière. Dans la soirée du 21 août 1986, une éruption limnique de gaz carbonique dans le lac de Lwi, popularisé plus tard sous le nom de lac Nyos, tua près de deux mille personnes dans leur sommeil, ainsi qu’un grand nombre d’animaux.

– Oui, j’ai un vague souvenir de cette sombre histoire.

– Les scientifiques d’alors ont prévenu qu’il n’était pas impossible qu’une telle catastrophe se reproduise au lac Nyos, malgré l’installation d’un système de dégazage.

– J’ai le souvenir d’un autre problème sur ce lac...

– En effet, la digue naturelle qui entoure le lac de Nyos, perché à neuf cents mètres d’altitude, est d’un équilibre précaire. Si la digue s’effondrait, le lac se viderait dans la plaine camerounaise et nigériane, entraînant un tsunami meurtrier et, selon les estimations, des dizaines de milliers de victimes.

– Et alors?

– Alors, il faut maintenant que je vous parle d’une autre expérience du groupe de recherche « Комитет Химическое оружие государственной » (KIOG pour les intimes). Ce groupe de recherche, lui aussi classé secret-défense, planchait de son côté sur l’utilisation de gaz de combats, neurotoxiques et psychotropes.

À l’évocation de gaz de combats soviétiques, le cœur de Shlom chavira.

– Pourtant, en 1993, la Russie a signé un traité interdisant toute recherche dans ce domaine?

– Vous êtes bien renseigné. C’est exact. Mais les traités ne sont, comme l’ancienne puissance américaine, que de vulgaires tigres de papier. Comme je vous l’ai dit, nous disposions de moyens. De gros moyens. Et il était clair que la Russie était appelée à jouer le rôle majeur qui est le sien en ce XXIe siècle. Donc la recherche continua. Un jour, une jeune chercheuse d’origine japonaise du nom de Himiko Kudo fit une découverte. Une découverte majeure.

– Ce nom me dit quelque chose…​

– Peut-être. Toujours est-il que Kudo mit au point le « духи, что делает глупые », abrégé DDG20.

– Ah…​ vous m’en direz tant ! Le parfum qui rend idiot...

– Je reprends après votre stupide interruption. Kudo fit donc une découverte majeure. Je suppose que vous aimeriez savoir laquelle?

Shlom le regarda d’un air mauvais. Du suspense. Il ne manquait plus que ça.

Hubert reprit:

– Connaissez-vous Dostoïevski? Pas besoin de me répondre, je sais que c’est oui. Et l’Idiot, vous l’avez certainement lu? Mais l’avez-vous vraiment bien compris? Le prince Lev Nikolaievitch Mychkine, dans la plus pure tradition russe du yourodivy, est un idiot à figure christique. Sa prétendue folie lui permet la vérité. Et c’est à cela qu’a pensé Himiko, lorsqu’elle a élaboré sa molécule. Le DDG est, en toute modestie, l’arme ultime. À côté de lui, gaz de combats et autres neurotoxiques ne sont rien. L’arme bactériologique une plaisanterie. L’atome, l’hydrogène, des frondes pour enfants.

– Ah oui?

Shlom souriait, comme il savait si bien le faire. Enfant déjà, ce sourire avait le don d’irriter ses enseignants au point qu’ils le renvoyaient de la classe sans qu’il n’ait rien fait.

– Cessez de sourire, il n’y a là rien de drôle. Le DDG est l’arme fatale, la première bombe idéologique. Vaporisé par un vecteur, il agit sur le cortex élémentaire. Une fois touchée, la personne abandonne toute velléité guerrière et propriétaire. Elle devient foncièrement désintéressée et persuadée que tous les autres sont comme elles. Elle devient intégralement, essentiellement, en un mot: communiste.

– Ah, mais quel est votre intérêt?

– Comme la personne pense que l’on pense comme elle pense, elle pense que nous partageons son point de vue. Bien entendu, nous n’en faisons rien. Mais cela nous permet de « convertir » des milliers de personnes pacifiquement, en un clin d’œil. Et d’en faire nos esclaves, pour qu’ils nous apportent richesse et pouvoir. Et aussi un peu de sexe au passage.

Shlom repensa soudain à ces Africains qu’il avait vu fusillés dans le désert libyen et vit dans les yeux d’Hubert qu’il suivait sa pensée.

– Vous comprenez, je le vois…​ Nous avons fait quelques essais de cette arme, notamment ici, dès 1986, mais elle n’était pas au point et nous l’avons perfectionnée. Nous comptons la tester sur la population autour de ce lac, dès ce soir. Ensuite, nous simulerons une nouvelle éruption de gaz du lac Nyos pour nous débarrasser de ces quelques milliers de cobayes, autant de preuves gênantes de notre activité qui doit de rester secrète.

– Vous allez gazer des milliers de personnes, une première fois pour en faire des communistes, puis les éliminer une seconde fois, de manière définitive? Fasciste!

– Comment peux-tu nous traiter de fascistes, nous qui allons créer artificiellement des troupeaux d’authentiques communistes?

– Que vous éliminerez ensuite comme de vulgaires cancrelats?

Hubert était contrarié.

– Tu m’énerves, dit-il, passant abruptement du vouvoiement au tutoiement.

Et il cingla Shlom au visage d’un coup de sa cravache, avant de tourner les talons et de quitter les lieux, suivi des trois Lénine.

Shlom fit le point:

- il était attaché, blessé, sous-alimenté et en train de se dessécher;
- dans quelques heures, il allait se transformer en débile communiste sous l’effet d’une arme nouvelle, une sorte de gaz de combat expérimental;
- puis, à la tombée de la nuit, il allait se retrouver asphyxié par un nuage de gaz carbonique, ou quelque chose d’équivalent dans ce que les Russes allaient faire passer pour un accident;
- en sus, il ne savait pas ce qui était arrivé à Helena et ça l’inquiétait aussi;
- et finalement, même s’il s’en sortait, ses employeurs n’allaient pas le payer, puisque vraisemblablement leur fils n’était plus récupérable pour la bonne société helvétique.

Parmi tous ces points, c’était le dernier qui le mettait le plus en rogne.

À ce moment de sa réflexion, son attention fut attirée par un bruit étrange qui lui rappelait celui d’un robot électronique de son enfance. Ses cheveux se hérissèrent sur sa nuque quand apparut dans son champ de vision une sorte de spectre.

Здравствуйте, товарищ Рублев!21 - fit une voix métallique et synthétique.

Elle sortait d’un étrange véhicule à chenilles doté d’exobras rattachés à un tronc métallique, au sommet duquel se trouvait un globe plastique translucide dans lequel baignait un cerveau répugnant. Chacun des mouvements spasmodiques de cette mécanique aussi impressionnante que désuète générait force grincements.

– « Bonjour, camarade inconnu », répondit Shlom en russe. À qui ai-je l’honneur? You are not Dr Livingstone, do you?

– Hänsel Gretelovitchj, pour vous servir. Ou du moins ce qu’il en reste.

– Oui, je vous vois bien réduit. Peux-ton savoir ce qui vous est arrivé?

– J’ai eu un accident, une bête chute en hélicoptère survenue dans le premier quart de ce siècle. Ensuite, j’ai servi de cobaye pour les experts de l’armée bolchevique, qui rêvaient depuis longtemps de concurrencer les cyborgs chinois et japonais. Mais il faut avouer que dans le domaine cybernétique, depuis le milieu des années ’70, nous autres Russes avions perdu bien du terrain. D’où les grincements. Par contre je suis assez fier de mon look, je trouve que je suis plutôt punk, n’est-il pas ?

– En effet. Punkissime, dirais-je. Mais ne voudriez-vous pas me conter votre histoire? Pour être honnête, ma situation actuelle me déprime un peu et une conversation m’intéresserait au plus haut point. J’imagine que je ne peux pas vous demander aussi de quoi boire et fumer?

– Mon cher Shlom, sachez que lorsqu’on me voit, on est fini. Je suis en quelque sorte l’incarnation matérialiste dialectique de la mort. Top secret je suis et si l’on partage mon secret, à moins d’être une huile (et moi, j’aime l’huile), on n’y survit pas. Le vieux mythe de la connaissance qui brûle, vous savez. Or donc, vous êtes fini et je ne vois pas pourquoi refuser à un homme fini ses derniers désirs. Je vais donc entretenir votre dernière conversation.


 

Un grincement, un clapet qui s’ouvre, révélant une bouteille de vodka et une boîte de cigares cubains. Un exobra s’empare des deux objets et verse une belle rasade de vodka dans le gosier de Shlom, ravi mais surpris puis lui plante un cigare en bouche, après l’avoir découpé à l’aide d’une pince coupante rappelant un peu les doigts de Freddy Krueger. Une fois le cigare planté, une tige télescopique sortit de l’exosquelette munie d’un petit chalumeau qui dirigea précisément sa flamme sur le cigare. Puis tout se referma dans un concert de grincements terminé par un claquement sec.

Shlom, ravi, dégusta son cigare, un peu dans le cirage.

– Mon histoire est assez quelconque. Mon nom d’abord. Ridicule, certes. Mais que voulez-vous: je suis le fils d’un soldat allemand prisonnier de guerre. Mon paternel nazi m’affubla de ce stupide prénom. À sa mort, l’armée soviétique me récupéra pour me transformer en espion, en me gratifiant de ce patronyme tout aussi stupide. Cela leur a réussi, puisque de hargneux que j’étais, je devins teigneux. Envoyé sur tous les fronts dès le début des années ’80, j’ai beaucoup tué, sans émotion. Enfin si, avec rage, mais certainement sans compassion. Et puis il y a eu Nyos en 1986. Et là, il faut dire que j’ai véritablement excellé, avec les quelques-uns qui comme moi ont constitué les « Einsatzgruppen » d’extermination des témoins de cette première expérience du DDG. Seules de douces âmes peuvent croire que le nuage neurotoxique aurait pu tuer tout ce monde. S’il avait été naturel, cela aurait peut-être été le cas, mais lorsque l’homme se charge de massacrer son semblable, il y a toujours des erreurs et des reliquats qui doivent être traités artisanalement. Comme le disait fort justement Boubacar Boris Diop, « Ce n’est pas une petite affaire, le chaos »22. Et moi je suis un homme du chaos. À l’époque j’étais encore jeune et vif, mais dans le fond j’étais nettement moins efficace qu’aujourd’hui.

– Efficace dans l’extermination, je présume?

– Vous présumez fort bien, cher Watson. Mais méfiez-vous des raisonnements inductifs watsoniens: ce sont eux qui nous mènent à la perte, nous laissant croire que nous sommes dans le vrai, alors qu’ils ne font que renforcer nos a-priori et nos préjugés. La vérité est rarement unique, la causalité, lorsqu’elle est avérée, est complexe, multiple et systémique et l’induction souveraine dans sa duperie.

– J’entends bien et j’abonde. Mais alors? Et ensuite?

– Ensuite? Ensuite, je suis parti pour un autre projet top-secret, dans la péninsule de Kola.

– Années ‘80, péninsule de Kola… Ce ne serait pas СГ-3, le forage de Zapoliarny?

– Vous êtes très au courant. Effectivement, une personne aussi curieuse et bien informée que vous est éminemment dangereuse. Mais intéressante. C’était bien le SG3. Comme vous le savez, nos glorieux savants souhaitaient forer à quinze mille mètres pour percer la croûte terrestre.

– Mais vous n’y êtes pas arrivés, non? Le projet s’est arrêté à la fin des années ’80, non?

– En 1989, alors qu’il avait démarré en 1970. Et nous avons fait croire que nous nous étions arrêtés à douze mille deux cents soixante deux mètres de profondeur, ce qui en fait le forage le plus profond de l’histoire et contribue, avec Gagarine et les massacres staliniens, à la présence soviétique dans le Guiness book. La raison alors invoquée pour l’arrêt du forage fut la fin de la Guerre froide, en 1989.

– En réalité vous n’aviez pas atteint cette profondeur?

– Non. Nous l’avions dépassée. Ce, dès 1987. Le 27 avril.

– L’accident de Tchernobyl?

– Exactement. Il nous a fallu deux ans pour colmater la brèche. Nous étions tout simplement dépassés et effrayés à l’idée que ces chiens de Yankee ou ces cafards de Chinetoques, ne répètent notre exploit et fassent tout simplement péter notre planète.

– Et la suite?

– Et bien la suite, elle est ici. L’accident, puis les nettoyages pour le grand projet DDG. Il a fallu pas mal nettoyer, vous savez. Je dirais au bas mot quelques milliers d’éliminations physiques, depuis que j’ai commencé à contribuer au projet. Un projet pareil, ça demande du monde. Le monde, il parle. Et si on veut garder le secret et bien ça fait du monde à supprimer.

– On ne fait pas d’omelette sans casser des œufs, c’est ça? C’est un peu le mot d’ordre, par ici, on dirait.

– C’est ça mon cher…​ À plus tard!

Et de s’éloigner dans un cliquetis de chenillettes. Effectivement, il avait besoin d’un bon graissage.

Effondrement

Alors que la nuit tombait comme un caillou - ce qui est assez habituel sous ces latitudes, on entendit un grand bruit. On en vit bientôt la cause, un gigantesque avion. Il s’agissait d’un Tupolev Ту-95ЛАЛ23.

Tupolev Ту-95ЛАЛ (Letaïouchaïa Atomiaia Laboratoriia) © Wikimedia Commons - CC-by-3.0

Comme il se posait, l’ensemble des combicoms des personnes présentes dans les parages se mit à couiner une alarme radiation. Les compteurs geiger s’affolaient. Une fois l’appareil posé, on pouvait le voir briller au loin, de même que son équipage, en raison de la radio-activité. Shlom pensa qu’ils ne feraient pas de vieux os. Très franchement, ça ne lui faisait ni froid ni chaud, car il pressentait que ses os non plus n’allaient pas s’éterniser.

Bruit de chenillettes. Hänsel, de retour, tient à bout de tenaille la belle Helena, bâillonnée mais manifestement vivante. Malgré ses pinces bio-mécaniques, Hänsel semble faire preuve de délicatesse. Les grands yeux noirs de la jeune femme paraissent agrandis par l’angoisse, pas par la douleur.

– Helena; je suis ravi de vous rencontrer. Comme je le supposais, vous êtes bien vivante.

Hänsel répondit à sa place:

– Oui, malheureusement une fois retrouvée, il va vous falloir la quitter - je veux dire, nous quitter. Franchement désolé, pour une fois que je trouve un interlocuteur intéressant…​ Mais j’ai encore pas mal de travail, alors procédons. Sur ces mots, Hänsel se rapproche et ses ciseaux se mettent à cliqueter. Shlom déglutit un peu péniblement. Et c’est à peine s’il perçoit le début d’un sourd grondement.

Что?24

Mais Hänsel ne finit pas sa phrase, ni sa course et bascule dans un trou. La fissure qui vient de naître sous sa chenille gauche le renverse. On ne peut pas dire qu’il roule des yeux affolés, car ses yeux sont électroniques. Néanmoins Shlom croit percevoir une agitation dans le cerveau bio-mécanique, qui se traduit d’ailleurs par une injure bien russe puis par un petit couic!, alors qu’il est avalé par la fissure.

La fissure poursuit sa course. La digue soutenant le lac bascule, puis s’effondre.

Le tsunami redouté depuis les années ’80 est là, inondant la plaine nigériane d’une vague meurtrière qui emporte le lac, le projet DDG et tous ses témoins et acteurs. Dont Shlom.

Au moment de chuter, Shlom sent une poigne ferme le saisir. C’est Abdul Hamid II, qui l’attrape et le jette dans un hélicoptère, un vrai, à essence. Shlom aperçoit Helena dans le cockpit, avant de sombrer dans le néant.

La chute

Évidemment c’était trop beau pour durer et il avait fallu qu’ils se séparent assez vite. Elle, trop jeune, trop belle, trop gentille, trop orthodoxe, trop… Et Shlom, pas assez, ou alors trop, enfin bref. C’était fort, intense, mais c’était trop fort et c’était passé. Elle l’avait quitté, alors qu’ils visitaient le Panthéon à Rome. Il regardait la voûte et lorsqu’il redescendit son regard elle n’était plus là, il n’y avait à sa place plus qu’un rayon de lumière qui provenait du dôme, comme un suiveur de théâtre qui a perdu sa cible.

Alors il rentra, empruntant un train de luxe, car les parents de Hubert avaient bien dû payer, puisque Shlom avait accompli sa mission. Ce n’était quand même pas de sa faute si leur stupide fils s’était retrouvé pris dans le tsunami dévastateur et avait fini en petits morceaux. Shlom avait rempli son contrat, il avait envoyé la note et avait été payé.

De retour au refuge du col du Marchairuz, il y retrouva ses amis. Il leur raconta évidemment tout, avec les détails, notamment le sauvetage in extremis par ce taré d’Hamid, qui avait soudain décidé de virer sa cuti en le soustrayant, ainsi qu’Helena, d’une mort certaine. Dans l’hélico, il avait giflé Shlom pour le réveiller (c’était en passe de devenir une habitude entre eux, ce rapport sado-maso), puis lui avait expliqué sa nouvelle philosophie. Ce tremblement de terre l’avait libéré de ses commanditaires, mais aussi libéré tout court, émancipé. Il avait retrouvé une juvénile foi en la vie, rejetait son nihilisme d’antan qu’il considérait maintenant comme adolescent, pour entrer dans un monde adulte, de philosophe, voire de sage. Shlom lui avait ensuite parlé du mouvement cyberpunk de Hannah, qui aurait certainement l’usage d’un gars comme lui, qui savait se battre. Hamid, intéressé, lui dit qu’il prendrait contact, ce qu’il fit par la suite, Shlom le savait par Hannah, qui était ravie de cette nouvelle recrue du Яézo. Il avait déjà commencé à entraîner des commandos de cyberpunk·e·s au combat rapproché et semblait heureux dans cette nouvelle vie. Shlom espérait que cela durerait, car il savait d’expérience que les blessures restaient toujours présentes, les rendant aussi fragiles que la défunte digue du lac de Nyos.

Shlom reprit ses habitudes et se remit au skating. La saison hivernale durait étonnamment longtemps cet hiver-là.

Planté de bâtons en mode décalé. Poussée sur les bâtons. Poussée de jambes. Glisse. Merveilleuse glisse. Reprise du cycle: planté de bâtons, …

Bercé par son pas de patineur, Shlom rêvait à moitié. Il avait largement passé les trente kilomètres à l’heure, le vent lui glaçait le visage. Perdu dans ses pensées, la fatigue venant, il planta mal ses bâtons, perdit l’équilibre. Tomba. Chuta. Le visage le premier, la violence du choc lui enfonça le nez dans la neige et il perdit connaissance dans le glacial blizzard jurassien.


 

Personnages, par ordre d’apparition

  • Hector, facteur jurassien.

  • Shlom, détective privé un peu cassé.

  • Honorine, barmaid d’origine rwandaise.

  • Héloise, secrétaire notariale.

  • Holopherne Desprais et Hildebert Desprais, notaires, associés et frères.

  • Helena Turayttini, née loussoupov, jeune et belle femme de Hubert Pictais-Turraytini, disparue et moteur initial de l’histoire.

  • Hugues, ancien graphiste, conducteur de rickshaw à Genève.

  • Hannah, hackeuse lesbienne gauchiste.

  • Hazal, chasseur de cafard et autres nuisibles, doté d’une âme de poète, pour un bourreau.

  • Harold, barman atrabilaire au café Oblomov. Pianiste à ses heures.

  • Harry et Hilarion, patrons du café Oblomov.

  • Hubert Pictais-Turraytini, fils d’Henri Pictais.

  • Robert dit “Hub”, fils de Hugues, conducteur de rickshaw par substitut.

  • Haïm Dourak, pope.

  • Hedia Hanjestva (Ханжества), diaconesse et bigote orthodoxe.

  • Harriet Turraytini, mère de Hubert Pictais-Turraytini, née Baurdier. Joggeuse.

  • Henri Pictais. Un homme de pouvoir, fils d’Hilbert Pictais.

  • Horace, paparazzi et photo-nécrophile.

  • Hiésus M’Bokolo, policier.

  • Hercule, biologiste et écologiste.

  • Hadrien, médecin légiste désabusé.

  • Hécube, séduisante géante.

  • Hillos, grec, conducteur de vélo-taxi.

  • Hysem (surnommé Hekuran), activiste de l’UCK.

  • Haxhire, mère de Hysni.

  • Hysni (surnommé Vat), fils de Haxhire.

  • Heldi, barmaid pour un QG de l’UCK proche de la frontière grecque.

  • Haxhi Squipetar, agent secret albanais. Pas tendre.

  • Abdul Hamid II, tortionnaire tutsi en voie de rédemption.

  • Hakim Baille, pilote et guide toubou.

  • Harun, officier de renseignement russe, grossier personnage.

  • Hassan Mbaiodjal Mahamat, berger Toubou. Un sage.

  • Heifara Boulala. Cyberpunke tchadienne, fille de Herveline, polynésienne et de père inconnu.

  • Un personnage historique dont nous tairons le nom, mystérieusement ressuscité en plusieurs exemplaires.

  • Himiko Kudo, chercheuse en neurotoxiques.

  • Hänsel Gretelovitchj, vieux russe qui a connu la première éruption du lac Nyos, en exosquelette.

 

Le voyage de Gaz:

carte.jpg

Encyclopædia Britannica, 1890 [Public domain]

 

Tous mes remerciements à mes premiers lecteurs pour leurs critiques judicieuses. Et à ma famille pour sa patience.


 

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Gaz

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Gaz est la première aventure du privé Shlom Rublev, détective d'un temps futur pas si lointain. Shlom arpente le monde et l’observe avec une perplexité de chaque instant : sans le voir venir pourtant, il se retrouve plongé jusqu'au cou dans un rocambolesque voyage, qui le mènera au cœur des ténèbres, jusque dans les apories de la folie humaine. Ce polar philosophique et déjanté nous initie à un personnage attachant qui s’accroche résolument à sa posture déridienne dans un monde parti à vau l’eau.