Les Pas Perdus ou le monde d'avant

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Les Pas perdus ou le monde d’avant est un roman noir qui expose avec une intelligence joueuse les dessous d'un monde politique genevois fictionnel. Sur fond de satire sociale, l'intrigue mêle des personnages aussi attachants que détestables dans un dangereux concours de rapports de forces. Les formes plus ou moins conscientes de la domination morale, politique, relationnelle ou physique se superposent et se confondent dans ce récit captivant où, à quatre mains, Evans & Jansen cultivent le suspense, la tension, l'humour et la finesse pour nous rappeler que notre démocratie n'est peut-être jamais beaucoup plus qu'un fragile assemblage de réalités individuelles.

 

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Copyright © moinsdecent.net
N° ISBN – 978-2-9701286-6-3

Ce livre est une fiction. Les personnages et les situations de ce récit sont fictifs, toute ressemblance avec des personnes vivantes ou ayant vécu, toute similitude de noms, de lieux, de détails, ne serait que pure coïncidence.
 

Merci à toutes celles et ceux qui ont rendu ce livre possible par leurs contributions, tant sur le fond que sur la forme.

Merci aussi à l'office cantonal de la culture.

Et enfin, merci à nos proches pour leur soutien et leur patience.

 

 De la société du spectacle, propice à l’ascension du populisme

Mesdames et Messieurs les députés, prenons la résolution de remplir consciencieusement notre mandat et de faire servir nos travaux au bien de la patrie qui nous a confié ses destinées.

La nuit tombait sur l’Hôtel de Ville, siège des autorités politiques de la République et Canton de Genève. Dans la salle du Grand Conseil, le peu de lumière qui aurait pu éclairer la salle en ce début du mois de novembre peinait à traverser les vitraux encastrés dans les grandes fenêtres. On distinguait mal les drapeaux des cantons suisses qui y étaient représentés. Les appliques électriques, en forme de torches médiévales, projetaient une lumière jaunâtre sur les murs.

« Il est temps de dépoussiérer tout ça ! » pensa Vincent Bertau, qui siégeait pour la première fois au sein du parlement, comme chef de groupe du Parti de la liberté. C’était un homme d’une quarantaine d’années à la carrure imposante. Il avait du mal à cacher son mépris quand il fixait ses nouveaux collègues de son regard couleur acier.

Le président du Grand Conseil poursuivait :

Tous les députés ont été élus en conformité aux dispositions légales et doivent comme tels être assermentés. Je vais donner lecture du serment. Pendant cette lecture, vous tiendrez la main droite levée et à l’appel de votre nom, vous jurerez ou promettrez. Je vous prie, Mesdames et Messieurs les députés, de bien vouloir vous lever.

Les cent députés se levèrent en même temps, emplissant la salle du bruit des chaises strapontins qui claquèrent en se refermant. L’agitation gagna les bancs du Parti de la liberté. Ils ne savaient pas s’ils devaient jurer ou promettre. Le mot d’ordre vint de leur chef : ils jureraient. Vincent Bertau connaissait ses électeurs et savait qu’ils étaient en grande majorité des conservateurs.

Le président énumérait déjà les devoirs des nouveaux élus :

Je jure ou je promets solennellement de prendre pour seuls guides dans l'exercice de mes fonctions les intérêts de la République ; de ne jamais perdre de vue que mes attributions ne sont qu'une délégation de la suprême autorité du peuple ; de n'écouter aucune sollicitation et de ne recevoir, ni directement ni indirectement, aucun présent, aucune faveur, aucune promesse à l'occasion de mes fonctions ; de remplir ma charge avec dignité, rigueur, assiduité, diligence et humanité ; de faire mon travail dans l’intérêt du plus grand nombre, le riche comme le pauvre, le puissant comme le faible, le Suisse comme l'étranger ; de participer à l’élaboration de la loi dans le respect des Constitutions cantonale et fédérale et de maintenir l'honneur, l'indépendance et la prospérité de la patrie.

Chaque député fut ensuite appelé par son nom afin qu’il s’engage personnellement. Vincent Bertau avait imprimé le plan de la salle et notait dans les cases représentant chaque député un J comme jurer ou un P comme promettre en fonction de leur réponse : toute information sur ses nouveaux collègues était bonne à prendre et les députés qui juraient, avaient généralement une pratique religieuse. Quand le téléphone portable posé sur son pupitre se mit à sonner, la musique d’un film de James Bond envahit l’hémicycle, suscitant l’agacement général. Une voix se fit entendre :

Eh ! Bertau, on est en train de prêter serment !

Enchanté d’avoir attiré l’attention, Vincent prit son temps pour rejeter l’appel.

Le président fronça les sourcils :

Monsieur le député Bertau, je vous prie de vous conformer aux us et coutumes parlementaires et de bien vouloir mettre votre téléphone en mode silencieux.

Vincent Bertau n’en fit rien.

Le président reprit l’appel individuel des députés, mais un brouhaha cacophonique régnait dans la salle. Il leva des yeux inquiets sur le sautier, secrétaire du parlement, garant du protocole. Ce dernier lui glissa à l’oreille :

Vous avez déjà appelé ce député, vous en étiez à la lettre S.

Des rires se firent entendre. Le président eut un mouvement d’humeur avant de reprendre l’énumération à l’endroit indiqué. A son grand soulagement, il ne fut plus interrompu. Après avoir obtenu l’engagement solennel du dernier député de la liste, il dit :

Vous pouvez baisser la main et vous rasseoir.

Le président rassembla les papiers éparpillés sur son bureau. Il s’apprêtait à poursuivre l’ordre du jour quand le sautier lui murmura quelque chose à l’oreille. Le président porta son regard vers le fond de la salle et salua à la tribune du public la présence de nombreux représentants du peuple. Il y avait des conseillers nationaux, deux conseillers aux États, d’anciens députés et le président du Conseil municipal de la Ville. La salle applaudit.

Vincent Bertau se passa la main dans les cheveux et se pencha vers son voisin de droite, le député Albert Malasicura :

On fait partie du gratin de la République maintenant, hein! Qui l’aurait parié, quand on a fondé le Parti de la liberté l’année passée, qu’on allait entrer vingt-cinq députés du premier coup !

Le président du Grand Conseil tapa de petits coups secs avec son marteau pour obtenir le silence.

Je prie maintenant Madame la secrétaire de bien vouloir donner lecture du rapport du bureau sur la validation de l’élection des députés. Parlez bien fort, Mademoiselle, pour qu’on vous entende jusqu’à la tribune.

Vincent Bertau scruta ses collègues députés. Il les connaissait bien. Il avait suivi assidûment toutes leurs interventions à la radio et à la télévision. Il en avait aussi affrontés en direct, sur le plateau de Léman Télévision, chaîne locale qui proposait plusieurs émissions consacrées à la politique. Se penchant à nouveau vers Malasicura, il ricana :

Regarde les députés de la Ligue de gauche, ils font encore plus vieux en vrai qu’à la télé !

Albert Malasicura n’avait pas le charisme de son compère Vincent Bertau. De constitution chétive, il était un peu voûté et il avait beau se laver les cheveux, ils restaient gras. Il répondit en désignant du menton le groupe de députés de l’autre côté de l’hémicycle, juste en face d’eux :

Ouais, sauf peut-être la fille au troisième rang là, elle est presque baisable.

Vincent leva les yeux au ciel :

Laisse tomber, c’est Catherine Piguet, encore une de ces féministes hystériques. Faudrait plutôt que tu t’en méfies, elle se présentait aussi pour la première fois et elle a été très bien élue. On dit même que c’est la relève de la Ligue. Faut dire que c’est la seule de leur groupe qui ne soit pas complètement gâteuse…

Le président du Grand Conseil tapait énergiquement de son marteau. Les députés étaient dissipés et il voulait le silence pour le point de l’ordre du jour dédié à son discours de législature. Il avait mis longtemps à écrire son texte, conscient que ce dernier demeurerait sa touche personnelle dans le mémorial de cette première séance de législature. Profitant d’un instant de relatif silence, il se lança :

Monsieur le président du Conseil d'État, Messieurs les Conseillers d'État, à vous tous, heureux députés, vous m’avez fait l’honneur de m’élire président de cette noble assemblée…

A ce moment, un homme hirsute et débraillé se leva à la tribune du public et, pointant son doigt sur l’assemblée, déclama :

Le commencement de toutes les sciences, c’est l’étonnement de ce que les choses sont ce qu’elles sont.

Le policier chargé de la sécurité intervint immédiatement et entraîna sans ménagement l’homme vers la sortie. Le président, contrarié d’avoir été interrompu, tapa énergiquement de son marteau pour rétablir le calme. Après un temps d’hésitation, il ne commenta pas l’incident. Tout le monde connaissait l’importun, c’était un marginal qui assistait aux séances du Grand Conseil. On le surnommait le Choreute en référence aux choristes de la tragédie grecque, car il avait l’habitude de déclamer son interprétation des débats dans la cour de l’Hôtel de Ville. On le disait fou, mais pas dangereux.

Je disais donc, cher président du Conseil d'État, Messieurs les Conseillers d’État, heureux députés, que je serai intransigeant sur le respect de notre règlement interne qui…

Albert Malasicura se pencha vers Vincent Bertau :

C’est pas croyable des tarés pareils! C’est pas la journaleuse de Léman Télévision qui est assise sur les bancs réservés à la presse ? Regarde, elle fait un peu salope avec son air strict, son chemisier blanc, ses cheveux bien attachés…

T’es grave Albert, tu crois vraiment que les filles comme elle regardent des ex-petits flics comme toi ? Cantonne-toi aux hôtesses de bar.

C’est vrai que je n’ai pas la classe d’un Augustin Leroy…

Vincent regarda le député du Parti de la République. Augustin Leroy ne faisait pas ses soixante ans, mince et droit dans son costume trois pièces anthracite, les cheveux poivre et sel impeccablement coupés. Ses imposantes lunettes en écaille véritable lui donnaient une allure respectable. L’héritier de la banque privée Leroy & Leroy, du nom de son père et de son oncle, jouissait d’un statut privilégié dans la République. C’étaient les banques privées qui avaient fait la prospérité de Genève et les citoyens le savaient.

Vincent, qui enviait l’ascendance du banquier, laissa échapper un soupir de dépit qu’Albert Malasicura interpréta de façon erronée.

On se fait chier, hein ? J’irais bien m’en jeter une, moi.

Comme pour exaucer son souhait, le président du Grand Conseil arrivait à la fin de son discours et conclut avec emphase :

– … et longue vie à notre République et canton de Genève!

La salle applaudit.

Le président, satisfait, rangea les feuilles de son discours dans sa serviette et leva la séance.

Un danger peut en cacher un autre

Malgré l’heure tardive et le froid hivernal, les rues étaient bondées et les terrasses des restaurants avaient été prises d’assaut. Des comptoirs éphémères avaient été installés pour proposer de la soupe aux légumes et du vin chaud aux passants. Les Genevois célébraient l’Escalade, comme chaque année, le 12 décembre. Au cours d’une héroïque nuit, quelque quatre-cents ans plus tôt, leurs ancêtres avaient résisté aux assauts du duc de Savoie. Comme cette commémoration était une des rares occasions de faire la fête dans ce canton de culture protestante, la ville était en effervescence. De nombreux spectacles de rue divertissaient les badauds qui, se pliant à la tradition, étaient pour la plupart déguisés.

Sur la place du Bourg-de-Four, un attroupement s’était formé autour d’un jeune couple. Une femme, le corps moulé dans une robe saumon, faisait tournoyer les boucles dorées de sa chevelure en exécutant une danse à mi-chemin entre le flamenco et le jerk. Elle était accompagnée d’un jeune homme à l’allure fière, qui jouait de la zurna en tapant du pied. Dana Cozca et Brad Fraco, d’origine rom, vivaient entre la Roumanie et la Suisse depuis une dizaine d’années. Leur numéro était bien rôdé, ils le répétaient depuis leur enfance et remportaient un succès qui grandissait proportionnellement à la métamorphose de la jeune fille en femme.

Hé ! Belle blonde, tu fous quoi avec ce mendiant ? cria un passant aviné à la jeune femme.

Un groupe de jeunes gens déguisés en chirurgiens vint se poster au premier rang. Leurs blouses vertes étaient maculées de grandes trainées rouges et ils portaient des masques et des calots sales qui dissimulaient leur visage. Ils étaient couverts de farine et d’œuf séché, résultat d’un simulacre de combat qu’ils avaient fait entre eux. L’un deux esquissa des pas de danse mal assurés et se dirigea vers Dana et Brad. Ses acolytes, qui titubaient, lui hurlèrent des encouragements.

Dana, concentrée sur sa chorégraphie, ne prêtait pas attention à ce qui se passait autour d’elle. Brad, méfiant, gardait le chirurgien dans son champ de vision mais il ne put rien faire quand ce dernier se jeta sur la danseuse pour l’enlacer fiévreusement. Dana cria et frappa de ses poings son agresseur, sans arriver à lui faire lâcher prise. La panique s’empara d’elle, comme à Cluj-Napoca à l’âge de douze ans, quand le maire de la ville l’avait serrée contre lui dans son bureau. Elle y était venue défendre la cause des enfants roms qui se faisaient évacuer du terrain vague où ils aimaient jouer.

Brad s’était lancé au secours de Dana, mais la bande de chirurgiens lui faisait barrage, l’obligeant à voir, impuissant, la jeune femme se débattre. Les spectateurs considéraient la scène l’air amusé, ils pensaient que cette bousculade faisait partie du spectacle.

Aidez-la ! Aidez-la ! hurlait Brad.

Hors de lui, il finit par se dégager et asséna un violent coup de poing à l’agresseur, qui relâcha son étreinte. Dana, libérée, dévala la rue en pente droit devant elle. Au moment où elle se retourna pour voir si elle était suivie, elle entra en collision avec un homme qui se promenait en sifflotant.

Oh-ho ! Jeune demoiselle, tu vas où comme ça ?

Laisse-moi passer! laisse-moi passer! Ils vont me rattraper !

Mais, personne ne te suit !

Dana, haletante, scruta la rue. Pas de chirurgien. Elle s’arrêta pour reprendre son souffle.

Qu’est-ce qui s’est passé ? T’es blessée ?

L’homme dévisageait la jeune fille. Le nez saignait et coulait sur ses lèvres humides et charnues. Dana se redressa, essuya son visage d’un geste brusque :

Ça va aller !

Sentant qu’elle était sur le point de partir, l’homme lui saisit le bras :

Non, ça ne va pas aller, tu es encore toute tremblante. Je ne vais pas te laisser partir dans cet état.

T’as un téléphone ?

Non, pas sur moi. Mais je connais le patron du bar juste à coté. Viens, tu pourras téléphoner et surtout nettoyer cette belle petite gueule.

Dana se figea. Mais quand il sortit un mouchoir en tissu de la poche arrière de son pantalon et lui tamponna délicatement le nez, elle lui en fut reconnaissante. Et il ne proposait pas de l’emmener chez lui. Elle se résolut à le suivre.

En franchissant la porte de l’Inside Bar, presque vide, l’homme cria :

Vincent ? Vincent ?

Quoi ? répondit une voix dans le fond de la salle.

Viens voir ce que j’ai trouvé dans la rue !

Albert Malasicura murmura à l’oreille de Dana :

Comment tu t’appelles au fait ?

Dana, Dana Cozca.

Vincent, je te présente Dana.

Vincent la regarda de bas en haut, puis de haut en bas. Albert s’impatienta :

Tu nous offres pas quelque chose à boire ? Vincent s’approcha de Dana et lui tendit la main :

Vincent Bertau, député au Grand Conseil et patron de ce bar, enchanté, dit-il. Il prit dans le frigo une bouteille de champagne qu’il ouvrit en faisant sauter le bouchon à travers la pièce. Ils trinquèrent.

A toi, belle Dana. Et au hasard qui t’as mise sur ma route !

Merci de votre accueil, répondit Dana d’une voix basse.

Et moi, je peux aussi porter un toast ? dit Albert, craignant de voir Vincent accaparer l’attention, comme toujours.

Vincent tourna le dos à son ami :

Qui es-tu ? D’où viens-tu, Dana?

Je suis étudiante à l’université.

Elle avait remarqué que les gens la considéraient mieux quand elle affirmait cela. Elle sourit :

J’habite avec ma famille. Il faut d’ailleurs que je les appelle, ils vont s’inquiéter.

Vincent lui tendit son téléphone portable, elle composa le numéro de Brad. Il décrocha immédiatement et se mit à lui faire des reproches. Il était mort d’inquiétude, il l’avait cherchée partout. Leur tante avait appelé et voulait savoir quand elle viendrait récupérer sa fille. Dana lui coupa la parole :

Désolée, dis-lui que je suis occupée.

Mais t’es où ? dit Brad d’un ton excédé.

Elle raccrocha. Vincent la regardait en se frottant le menton.

C’est une fille comme toi que je cherche pour tenir l’Inside quand je fais de la politique. Ça te dirait d’arrondir tes fins de mois en travaillant ici de temps en temps ? Je t’appelle quand j’ai besoin de toi et je te paie à l’heure.

Oui, évidemment que ça m’intéresse ! J’ai besoin d’argent pour payer mes études, dit Dana, qui se garda bien de dire que cela lui permettrait aussi de ne plus mendier pour entretenir sa fille.

Parfait, et bien sûr je compte sur toi pour être gentille avec mes clients.

Ne sachant pas comment interpréter cette proposition, elle demanda :

C’est quoi exactement les conditions ?

Tu tiens le bar, tu encourages les clients à consommer. Tu seras la responsable en mon absence.

Mais je les encourage jusqu’où, tes clients ?

J’sais pas Dana, c’est ton job ça. Tu les encourages jusqu’à ce qu’ils n’aient plus d’argent à dépenser… jusqu’à ce qu’ils ne marchent plus droit quoi ! Et toi, tu seras payée vingt francs de l’heure, plus les pourboires, si tu les mérites.

Dana jubilait intérieurement. Jamais on ne lui avait proposé de gagner autant.

Ok, j’accepte. Et je dois m’habiller comment ?

Ce genre de robes, c’est très bien.

Il faut me faire une avance alors. Je suis étudiante...

Vincent sourit. Cette fille ne manquait pas d’audace. Avec son regard de braise et son corps généreux, ses clients allaient l’adorer.

Il contourna le bar et prit un billet de cent francs dans la caisse.

Tiens, mais c’est une avance, je te les retiendrai sur tes premières heures. Les séances du Parlement ont lieu une fois par mois, les jeudis et vendredis de quatorze heures à vingt-trois heures. Et je siège en commission les lundis, mardis, mercredis et jeudis soir de dix-huit heures à vingt heures. Tu peux commencer en janvier ?

Dana se retenait pour ne pas lui arracher le billet des mains.

Ok, et un abonnement de train ?

Et pourquoi pas ton loyer pendant que tu y es !

Dana sentit qu’il fallait arrêter là de négocier, au risque de gâcher cette occasion de travailler dans un bar du centre-ville.

Voilà ma carte avec mes coordonnées. T’as un numéro où je peux te joindre ?

Elle lui donna son numéro, prit les cent francs et se leva.

Vincent la regarda sortir du bar, elle marchait en ondulant les hanches. Il sourit en hochant de la tête.

Albert, qui sirotait un whisky, lui dit :

Tu fais chier, c’est moi qui l’avais vue en premier.

Ne t’en fais pas, j’aime pas les blondes ! Ce qui me plaît, c’est qu’elle a l’air débrouille, exactement ce dont j’ai besoin.

Un riche banquier se fait déshériter

La soirée avait pourtant bien commencé. Comme chaque année, un immense sapin richement décoré avait été installé dans le hall de la banque Leroy & Leroy. Tout le personnel était présent, la plupart accompagnés de leurs enfants qui avaient aussi été invités. Augustin Leroy avait fait un bref récapitulatif des événements marquants de l’année, le week-end de ski de février, la soirée annuelle sur un bateau au mois de juin et le tournoi de tennis interbancaire en automne. Il avait ensuite exposé les excellents résultats de la banque et remercié les employés de leur dévouement. Il avait fini son discours en leur souhaitant de bonnes fêtes de fin d’année, avant de s’éclipser au moment où le père Noël arrivait, la hotte chargée de cadeaux.

Débarrassé de cette corvée, il avait sauté au volant de sa voiture pour se rendre dans la propriété familiale La Belle-Vue située sur une riche commune du bord du lac. Derrière la grille en fer forgé, une allée d’une centaine de mètres menait à la maison. Le gravier était partiellement recouvert de neige et les platanes qui la bordaient dressaient leurs bras nus vers le ciel. Seule la lampe du perron illuminait faiblement ce tableau hivernal.

Dix-huit heures trente sonnaient au clocher du village. Augustin se hâta. Sa mère détestait attendre. Il franchit les quelques mètres qui le séparaient de la maison en marchant sur la pointe des pieds pour ne pas mouiller ses mocassins à glands.

Arrivé sur le perron, il frissonna, un vent insidieux lui glaça le dos. Il appuya sur la sonnette. Le vieux majordome vint ouvrir, prit son manteau et le conduisit au grand salon.

Un feu avait été allumé dans la cheminée en pierre et les flammes projetaient une lueur rouge dans la pièce. Madeleine Leroy était assise dans un grand fauteuil en cuir. En voyant entrer son fils, elle se redressa en s’agrippant de ses mains squelettiques aux accoudoirs. Ses longs cheveux blancs légèrement violacés étaient coiffés en chignon et son tailleur était du même ton pastel que ses chaussures.

Joyeux Noël, mon chéri, dit-elle en écartant les bras.

Augustin se pencha pour l’étreindre. Il aimait son parfum.

Mon cher enfant, je suis heureuse de te voir en cette veillée de Noël. Installe-toi à côté de moi. C’est dommage que ton fils et ta femme ne soient pas là. J’espère qu’ils ont de la neige au Colorado.

Augustin s’assit dans le fauteuil que lui avait désigné sa mère et la regarda. Elle était encore plus pâle que la dernière fois, mais elle ne tremblait pas. Combien de temps encore arriverait-elle à cacher la maladie de Parkinson dont elle souffrait depuis deux ans ? Madeleine lui sourit :

C’est bien, c’est bien. Augustin, avant de passer dans la salle à manger où le buffet froid nous attend, j’ai quelque chose d’important à te dire. Te souviens-tu du pasteur Favre, qui t’avait accompagné dans ton catéchisme ?

Elle avait prononcé ces mots en regardant par-dessus l’épaule de son fils. Celui-ci se retourna et vit un homme sortir de l’ombre.

Cher Augustin, je suis enchanté de te revoir, je peux encore te tutoyer, n’est-ce pas ?

Le pasteur Favre s’avançait, souriant. Il prit la main d’Augustin dans les siennes et la garda quelques secondes. Augustin ne comprenait pas. Que signifiait la présence de l’homme d’Église à leur dîner de Noël ?

Le pasteur ramassa un tison et le jeta dans le feu avant de continuer :

Ta bien chère mère m’a fait venir ce soir pour te parler d’un projet qui lui tient très à cœur et qui, je l’espère, t’enthousiasmera. Nous en avons beaucoup parlé elle et moi. J’ai fait de mon mieux pour l’aider.

Le pasteur sourit en direction de Madeleine qui, d’un mouvement de la tête, l’encouragea à continuer.

Ta mère est une sainte femme qui se donne sans compter depuis de nombreuses années pour aider les plus défavorisés de notre canton. Mais comme tu le sais, sa santé décline malheureusement et voilà quelque temps qu’elle réfléchit aux différentes façons de pérenniser son engagement. Après avoir étudié plusieurs propositions, elle a arrêté son choix et a décidé de construire ici-même, sur le terrain qu’elle a hérité de son père, dans cette magnifique propriété du bord du lac, un centre d’accueil pour les plus défavorisés, les Tziganes.

Madeleine l’interrompit vigoureusement :

N’utilisez pas ce terme, s’il vous plaît, il est péjoratif. Il faut utiliser le terme Roms qu’ils se sont donnés eux-mêmes.

Vous avez raison, Madeleine, excusez-moi.

Le regard d’Augustin passait sans arrêt de l’un à l’autre, il ne comprenait rien à la scène à laquelle il assistait.

Le pasteur montra la table basse où étaient étalés des documents.

Viens Augustin, je vais te montrer les plans détaillés du projet. Ta mère souhaite construire un centre d’accueil qui soit une sorte de petit village. Nous avons lancé un appel d’offres et sélectionné le projet qui nous paraissait le meilleur compromis : partager le terrain des Leroy en deux parcelles égales, côte à côte, toutes deux allant de la route au lac. L’une contiendra la maison de famille qui sera un jour à toi. L’autre sera destinée à accueillir le centre. Comme ceci, ajouta-t-il en traçant de sa main une ligne virtuelle sur le dessin.

Augustin se leva et s’approcha du plan. Il suivit des yeux la main du pasteur qui montrait des petits carrés représentant des bâtiments :

Au milieu du terrain, il y aura les logements, des petites maisons familiales. Au sud, ce sera le dispensaire bien sûr car leur mode de vie précaire les affaiblit parfois et, au bord du lac, un réfectoire où seront servis midi et soir des repas chauds. Une salle polyvalente a aussi été prévue pour se retrouver en hiver et surtout, ce grand rectangle à côté sera une école, qui permettra aux enfants de bénéficier d’une instruction élémentaire.

Augustin réfréna à grand peine son envie de se saisir des plans et de les déchirer. La mâchoire serrée, il ne pouvait prononcer un son. Sa mère était plus sénile que ce qu’il s’était imaginé, il aurait dû mieux la surveiller. Il avait toujours pensé que ses bonnes œuvres étaient une saine occupation, somme toute assez répandue dans leur milieu. Mais jamais il n’avait envisagé qu’elle s’impliquerait à ce point.

Le pasteur continuait, flegmatique :

Ta mère va créer une fondation qui financera la construction des bâtiments et déléguera l’administration à l’Association genevoise d’aide aux Roms, qu’elle connaît bien pour y avoir travaillé bénévolement, comme tu le sais, depuis plus de trente ans.

Les paroles du pasteur résonnaient dans la tête d’Augustin.

Il regardait fixement sa chaussure droite, sur laquelle la neige avait laissé une auréole blanche, espérant que sa gouvernante saurait faire disparaître cette vilaine tache. Non seulement sa mère avait perdu l’esprit, mais elle était entourée d’une bande de parasites, à commencer par ce pasteur perfide. Le terrain des Leroy lui revenait de droit, cette discussion était insensée ! Pour la première fois de sa vie, il regretta l’absence de son père. Il n’aurait pas laissé faire cela. Il aurait défendu le patrimoine familial.

Quand Augustin releva la tête, sa mère et le pasteur le regardaient en silence. Augustin trouva dans son éducation la force de leur sourire :

Maman, tu es libre de disposer selon tes volontés de l’héritage. Je suis juste un peu surpris que tu ne m’aies pas parlé de tes projets plus tôt. Quand penses-tu voir se réaliser ce merveilleux centre ?

J’ai travaillé dans l’urgence, mon temps étant compté. J’espère que cela va aller vite maintenant que le projet de loi pour déclasser la parcelle, qui aujourd’hui est en zone villa, est déposé. Je compte sur toi et sur ton groupe politique pour le soutenir.

Bien sûr maman… Je vais nous servir un apéritif avant de passer à table.

Ses mains tremblaient lorsqu’il saisit la bouteille de scotch.

La soirée avait ensuite tourné au supplice. L’estomac noué, Augustin n’avait rien pu avaler. Il avait dû endurer la présence du pasteur et écouter des conversations futiles alors qu’il n’avait qu’une envie, celle de se retrouver seul pour réfléchir. Ce ne fut que vers vingt-deux heures qu’il put enfin se retirer, prétextant un lendemain chargé.

L’ennemi est tapi dans l’ombre

Devant l’hôtel particulier qu’il habitait près de la Vieille-Ville, Augustin Leroy actionna la télécommande pour ouvrir le portail et se gara dans la cour. Il éteignit le moteur et resta quelques minutes assis au volant. Il ne voulait pas rentrer chez lui, il n’arriverait pas à dormir. Il sortit de sa voiture, passa la porte cochère et se retrouva dans la rue. Il marcha droit devant lui, ses pas le menèrent au centre-ville. Il eut envie de boire un dernier verre. Il tourna au coin d’une rue et vit l’enseigne de l’Inside Bar briller dans la nuit. Il poussa la porte. En voyant Vincent Bertau l’accueillir derrière le bar, il jura intérieurement, il avait oublié que le député populiste était aussi le tenancier de ce bouge. « Trop tard pour faire marche arrière… » regretta-t-il.

Un double scotch, dit Augustin en s’installant sur un des tabourets du bar.

Vincent Bertau s’exécuta, intrigué par la présence du banquier dans son bar, seul, le soir de Noël. Il se servit aussi un verre qu’il leva en direction d’Augustin.

A ta santé ! On se tutoie hein ? Entre députés. Tu n’es pas parti à la montagne ?

Augustin but une grosse gorgée. Il avait besoin de parler, mais chez les Leroy, on ne se livrait pas. Il but une autre gorgée. Il avait moins froid. Il lança la conversation sur la difficulté de vieillir, en particulier pour les personnes atteintes de maladies dégénératives, tout en se gardant bien de faire référence à sa mère. Vincent Bertau sentit le désarroi d’Augustin et l’écouta d’une oreille attentive. Il savait les confidences auxquelles pouvait se laisser aller un client un peu saoul.

Petit à petit, Augustin oublia toute retenue. Il parla de la cupidité du pasteur, de la folie de sa mère, du projet immobilier pour les Tziganes et de la division du terrain familial. Heureusement la partie qu’il conserverait aurait toujours un accès au lac. A bien y réfléchir, Augustin arrivait à la conclusion qu’il pourrait encore se satisfaire de n’avoir que la moitié du terrain. Mais il ne pouvait pas accepter l’idée d’avoir sous ses fenêtres des êtres si différents de lui. Il imaginait déjà les conflits de voisinage qui allaient l’opposer à cette association pour les Roms, dont il avait oublié le nom. Le terrain allait perdre toute sa valeur, sans parler du coût de la construction, qui allait aussi être ponctionné sur son héritage.

Vincent ne disait rien, l’évocation des Tziganes lui rappelait de mauvais souvenirs. Cette décharge près de l’autoroute à Nice, sa mère penchée sur les détritus, récoltant avec d’autres de la ferraille qu’ils pourraient vendre au marché aux puces. Ce sentiment de naufrage qu’il n’avait pas oublié…

Il remplit son verre et celui d’Augustin. Ils passèrent ainsi une bonne partie de la nuit, Augustin parlait et Vincent écoutait.

Les failles de la démocratie sont révélées

Vincent Bertau montait la rampe en pierre de l’Hôtel de Ville quand il croisa le sautier du Grand Conseil. Le Secrétaire du parlement chantonnait avec malice :

Entends comme ça chahute, dans tous les palpitants !

Vincent le regarda, sans comprendre.

Je fredonne toujours Edith Piaf quand la première feuille du marronnier officiel a éclos. La floraison du premier bourgeon marque l’arrivée du printemps à Genève. C’est tôt cette année… Mais on n’a pas battu le record de 2003.

Le sautier n’attendait pas de réponse, il était impatient d’annoncer plus loin la bonne nouvelle. Vincent, perplexe, le regarda s’en aller en sautillant. Il ne s’était toujours pas accoutumé aux mœurs étranges de la société genevoise, même si cela faisait longtemps qu’il avait quitté sa France natale et opté pour la Suisse, pays d’origine de son père. La double nationalité était bien la seule chose qu’il avait reçue en héritage.

Arrivé dans la salle des Pas Perdus, Vincent cligna des yeux pour s’habituer à la pénombre de cette antichambre moyenâgeuse. Ce grand vestibule abritait les tractations entre partis politiques et les rencontres occasionnelles avec les syndicats ou les lobbys. Il était aussi le dépositaire des secrets de la République et le berceau de nombreuses rumeurs et bruits de couloir.

Dans l’indifférence générale, une voix métallique sortait des haut-parleurs, comme un prêtre qui officierait en latin pour appeler les fidèles au culte. Des parlementaires étaient assis dans de gros fauteuils en velours beige, d’autres attendaient près de l’imprimante en dessous de meurtrières enfoncées dans d’épais murs de pierre, d’autres encore, en groupe, semblaient comploter. D’autres, enfin, se croisaient selon une chorégraphie chaotique, se serrant la main ou s’évitant soigneusement. Mais tous s’étaient penchés sur la grande table de bois recouverte de cuir clouté, pour apposer leur signature sur les feuilles de présence qui servaient au calcul de leurs indemnités. Vincent entra dans la salle du parlement au moment où la cloche du président retentissait. Tout l’hémicycle se leva.

Mesdames et Messieurs les députés, prenons la résolution de remplir avec loyauté notre mandat et de faire servir nos travaux au bien de la patrie qui nous a confié ses destinées.

Au moment de s’asseoir, Vincent Bertau se pencha vers Albert Malasicura.

Les amendements, tu les as ?

Albert sortit de sa serviette une pile de papier. Vincent la saisit, se leva et commença à en déposer une liasse sur chaque bureau. Une rumeur de contestation se propagea.

Je vous demande le silence, dit le président en saisissant son marteau. Que faites-vous, Monsieur le député Bertau ?

Vincent se tourna vers les bancs de la présidence avec un air faussement candide.

Je distribue des amendements relatifs au projet de loi de financement des partis politiques, cria-t-il pour compenser l’absence de micro.

Les députés, qui n’avaient pas compris sa réponse, lui demandèrent de répéter, ce qui ne fit qu’ajouter à la confusion générale.

Je vous rappelle, Monsieur le député, que le protocole veut que ce soit le secrétariat qui se charge de distribuer les amendements. Pour cette fois, nous vous laissons procéder mais que cela ne se reproduise pas à l’avenir !

Vincent continua sa distribution. Arrivé devant les bancs du Parti socialiste, il se fit apostropher :

C’est pas possible de gaspiller autant de papier pour des amendements qui vont tous être refusés! C’est honteux, tu as entendu parler de la déforestation ?

Un sourire ironique aux lèvres, Vincent continua sa tournée. Le chef de groupe de la Ligue de gauche hurla sur son passage :

On se croirait au Reichstag en 39. Tu veux noyer le débat démocratique, c’est ça ? Tu devrais avoir honte !

En déposant les feuilles sur le pupitre de Catherine Piguet, Vincent lui fit un clin d’œil puis retourna s’asseoir. Le président reprit.

La liste des projets de loi renvoyés sans débat a été déposée à vos places. Je vais vous l'énoncer.

Vincent guetta la réaction d’Augustin Leroy lorsque le président dit :

Le projet de loi du Conseil d'État modifiant les limites de zones de La Belle-Vue, à des fins communautaires, est envoyé à la commission d'aménagement du canton.

Mais Augustin, droit sur son siège, ne cilla pas. Vincent admira la maîtrise du banquier. Personne n’aurait pu se douter que ce déclassement, préambule nécessaire au projet de la vieille Leroy pour installer ces maudits crève-la-faim sur son domaine, l’avait mis hors de lui le soir de Noël à l’Inside Bar. Augustin adressa même un sourire à un député socialiste, qui trouvait le projet de cette grande famille genevoise formidable et qui s’était tourné vers lui pour lui signifier son admiration.

Vincent leva la main et prit la parole, sans que le président ne la lui ait donnée :

Monsieur le président, mon groupe et moi pensons que ce projet de loi doit aller à la commission judiciaire. La question de laisser notre beau canton se faire envahir par la chienlit de l’Europe de l’Est n’est pas un problème d’aménagement du territoire mais de quel monde nous voulons laisser à nos enfants.

Le président scruta l’assemblée :

Est-ce que vous êtes suivi, Monsieur le député ?

Seul le groupe du Parti de la liberté leva la main.

Il semble que ce ne soit pas le cas. Vous avez demandé la parole, Madame le député Piguet, je vous la donne.

Merci, Monsieur le président. Je vous saurais gré, à l’avenir, de m’appeler Madame la députée. Donc, la Ligue de gauche pense que la question relève de la commission des droits de l’Homme. En effet, la population rom est discriminée dans le monde entier et c’est à nous, représentants de Genève, de nous montrer à la hauteur de notre histoire. Nous avons constitué un refuge pour les Huguenots persécutés en France il y a près de quatre-cents ans, nous avons accueilli de nombreuses organisations internationales, dont le siège européen des Nations unies et du Haut Commissariat aux réfugiés. Enfin, nous avons un devoir héréditaire à l’égard du Contrat social de Rousseau, texte dont la première version a porté le nom de « manuscrit de Genève ».

Le président soupira :

Est-ce que vous êtes suivie, Madame le député, heu… Madame la députée ?

Seul le groupe de la Ligue de gauche leva la main.

Il semble que ce ne soit pas le cas non plus. Vous avez aussi demandé la parole, Monsieur le député Piémont, je vous la donne.

Jacques Piémont était le chef de groupe du Parti de la République, il était associé dans une étude d’avocats renommée de la place. Il avait parmi sa clientèle des personnalités de la République, dont Augustin Leroy, avec lequel il avait partagé les bancs du prestigieux Collège Calvin, anciennement Académie de Genève, fondée en 1559 par le réformateur éponyme.

Merci, Monsieur le président. Le Parti de la République soutient le renvoi du projet de loi à la commission de l’aménagement du canton. La question principale est de savoir où devra se construire le centre de Madame Leroy. Est-ce que le lieu proposé est l’endroit idéal ? Mon groupe en doute.

Merci Monsieur le député, est-ce que vous êtes suivi ?

Tous les députés, à l’exception du Parti de la liberté et de la Ligue de gauche, levèrent la main.

Le projet de loi ira donc en commission de l’aménagement du canton. Projet de loi suivant.

Vincent Bertau se leva pour aller à la buvette, petit local qui se trouvait derrière la salle du parlement et qui permettait de quitter l’hémicycle temporairement. La serveuse lui parla de l’éclosion de la feuille du marronnier.

Vous avez raison, ma bonne dame, y a plus de saison !

L’arrivée de Catherine Piguet donna l’occasion à Vincent de quitter le comptoir.

Il s’assit en face de la jeune femme, qui leva vers lui un regard interrogateur.

Et toi, que penses-tu de l’éclosion de la feuille du marronnier ? lui demanda-t-il avec un sourire ironique.

Catherine fronça les sourcils :

Pourquoi t’opposes-tu à notre initiative populaire sur la protection des locataires ? D’habitude vous êtes avec nous quand il s’agit de défendre les trois quarts de la population !

C’est vrai… mais mon parti ne peut pas soutenir une initiative qui favoriserait aussi les étrangers. On pourrait accepter de la signer si votre proposition concernait seulement les Suisses.

Vous êtes vraiment une bande de fachos, déplora-t-elle.

Vincent dévisageait Catherine. Albert avait raison, elle pourrait être pas mal si elle se fringuait autrement. Il décida de continuer à s’amuser un peu.

Qu’est-ce que tu me donnes en échange d’un changement de position ?

Catherine s’appuya contre le dossier de sa chaise.

Je n’arrive pas à savoir si tu plaisantes ou pas ?

Fais-moi une proposition et tu verras bien! répondit Vincent en se levant, abandonnant sa bouteille de bière à moitié vide sur la table.

Dans l’hémicycle, Jacques Piémont, rapporteur de la position majoritaire sur le projet de loi de financement des partis politiques, auquel le Parti de la République s’opposait, terminait son discours :

Mesdames et Messieurs les députés, je vous invite à voter contre ce projet de loi tel qu’issu de la commission. Nous perdons notre temps, la gauche nous fait perdre notre temps !

Je vous remercie, Monsieur le rapporteur. Je donne maintenant la parole à la rapporteuse de minorité pour qu’elle présente les arguments en faveur de ce projet de loi.

Oh la rapporteuse! entamèrent à tue-tête les députés du Parti de la liberté, ce qui fit rire l’assemblée.

Le président frappa de son marteau pour obtenir le silence.

Merci, Monsieur le président. Les socialistes auraient aimé que ce projet de loi puisse avoir l’aval de notre assemblée. Malheureusement, pour différentes raisons, une majorité s’est formée contre cette avancée démocratique nécessaire que nous, socialistes, appelons de nos vœux depuis très longtemps.

Son discours fut entrecoupé à intervalles réguliers par les coups de marteau du président, qui essayait de contenir le vacarme incessant des interjections des autres députés.

Albert s’ennuyait, il leva les yeux vers la tribune et vit le Choreute. Il se pencha vers Vincent :

Regarde, y’a ton pote à la tribune.

J’te jure, faut qu’il arrête ce connard. Avec son regard sournois, on dirait qu’il nous juge.

Chope-le dans le couloir entre la buvette et l’escalier de service, y’a pas de caméra de surveillance, ni de flics. Et mets des gants.

Vincent hocha de la tête, tout en passant en revue les amendements qu’il allait proposer au vote. Certains étaient vraiment mal rédigés. Il n’aurait pas dû laisser Malasicura s’en charger.

Je vous remercie, Madame la rapporteuse, dit le président.

Oh la rapporteuse! entamèrent à nouveau quelques députés de Parti de la liberté. Cette fois, plus personne ne rit.

Je passe maintenant la parole au député Bertau, chef de groupe du Parti de la liberté, pour qu’il nous expose ses nombreux amendements au projet de loi de financement des partis politiques.

Vincent se leva :

Mesdames et Messieurs les députés, entre les paresseux assistés d’un côté qui ne rêvent que d’une chose, c’est que l’État les paie pour faire de la politique et de l’autre, ceux qui font la fine-bouche et qui sont prêts à tout pour ne pas perdre leurs donateurs influents, on est mal barré! Cette proposition de loi pour qu’on sache enfin qui tire les ficelles de la République ne va pas assez loin, mais c’est un premier pas dans la bonne direction pour se débarrasser de cette pourriture lobbyiste! Je vous engage donc à l’accepter.

A ce moment, à la tribune, une voix s’éleva. Le Choreute, le regard hagard, déclama :

L’égoïsme, voilà le genre d’amour qui est justement décrié, parce qu’il n’est pas l’amour de soi, mais une passion désordonnée de soi, passion funeste qui entraîne l’avare vers son argent, et tous les hommes vers l’objet de leurs désirs.

Vincent jeta un regard rempli de haine en direction de la tribune puis se tourna vers le président.

Monsieur le président, c’est inadmissible ! Faites quelque chose ou mon groupe portera plainte contre vous et votre façon d’organiser les débats !

Le président n’eut pas le temps de dire quoi que ce soit. L’agent de police en poste à la tribune du public poussait sans ménagement le Choreute vers la sortie.

Le président reprit :

Le temps de cette interruption vous sera crédité sur votre temps de parole, Monsieur le député, je vous prie de bien vouloir reprendre.

Vincent était furieux. Ce débris l’avait interrompu! Il bâcla la fin de son discours et quittant précipitamment l’hémicycle, il maugréa « cette fois, je me le fais ».

Il y eut un silence, le député Bertau n’avait pas fini de présenter tous les amendements de son groupe. Tous les regards se tournèrent alors vers Albert Malasicura qui, décontenancé, se leva. Les mots de sa maîtresse de primaire, quand il avait lu un poème pour la première fois devant la classe, lui revinrent en mémoire : « Incompréhensible ! je n’imaginais pas qu’on puisse lire aussi mal ». Après avoir réglé le micro à sa hauteur, il ânonna, suivant le texte de son doigt pour ne pas sauter de lignes.

Alors que les députés commençaient à trouver le temps long à force de refuser les amendements les uns après les autres, des bruits se firent à nouveau entendre à la tribune. Le Choreute était réapparu. Il gesticulait et se plaignait. Son arcade sourcilière saignait et son pull était maculé de sang. Il marmonnait des mots incompréhensibles. Certains députés eurent l’impression qu’il pointait du doigt les bancs du Parti de la liberté.

Le président, ahuri par l’étrange spectacle qui se déroulait sous ses yeux, jeta un coup d’œil désespéré du côté du sautier et dut secouer longtemps sa cloche pour obtenir le calme.

- – Mesdames et Messieurs, je suis comme vous, choqué par ce qu’il vient de se passer. Soyez certains que le bureau du Grand Conseil va se saisir de cette affaire. Pour l’heure, nous allons interrompre nos débats et nous retrouver après le repas, à vingt heures trente. Je vous remercie et vous souhaite bon appétit à tous.

Une rencontre opportune

Vincent Bertau saisit la télécommande et alluma le poste de télévision au-dessus du comptoir de l’Inside Bar. Il voulait voir en rediffusion l’interview sur le financement des partis qu’il avait donnée après la session parlementaire mouvementée de janvier. La musique du générique de l’émission emplit l’espace et le visage d’Anne Meyer, journaliste vedette de la télévision locale, apparut à l’écran.

Chères téléspectatrices, chers téléspectateurs, je suis en direct de notre studio du Grand Conseil et j’ai le plaisir d’accueillir deux nouveaux députés, qui vont sans aucun doute ne pas tarder à s’imposer dans le monde politique genevois, le tribun Vincent Bertau et la personnalité montante de la gauche, Catherine Piguet. Bienvenue à vous deux !

Vincent eut du mal à réprimer un mouvement d’humeur en entendant la porte du bar s’ouvrir. Mais il se ravisa en voyant entrer son ami Stanislas Vyskocha, emmitouflé dans une parka à col de fourrure. Il coupa le son de la télévision :

Ce cher Stan, ça fait longtemps, qu’est-ce que tu deviens ?

Les deux hommes s’étaient rencontrés à l’époque où Vincent était videur dans une boîte de nuit. Un homme avait menacé Stan avec un couteau devant l’établissement et Vincent était intervenu pour le désarmer. Depuis, le Russe passait souvent à l’Inside Bar saluer son ange gardien, comme il l’appelait.

J’étais à Moscou, mon père est mort. Il a eu un AVC.

Désolé d’apprendre ça. Toutes mes condoléances.

Tout le monde a été surpris, il était en bonne forme pour son âge. L’enterrement a été épuisant, tu n’as pas idée du nombre de gens qui sont venus lui rendre hommage! Il y avait tous ses amis de la politique et de la finance moscovite, ses compagnons d’armes de la marine, ses anciens amis de la ligue des jeunesses communistes... Et tous voulaient s’entretenir avec moi, l’unique héritier. Après, il a fallu s’occuper de la succession et ça n’a pas été facile. Ma mère était épuisée et n’a jamais pris part aux affaires de mon père, j’ai dû tout faire tout seul… Et me voilà à la tête de l’empire Vyskocha !

Toutes mes félicitations, je t’offre un verre pour fêter ça.

Volontiers une vodka, répondit Stan en prenant une poignée de cacahuètes qu’il se mit à lancer en l’air, une à une, pour les rattraper dans la bouche.

Vincent posa deux verres sur le bar :

Tu m’as l’air plutôt en forme.

Ça va. J’ai rencontré la fille du ministre des transports à l’enterrement de mon père. Pour une fois, ça m’a l’air assez sérieux. J’ai décidé de me marier.

Toi, marié ? réagit Vincent, amusé.

Dommage que mon père ne puisse pas voir ça.

Qui sait, il te voit peut-être de là-haut.

Stan sourit.

Je suis aussi en train de créer une fondation pour promouvoir la culture russe dans le monde. J’en ai parlé avec quelques-uns des conseillers juridiques de mon père, qui sont prêts à m’aider. Une des nos options est de construire à Genève une université privée russophone. Ce serait une offre complémentaire à l’Université d’État de Moscou. J’ai déjà approché un ami de mon père qui enseignait à Moscou et qui est à la retraite depuis peu. Il pourrait faire un très bon directeur.

Et bien, en effet, tout va bien pour toi. Levons notre verre à la Vyskocha University of Geneva ! Tu vas te faire des couilles en or. Tu sais qu’à Genève les écoles privées, c’est un bon business.

C’est sûr que ça ne compensera pas les marges de mon business depuis que les impôts des sociétés étrangères ont augmenté. Mais la Fondation sera sans but lucratif de toute façon.

Vincent semblait ne plus écouter ce que lui disait Stan, il faisait tourner un glaçon au fond de son verre. Soudain, il fixa le Russe :

Et tu la vois où ton université ?

Je ne sais pas encore. J’aimerais quelque chose dans un cadre prestigieux. Et assez grand pour construire un campus.

Vincent se pencha vers Stan :

Le bord du lac ?

Le bord du lac, bien sûr, mais c’est impossible… J’ai mis sur le coup plusieurs amis promoteurs immobiliers. On ne peut y construire que des villas…

Stan laissa la fin de sa phrase en suspens, Dana venait de franchir la porte du bar.

L’alarme de la montre de Vincent sonna. Il jura :

Merde, déjà dix-sept heures trente! je dois y aller. Stan, je t’appelle demain matin, j’ai peut-être une idée pour ton terrain.

Comment s’appelle cette ravissante créature ? demanda Stan qui n’écoutait plus Vincent.

Ça, c’est la belle Dana, une jolie poupée hein ? Elle tient la boutique quand mon devoir m’appelle. Reste avec elle si tu veux, je te la prête pour ce soir ! Elle va bien s’occuper de toi, n’est-ce pas Dana ?

Il finit son verre cul sec et sortit.

Stanislas Vyskocha ne parvenait pas à la quitter des yeux.

Elle passa derrière le bar :

Je vous ressers un verre ?

Stan acquiesça et lorsque la jeune femme se baissa pour ouvrir le congélateur, il se pencha au dessus du bar. Son téléphone vibra, c’était une alerte sur le cours du pétrole russe qui terminait la séance sur la même valeur que la veille, après une journée plutôt orientée à la baisse.

Des bonnes nouvelles ? lui demanda Dana.

Il laissa apparaître ses dents d’une blancheur parfaite :

Très bonnes. Que faites-vous dans la vie, à part remplacer Vincent quand il est au parlement ?

Je suis étudiante et je veux devenir danseuse.

Splendide ! Je demande à voir…

Dana monta le volume de la musique, fit le tour du bar en regardant Stan dans les yeux et leva les bras au ciel. Elle fit quelques pas de samba dans des mouvements de hanches qui rappelait le cucek, une danse rom d’Europe de l’Est. Puis elle se mit à frapper des pieds de plus en plus vite, tournant sur elle-même, la tête rejetée en arrière comme en transe. Elle s’arrêta net à la fin du morceau, laissant Stan bouche bée. Dana, haletante, retourna derrière le bar.

Parlons de vous maintenant.

Stan avait du mal à reprendre ses esprits :

J’ai trente ans…

Et ?

Je suis russe, mais j’ai fait mes études à Genève et en Angleterre.

Et vous travaillez ?

Je suis le directeur d’une société de trading.

La jeune fille posa ses coudes sur le bar et, tout en rejetant la mèche qui cachait son regard, remarqua la montre en or qu’il portait au poignet. Elle reconnut la couronne aux cinq branches d’une enseigne lumineuse située sur un des immeubles de la rade de Genève. Stan reprit :

Vous aimez ma Rolex ? Elle est toute neuve, la plus chère de la nouvelle collection !

Je l’adore. J’aime tout ce qui a cinq étoiles !

Comme les hôtels ? J’ai justement un week-end prévu avec des amis à l’Orpheus dans trois semaines. Tu m’accompagnes ?

Ils s’observèrent en silence. Dana approcha son visage tout près de celui de Stan :

C’est une invitation ?

Il sortit son téléphone, ouvrit la page internet du palace :

Regarde la suite que j’ai réservée.

Dana le fixa d’un air méfiant :

Tu es sérieux ?

Bien sûr !

Alors je ne veux pas que Vincent sache.

Si c’est ta seule condition, c’est d’accord.

Juré ? ajouta la jeune femme.

Juré craché, belle Dana !

Stan cracha à terre comme pour assurer la serveuse de sa promesse.

Dana prit la bouteille de vodka dans le congélateur du frigo. Elle servit Stan et se versa aussi un verre. Ils trinquèrent aux plaisirs à venir.

Le tribun populiste veut sa part du gâteau

Je ne comprends toujours pas pourquoi tu ne veux pas que je vienne.

Vincent Bertau, assis sur le siège passager, répondit avec une pointe de lassitude dans la voix :

On en a déjà parlé, Albert, je croyais que tu avais compris. On ne peut pas se rater sur ce coup-là ! Il accepte de me recevoir chez lui parce que j’ai bien manœuvré et qu’on est devenu un peu intimes. Mais, faut pas qu’on s’fasse d’illusions. Dans ce milieu, on ne fréquente pas des gens comme nous.

Albert soupira et se concentra sur la route. Vincent vérifia le nœud de sa cravate dans le miroir du pare-soleil.

Ralentis, on va bientôt arriver.

Il cherchait les numéros sur les imposants portails en fer forgé qui donnaient côté lac.

Là, arrête-toi. Il y a un bistrot au village, va m’y attendre, je t’appelle quand j’ai fini.

A peine Vincent avait-il claqué la porte de la voiture qu’Albert redémarrait.

Vincent appuya sur le bouton de l’interphone et la grille en fer forgé s’ouvrit sans bruit. Le chemin menait à une maison de maître pourvue de tourelles et d'une véranda sur le côté. Les distances lui parurent beaucoup plus grandes que sur les plans présentés à la commission de l’aménagement. A mi-hauteur, il remarqua un terrain de tennis partiellement caché par des bosquets. Il fit une pause. Il transpirait dans son costume d’hiver, ses mains étaient moites. La vue du lac en arrière-plan le rafraîchit, il se remit en route. Il gravit les marches du perron au moment où la lourde porte d’entrée s’ouvrait. Augustin Leroy se tenait sur le seuil et lui tendit la main.

Entre, Bertau. Je suis seul à la maison, ma mère est au culte et elle a emmené avec elle notre dévoué majordome, qui fait aussi office de chauffeur depuis qu’elle ne conduit plus.

Augustin précéda son visiteur dans une immense pièce aux parois recouvertes de bibliothèques contenant des livres de collection. Une odeur mêlée d’encaustique et de tabac froid saisit Vincent à la gorge. Après avoir désigné un fauteuil de cuir à son invité, Augustin s’assit à son bureau :

Quelle est donc cette affaire confidentielle dont tu souhaites me parler ?

Vincent s’éclaircit la voix :

Voilà, c’est au sujet du projet de ta mère de construire ici un centre pour les Roms et de la double dépossession dont tu m’avais parlé le soir de Noël.

Augustin ne laissa rien paraître de la gêne qu’il ressentait à s’être autant confié ce soir-là.

Vincent continua :

En effet, non seulement tu vas perdre la moitié de ton terrain, mais en plus ta mère va financer la construction du centre avec ton héritage.

Et alors ? Qu’y puis-je ? Maintenant que le projet de déclassement est déposé, je ne peux plus m’y opposer sans désavouer publiquement ma mère.

Augustin leva les épaules en signe d’impuissance.

Vincent reprit :

J’ai une solution. Un plan qui pourrait au contraire te faire gagner beaucoup d’argent avec ce déclassement. Mais avant de te l’exposer, j’aimerais qu’on se mette d’accord sur ma commission. Dix pour cent du prix du terrain me paraîtrait correct.

« Ce plébéien ne manque pas d’audace ! » pensa Augustin. Mais comme il savait qu’une mauvaise rétribution pouvait engendrer des complications, il dit d’un ton définitif :

Si ta proposition m’intéresse, tu auras tes dix pour cent.

Vincent parut satisfait :

En fait, ta mère t’offre la possibilité de déclasser ce terrain sans soulever les éternelles indignations de nos collègues députés de gauche. Ils ne peuvent pas s’opposer à un projet qu’ils considèrent comme politiquement correct.

Augustin fixait son interlocuteur et attendait la suite. Vincent continua, se souvenant des expressions qu’il avait apprises par cœur pour la préparation de cette entrevue :

Selon la législation genevoise, l’aménagement urbain lié à un déclassement, bien que décrit dans l’exposé des motifs du projet de loi, n’a pas de force obligatoire. Autrement dit, seul le changement d’affectation du terrain est du ressort des députés. Pour le reste, on fait ce qu’on veut !

Vincent avait prononcé cette dernière phrase d’un ton triomphant, qu’il regretta aussitôt en voyant Augustin froncer les sourcils.

Il continua sur un ton modéré :

Tu pourras donc, à la place d’un centre pour accueillir toute la misère du monde, construire autre chose, pourvu que ça corresponde au type de construction définie par le déclassement, c’est-à-dire, dans ce cas, un centre de formation avec logement et infrastructure d’accueil. L’aménagement final est du ressort de la commune et donc de la mairie. Et tu connais sans doute bien le maire de ta commune, n’est-ce pas ?

Augustin acquiesça. Il venait justement de signer la lettre qui accompagnait le don annuel de la famille Leroy à la mairie. Vincent poursuivit :

Il se trouve que j’ai un ami russe qui gagne très bien sa vie, il est dans les matières premières. Il vient d’hériter et il se prend pour un philanthrope. Il va créer une fondation. Il veut diversifier ses activités depuis la hausse de la fiscalité en Suisse, qui a eu une incidence sur ses marges.

Augustin connaissait bien le problème des sociétés de trading à Genève. Elles avaient menacé de quitter le canton si les conditions fiscales venaient à changer sous la pression internationale. Le parti d’Augustin avait fait tout ce qui était en son pouvoir pour défendre leurs intérêts. Le canton avait finalement trouvé un compromis en baissant la fiscalité de toutes les entreprises, y compris les entreprises suisses, au prix d’une perte importante de ses revenus fiscaux.

Vincent reprit :

Mon ami aimerait construire à Genève une université privée et ce projet pourrait tout à fait correspondre aux critères du centre pour Tziganes qui sont définis dans le déclassement de ton terrain. J’en ai parlé avec lui. Il est disposé à mettre une fortune pour acheter une parcelle comme celle dont on parle. Un accès au lac lui permettra de proposer des sports nautiques à ses futurs étudiants. Et comme tu le sais, les terrains constructibles au bord du lac sont impossibles à trouver.

Augustin se leva et regarda par la fenêtre. Vincent vint se poster derrière lui.

Alors voilà le deal : tu fais passer le déclassement en jouant sur la corde humaniste et la loyauté de tes collègues de parti envers ta famille. Et comme la gauche votera pour, vous aurez la majorité. Ensuite, tu déclares ta mère sénile et tu vends la parcelle à mon ami russe. Il ne te restera plus qu’à convaincre le maire de ta commune, ce qui devrait pouvoir se faire vu le potentiel des recettes fiscales d’une université privée.

Augustin se retourna brusquement :

Jamais je ne déclarerai ma mère sénile. Tu n’y penses pas, je ne peux pas faire cela ! Qui es-tu pour me dire comment faire avec ma famille ? La discussion est close.

Vincent ressentit comme un électrochoc, il n’eut d’autre choix que de reculer. Augustin lui désigna la porte :

Je te remercie de ta sollicitude à mon égard mais je n’ai pas besoin de ton aide !

Bertau sortit sans dire un mot, il s’en voulait. Il avait manqué de psychologie en voulant aller trop vite. Il allait lui falloir s’armer de patience.

L’espoir fait vivre

Assise dans le bus, Dana regardait par la fenêtre, un sourire aux lèvres. La même sensation de bonheur l’envahissait chaque fois qu’elle pensait à Stan. Soudain, elle sursauta et fouilla fébrilement dans son sac. Elle sentit sous ses doigts le froid du métal et poussa un soupir d’aise. Il lui avait donné les clés de sa maison, c’était un signe indiscutable de confiance et Brad avait tort quand il lui disait : « Ne rêve pas Dana, les gars comme lui s’amusent avec des filles comme toi. Ça ne va pas durer. »

Elle appuya sur le bouton arrêt sur demande et le bus freina. Rejetant ses cheveux en arrière, elle se leva et sauta sur le trottoir. Arrivée devant la porte de la maison, elle sonna. N’obtenant pas de réponse, elle ouvrit la porte avec sa clé. Dans le hall, elle se débarrassa de ses bottes et fit glisser sa robe légère sur le sol. Elle traversa le salon et ouvrit la grande porte-fenêtre qui donnait sur une piscine à déversement. Le bassin se prolongeait dans le lac, situé à une centaine de mètres plus bas. Face à ce spectacle majestueux, la jeune fille se mit à danser en silence de manière lascive. Il émanait de ses mouvements une sensuelle mélancolie.

Stan arriva peu après. Il s’arrêta sur le pas de la porte, captivé. Il attendit que la musique s’arrête pour applaudir. Dana se retourna et se jeta dans ses bras.

Il l’embrassa dans le cou et l’odeur de vanille salée de la jeune femme l’excita. Il la souleva et l’emmena dans la chambre. Là, il la jeta sur le lit. Malgré le désir qui l’envahissait, Stan aimait prendre son temps. Il la caressa longuement mais Dana devançait ses attentes et ça le rendait fou.

La nuit était tombée quand Stan dit :

J’ai faim.

Bouge pas chéri, je vais chercher à manger.

Elle se leva, ouvrit la penderie où elle trouva un déshabillé de soie et se rendit à la cuisine.

Quand elle revint, Stan n’était plus dans le lit. Elle posa le plateau et la bouteille de champagne près du lit. Elle trouva Stan dans son bureau, assis derrière son ordinateur.

Laisse-moi, j’en ai pour quelques minutes, lui dit-il.

Dana regagna la chambre à coucher et se jeta sur le lit. Elle se mit à compter les points du Lichtenstein face à elle en se demandant ce qui pouvait bien faire pleurer la jeune femme du tableau.

Quand Stan revint, après une petite heure qui lui parut interminable, Dana lui adressa un sourire un peu triste. Il s’assit à côté d’elle et mangea quelques sushis avec les doigts. Il servit le champagne et tendit une coupe à Dana :

Je viens de confirmer l’embauche du futur directeur de mon université !

Ton université ? Je croyais que tu étais dans les matières premières ?

Le corps de la jeune fille était comme un aimant. Stan la renversa sur le lit et l’embrassa avec ferveur.

Retour à la réalité

T’étais où Maman ?

Dana venait de rentrer au campement de Gensonnex et avait retrouvé sa fille dans la caravane où elles logeaient toutes les deux.

J’étais dans une belle maison où, un jour, je t’emmènerai. Il y a même une piscine.

Mais moi je veux un cheval, comme celui qui tirait la charrette en Roumanie, dit la petite fille.

J’en parlerai à Stan, mon Alma chérie, il t’en achètera un.

C’est ton amoureux ?

Une ombre passa dans le regard de Dana. Jusqu’ici, elle n’avait pas encore trouvé le bon moment pour parler à Stan de sa fille. Elle n’avait pas non plus évoqué avec elle le seul homme qu’elle avait vraiment aimé, le plus beau garçon de Cluj-Napoca, là-bas, en Roumanie. Il était d’origine hongroise et Alma avait hérité son regard intense et ses cheveux clairs. Dana avait alors été impressionnée parce qu’il gagnait de l’argent, contrairement aux hommes de sa famille qui, pour la plupart, comptaient sur le soutien des membres de la communauté partis en Suisse. Un faible sourire illumina le visage de Dana lorsqu’elle se rappela leur seule nuit d’amour, avant qu’elle ne parte elle aussi pour la Suisse. Elle sentait encore l’odeur de bois humide du chalet abandonné où ils s’étaient retrouvés. La chaleur du feu qu’il avait allumé dans la vieille cheminée. Et les gestes gauches du jeune homme qui n’avait pas connu de fille avant elle.

Stan, c’est ton amoureux, maman ? répéta la petite fille.

Oui, dit Dana.

Je pourrai le rencontrer ?

Sa mère ne répondit pas, encore imprégnée par la parfaite quiétude qu’elle avait ressentie alors qu’elle traversait Genève, cet îlot de sécurité et de richesse, pour rentrer chez elle. La vision du jet d’eau, qui s’élevait puissamment vers le ciel, lui avait donné confiance en l’idée que, peut-être, elle avait trouvé un homme qui lui ferait quitter la précarité qui avait toujours été la sienne. Dana parlerait d’Alma à Stan lors du week-end à la montagne auquel il l’avait invitée.

Maman, tu joues avec moi ?

Dana s’accroupit et se mit à faire rouler une petite voiture tout en imitant le bruit d’un moteur. Sa fille, amusée, prit un camion de pompier et provoqua une collision entre les deux véhicules.

Accident ! dit la petite.

Dana lui sourit :

Et si on montait le train miniature, cet après-midi ?

Alma laissa exploser sa joie.

Une vieille dame parle dans le vide

Madeleine Leroy avait été convoquée au rez-de-chaussée de l’Hôtel de Ville pour être auditionnée par la commission de l’aménagement du parlement qui, comme toutes les commissions du parlement, était composée de quinze députés et étudiait les modifications de lois ou les réformes voulues par le gouvernement. Le vote final de la commission, pour devenir effectif, devait ensuite être confirmé en assemblée plénière par les cents députés.

Le changement d’affectation du terrain de la famille Leroy était à l’ordre du jour. Comme l’enjeu était important, Madeleine avait demandé au pasteur Favre de l’accompagner. C’était pour tous les deux la première fois qu’ils allaient être auditionnés, ils n’étaient pas très à l’aise. Ils allaient devoir être convaincants, compte tenu de l’opposition farouche des habitants de la commune. Quand ils entrèrent dans la salle de réunion, tous les députés les saluèrent.

Je vous en prie, asseyez-vous, leur dit le président de la commission.

La configuration de la salle faisait penser à un tribunal, le président était assis au milieu des quinze députés alignés de chaque côté d’une grande table en bois massif.

Expliquez-moi, Monsieur le président, demanda le pasteur Favre, pourquoi y a-t-il davantage de députés du côté gauche de la table ?

Le côté gauche de la table, pour moi à droite, cher Monsieur, c’est là où les députés de droite siègent, et à ma gauche les députés de gauche. Et, comme en ce moment les partis de droite sont largement majoritaires et que leur représentation en commission est proportionnelle à leur force politique au parlement, c’est normal qu’ils soient si nombreux.

Puis, s’adressant à tous, il déclara la séance ouverte.

Vous avez la parole, Madame Leroy.

Madeleine avait la gorge serrée. Elle mit sa main frêle devant sa bouche et toussota.

Allez-y, Madame Leroy, nous n’allons pas vous manger.

« Quel imbécile, pensa Madeleine, il n’était pas né que je recevais déjà tout le gratin de la politique genevoise chez moi. » Ce n’étaient pas les députés qui se trouvaient en face d’elle qui l’impressionnaient. Ce qui la paralysait était l’importance que revêtait ce moment. À quatre-vingt-trois ans, elle n’aurait plus d’autres occasions de faire œuvre de charité pour Genève.

Bien avant de devenir Madame César Leroy de la Banque Leroy & Leroy, Madeleine avait été une petite fille timide qui avait de la peine à se lier avec les autres enfants. Un jour, alors qu’elle était à l’école, sa maîtresse avait placé à côté d’elle une nouvelle élève qui ne parlait pas français. C’était pendant la guerre, la Suisse neutre avait été épargnée, comparée au reste du monde. L’enfant avait de grands yeux noirs, elle était très gaie. Les deux fillettes devinrent inséparables. Mais quelques mois plus tard, la police vint chercher l’enfant étrangère. Madeleine revoyait encore le regard sombre et résigné que lui avait lancé son amie quand elle avait suivi docilement les policiers. Le soir, Madeleine avait beaucoup pleuré et ses parents l’avaient consolée en lui expliquant que la fillette allait retourner dans son pays et qu’elle y vivrait heureuse. Madeleine les avait crus et, avec le temps, elle avait oublié cet épisode déchirant. Des années plus tard, toute l’histoire lui était revenue en mémoire avec une violence inattendue quand elle avait croisé le même regard chez une enfant qui mendiait dans les rues de Genève. Madeleine avait alors entrepris des recherches sur son amie et avait découvert que la petite fille et sa famille étaient des Caldéraches, qui avaient à l’époque cherché refuge en Suisse. Ils avaient fui l’avancée nazie après s’être fait chassés des mines de cuivre roumaines où ils travaillaient. Leur expulsion de Suisse pendant la Seconde Guerre mondiale avait sans doute eu pour conséquence leur déportation dans les camps de concentration. Malgré les démarches que Madeleine avait entreprises des années plus tard, elle n’avait pas réussi à retrouver trace de son amie.

Le pasteur Favre tapotait délicatement le bras de Madeleine Leroy. Il n’y avait plus un bruit et les députés de la commission attendaient.

Madame et Messieurs, commença la vieille femme, je vous remercie de votre accueil, je vais être brève. Je suis l’unique propriétaire du terrain sur lequel se trouve ma maison, il me vient de mon père. Après de longues démarches administratives, nécessaires pour déclasser un terrain, le Conseil d’État a rédigé le projet qui vous est soumis. Il présente une solution mûrement réfléchie. Il prévoit de séparer la parcelle en deux parties, côte à côte, de grandeur égale, chacune allant de la route de Colière au lac, et de changer l’affectation de la partie ouest, celle destinée à accueillir le dispositif socio-éducatif. L’autre partie, celle où se trouve la maison de ma famille, n’est pas concernée par ce projet.

Elle fit une pause. Elle dût se concentrer pour contrôler ses mains qui tremblaient, elle maudit sa maladie.

Le gouvernement a beaucoup apprécié l’esprit du projet et espère qu’éduquer les Roumains d’origine rom, surtout les enfants, leur permettra à terme de ne plus mendier dans la rue. Il ne manque plus que l’aval de votre parlement pour que nous puissions changer l’affectation du terrain et aller de l’avant avec la construction du centre.

Merci Madame Leroy, dit le président. Nous avons lu la description de votre projet, nous pouvons maintenant passer aux questions des députés.

Catherine Piguet leva la main. Elle approuvait la construction d’un nouveau lieu d’accueil pour les populations nomades, en particulier pour les Roumains d’origine rom, victimes de racisme institutionnel dans leur pays depuis des décennies.

Pour couper court aux réactions sarcastiques auxquelles elle s’attendait, elle donna des chiffres.

Quarante-cinq pour cent seulement des Roumains d’origine rom sont couverts par une assurance maladie, contre quatre-vingt-cinq pour cent des Roumains. Et ce n’est pas moi qui le dis, c’est le Programme des Nations unies pour le développement. Les enfants roms ne bénéficient toujours pas, dans la majeure partie des cas, d’un enseignement primaire en romani. Et un Rom sur trois seulement bénéficie d’un emploi rémunéré. Nonante pour cent d’entre eux vivent en dessous du seuil de pauvreté roumain. C’est ça le racisme institutionnel, Messieurs les députés.

Le président la remercia de cet exposé « passionnant, mais hors sujet ». Catherine continua :

Pour en revenir au projet dont nous parlons, j’aimerais rappeler ici que l’affectation d’un terrain étant du ressort de la commune, notre commission ne doit se prononcer que sur le déclassement.

Le président l’interrompit :

La commission en est au premier débat, Madame le député, c’est-à-dire qu’elle auditionne les parties. Le temps de la prise de position viendra en deuxième débat, une fois l’entrée en matière votée. Une chose après l’autre, Madame le député, s’il vous plaît. Quelle est donc votre question ?

Des rires se firent entendre. Catherine les ignora et insista :

J’ai le droit d’exposer l’entier de ma réflexion aux auditionnés, Monsieur le président ! Et, comme je vous l’ai déjà dit, je vous prie de bien vouloir m’appeler Madame la députée.

Puis, regardant Madeleine Leroy, elle lui expliqua, avec un sourire bienveillant, que son parti était gêné par le fait que la gestion du lieu serait confiée à une association privée et non à l’État. Le reste de la commission protesta.

Si on vous écoutait, il n’y aurait plus de secteur privé! On n’est plus au temps des cocos! lança un député du Parti de la liberté.

Le président n’intervint pas, Catherine haussa le ton.

Je vais vous dire franchement, Madame Leroy, ce que je pense de votre demande de déclassement. Votre projet d’un lieu d’accueil pour les Roms de Roumanie est magnifique. Je suis d’accord que c’est l’éducation qui fait la différence… La détresse de cette communauté est bien réelle. Je vous invite d’ailleurs, Messieurs les députés, à venir avec moi distribuer des repas au centre L’Espérance, où je travaille, qui accueille de plus en plus de sans-abri.

Mais arrête, tu nous les casses avec tes bons sentiments, Madame la Directrice du centre des paumés, t’es complètement hors-sujet, là ! T’as pas à nous émouvoir avec ta bonne conscience, on n’est pas en plénière! C’est quoi ta question, bordel ? vociféra Vincent Bertau, qui appréciait la tournure absurde que prenaient les travaux de commission.

S’il vous plaît, Madame et Messieurs les commissaires, soyez respectueux du règlement, intervint le président. Nous sommes en audition. Laissez la députée Piguet finir de poser sa question.

– … Et j’ai donc très envie de soutenir votre demande de déclassement afin que le centre soit construit. Mais mon parti craint que laisser à une association privée le soin de prendre en charge une population aussi marginalisée n’affaiblisse le projet. Je vous rappelle que la forme juridique d’une association n’est pas très contraignante et repose sur des statuts qui peuvent être facilement modifiés, vous n’avez aucune garantie que vos souhaits soient respectés dans la durée.

Et donc, ta question ? lança Vincent, qui s’amusait de voir quelqu’un d’autre monopoliser la parole.

Chut, lança le président.

D’un ton excédé, Catherine reprit :

Ma question donc, seriez-vous d’accord de confier la gestion du centre à un service de l’État ?

Après plus de cinquante ans dans les œuvres d’entraide, Madeleine Leroy n’avait jamais eu connaissance de problèmes avec des associations. Elle avait confiance en l’Association genevoise d’aide aux Roms, qu’elle connaissait bien. D’ailleurs, sa présidente venait d’une famille qui, comme celle des Leroy, était établie à Genève depuis longtemps. Il n’y avait donc aucune raison de s’en remettre à l’État.

Bertau avait demandé la parole depuis quelques minutes et s’impatientait. Le président la lui donna.

Madame Leroy, c’est sûr que pour une femme qui a toujours vécu dans l’opulence, au bord du lac, les choses sont faciles… eh bien, chère Madame, je me demande comment vous pouvez ne pas penser qu’accueillir des gens qui n’ont connu que la boue ne va pas en attirer d’autres, des dizaines, des centaines de mendiants qui vont coloniser notre canton. Avec l’ouverture des frontières, il y a déjà assez d’Européens qui prennent le travail des Genevois…

Monsieur le député, venez-en à votre question, s’impatienta le président.

Y’a pas de raison que Madame Piguet puisse parler aussi longtemps et que nous, on soit toujours censurés ! cria Vincent.

Madeleine dut faire appel à son expérience d’ambassadrice de la banque Leroy & Leroy pour rester calme face au député Bertau, qui dépassait franchement les limites de la bienséance. Elle lui rappela qu’elle avait passé une bonne partie de sa vie à aider les plus démunis, alors que tout le monde ne pouvait pas en dire autant. Et qu’il le veuille ou non, les pauvres existaient, malgré les frontières. Aussi naïf que cela puisse paraître, le député Bertau avait l’air de vouloir que les Roms disparaissent de la surface de la terre. Elle le plaignait d’avoir une telle haine pour son prochain.

Tout en parlant, elle se demandait comment cet idiot avait pu être élu par le peuple. Et qui pourrait s’opposer à lui ? Sûrement pas les autres commissaires qui, pour la plupart n’écoutaient pas, happés par leur téléphone portable ou leur ordinateur qu’ils ne prenaient même pas la peine de cacher.

Heureusement, d’autres commissaires posèrent ensuite des questions plus concrètes, la capacité d’accueil du centre, la durée envisagée des hébergements et le financement.

La dernière question fut posée par le député Piémont. Madeleine le connaissait depuis longtemps, c’était un ami d’Augustin. A une époque, il venait souvent faire du ski nautique chez elle, à La Belle-Vue.

Chère Madame, d’abord et puisque personne ne l’a fait, si j’ose, Monsieur le président, je voulais vous remercier, au nom de la commission, de votre dévouement à l’égard des plus nécessiteux. Vous êtes un exemple pour nous tous et nous devrions nous en inspirer davantage. Cela dit, j’ai de la peine à imaginer une concentration de marginaux dans cette belle et tranquille commune du bord du lac. Les mères n’oseront plus laisser leurs enfants aller seuls à l’école du village. Et les hommes seront inquiets de savoir leurs femmes seules à leur domicile. Je pense que le lieu n’est pas adéquat pour un tel projet. Ma question donc est la suivante : pourriez-vous imaginer un autre lieu pour ce beau projet ?

Madeleine le regarda, dépitée. Le discours de Piémont ressemblait à celui de Vincent Bertau, la vulgarité en moins. Sa réponse fut sans appel :

Non, c’est précisément sur mon terrain que je veux ériger mon œuvre.

Merci Madame Leroy, conclut le président. Je clos ici cette audition pour que nous puissions passer au débat sur le vote d’entrée en matière. Monsieur l’huissier, veuillez raccompagner Madame Leroy.

Madeleine sortit dans la cour de l’Hôtel de Ville et marcha avec précaution sur les pavés irréguliers. Elle prit congé du pasteur Favre. Elle était épuisée et soucieuse, la plupart des députés de la commission avaient l’air opposés à son projet. Même Jacques Piémont, sur lequel elle avait cru pouvoir compter, semblait ne pas vouloir d’un centre d’accueil à La Belle-Vue. Elle allait demander à Augustin d’intervenir. Soudain, elle réalisa qu'il n’avait pas non plus montré beaucoup d’enthousiasme pour le projet. « Et s’il travaillait dans mon dos pour faire capoter mon œuvre ?  se demanda-t-elle. Est-ce qu’il respectera ma volonté le jour où je ne serai plus là ? » La maladie de Parkinson évoluait et les médicaments étaient de moins en moins efficaces. Son médecin lui répondait de plus en plus évasivement quand elle le questionnait sur le temps qu’il lui restait à vivre. Ce n’était pas bon signe. Ne devait-elle pas créer une fondation de droit luxembourgeois pour s’assurer que ses ultimes volontés soient respectées ? Elle décida qu’elle en parlerait à son notaire la prochaine fois qu’elle le verrait.

Ayant remarqué l’inquiétude de la vieille dame durant l’audition, Catherine Piguet la rattrapa et lui proposa d’aller boire un thé.

Ma chère Catherine, c’est effrayant de voir la haine de certains députés envers les Roms.

Que voulez-vous, le succès des populistes est construit sur des arguments émotionnels qui sont difficile à combattre par un raisonnement sensé ! Plus personne ne prend le temps d’aller au fond des choses. Aujourd’hui, j’ai donné en commission des faits et des chiffres mais je ne me fais pas d’illusions, personne ne les aura retenus. Au moins, ils seront inscrits au procès-verbal de la commission.

Vous avez bien fait. Pourtant votre parti ne me soutient pas et se braque sur des détails…

Je suis d’accord mais j’ai été minorisée au sein de mon caucus, vous savez ces réunions que tiennent tous les partis pour déterminer leur position sur les projets à l’ordre du jour du Grand Conseil.

Bien sûr que je sais ce que c’est, mon défunt César a lui aussi été député, vous savez. Il incarnait cette droite, attachée aux libertés individuelles et aussi à un État fort, celle qui, malheureusement, disparaît au profit d’une droite libérale et capitaliste.

Pour revenir au projet de déclassement, reprit Catherine, je vais aller voir un par un mes collègues de la Ligue, j’espère que j’arriverai à les faire changer d’avis.

Madeleine posa une main tremblante sur le bras de la jeune femme :

Merci Catherine, vous êtes une femme exceptionnelle. Vous irez loin.

Les deux femmes étaient arrivées à la hauteur de l’ancien arsenal, qui abrite les cinq canons d’époque, honorés pour avoir jadis défendu les remparts de la ville.

Le majordome des Leroy attendait à côté d’une limousine noire. Quand il aperçut les deux femmes, il se dirigea vers Madeleine avec empressement et lui prit le bras. Alors qu’il l’aidait à s’asseoir sur la banquette arrière, Catherine salua la vieille dame et continua son chemin à pied.

Le chemin est semé d’embûches

Alors comme ça Dana, on vit le parfait amour avec mon copain Stan ?

Dana, qui venait de franchir la porte de l’Inside Bar, fut surprise par l’accueil de Bertau.

J’ai eu Stan au téléphone, il paraît que tu es une experte en Kamasutra.

Dana ne laissa rien paraître de la peine que cette remarque lui infligeait. Stan s’était-il moqué d’elle ? Énervée, elle rétorqua.

T’es jaloux, Vincent, hein ? C’est ça ? T’es jaloux que je lui plaise! Toi qui essaies à tout prix de te faire accepter par la bonne société mais qui te rends bien compte que tu n’y arriveras jamais !

Pendant un bref instant, Dana eut l’impression que Vincent allait la gifler. Mais il fut interrompu par la sonnerie de son téléphone, c’était Albert. Vincent décrocha :

Ok, elle ne va pas être déçue, cette journaleuse. Je vais lui dire tout le mal que je pense de cette gangrène qui nous envahit. Il ne manquerait plus que les Tziganes s’installent dans les beaux quartiers !

Il continua la conversation tout en se dirigeant vers son bureau.

Dana saisit le torchon accroché à côté de l’évier et se mit à essuyer des verres. Elle devait être attentive à ne rien laisser paraître de ses origines roms. Et comme elle avait les cheveux blonds et la peau claire, c’était assez facile, personne ne les devinait. Mais à force de se côtoyer au bar, elle sentait la pression monter. Si Vincent l’apprenait, il la licencierait à coup sûr, vu le mépris avec lequel il parlait de sa communauté. Un verre lui glissa des mains et se brisa dans l’évier. En ramassant les débris, elle se coupa. Elle mit son doigt dans la bouche et mordit sa blessure pour l’empêcher de saigner. D’où pouvait bien provenir une telle haine envers les Roms ? L’idée qu’il adoptait une telle posture uniquement pour séduire son électorat lui sembla inconcevable. « Il doit y avoir autre chose… Qu’il soit maudit ! » se dit-elle.

Quelques minutes plus tard, Bertau repassa devant elle :

Au lieu de roucouler, tu ferais mieux de te concentrer sur ton job. J’ai voulu prendre une bière en bouteille tout à l’heure et il n’y en avait plus au frigo. Je te paie pour ne pas avoir à me soucier de ce genre de chose !

C’est ton copain Albert qui a pris les deux derniers cartons l’autre soir pour la politique! Moi, tu me paies pour tenir le bar en ton absence, réceptionner la marchandise, mais tu ne m’as jamais demandé de passer les commandes. Si tu veux que je le fasse, t’as qu’à me payer plus !

Fais gaffe Dana, t’as un beau cul mais faut pas pousser. Et d’ailleurs, pour te faire pardonner, file-moi ton téléphone, j’ai plus de batterie. Je dois appeler la journaliste Anne Meyer pour lui confirmer mon interview.

Elle le lui donna à regret. Alors qu’il composait le numéro de la journaliste, un client passa le pas de la porte. Vincent donna une claque sur les fesses de Dana :

En piste, et que ça consomme !

Les riches mangent des huîtres

Dana attendait dans le salon du spa de l’hôtel Orpheus, son peignoir entrouvert laissait apparaître le galbe de sa jeune poitrine. Elle feuilletait un magazine. Le titre d’un article attira son attention : « Il devient millionnaire en dénonçant ses patrons ». Un homme avait révélé les pratiques frauduleuses de la société financière pour laquelle il travaillait. Il avait été poursuivi et la procédure avait duré plusieurs années. Il avait même été incarcéré quelque temps. Mais finalement une association de lanceurs d’alerte l’avait soutenu et il avait gagné son procès. Aujourd’hui, il était libre et millionnaire.

Dana était pensive, on pouvait devenir riche juste en dévoilant un secret.

En sentant une main se poser sur son épaule, elle sursauta.

Madame Vyskocha ?

Il lui fallut quelques secondes pour comprendre que la jeune femme s’adressait à elle.

Mon nom est Anne-Laure et c’est moi qui vais m’occuper de vous.

Les deux femmes empruntèrent un large couloir en bois d’épicéa. Elles passèrent devant une succession de portes sur lesquelles était inscrit: bain de vapeur à l’eucalyptus, bain de vapeur aux fleurs des montagnes, sauna, sauna au sel de l’Himalaya, sauna bio, desquelles se dégageaient d’agréables senteurs. Elles longèrent une piscine de couleur opaline, bordée de pierres naturelles. La masseuse poussa une porte et Dana se retrouva dans un espace à la lumière tamisée. Au milieu, se trouvait un lit recouvert de linges-éponges blancs.

Vous pouvez vous coucher sur le ventre.

Anne-Laure enduisit ses mains d’huile parfumée et commença le massage. Peu à peu, Dana sentit chaque muscle de son corps se détendre.

Les images se bousculaient dans sa tête. La veille, Stan était venu la chercher après la fermeture de l’Inside Bar. Elle avait eu l’impression de s’asseoir sur la route, tellement la voiture était basse. Il l’avait embrassée en lui caressant les seins avant de démarrer.

Ils étaient arrivés en début de soirée à Courevège, station de sports d’hiver prisée de la région, et avaient commandé deux gin martini dans la suite que Stan louait à la saison. Puis, ils avaient fait l’amour jusqu’à l’aube. Dana soupira d’aise.

La voix de la masseuse la ramena à la réalité :

Voilà Madame Vyskocha, la séance est finie. Prenez votre temps, je vais vous préparer un jus de fruits.

Dana était si détendue qu’elle avait l’impression de flotter. Elle n’avait pas ressenti un tel bien-être de toute sa vie, mais tant de bonheur la déroutait. Sentant des larmes lui monter aux yeux, elle les essuya d’un geste rapide. Elle but quelques gorgées d’un jus d’ananas frais et remonta dans la suite.

Stan était devant son ordinateur et parlait en russe. Elle se plaça derrière lui et lui mit les bras autour du cou. Stan la repoussa en lui faisant signe de le laisser. Elle se traîna alors jusqu’à la chambre à coucher, ôta son peignoir et se coucha, nue, sur le couvre-lit. Elle s’endormit en quelques minutes. Quand Stan finit par la rejoindre, il ne la réveilla pas tout de suite. Mais son appétit pour le corps de cette femme ne connaissait pas de satiété. Il se rapprocha d’elle et la pénétra encore endormie.

Dana et Stan étaient maintenant attablés devant un immense plateau de fruits de mer. Deux amis de Stan les avaient rejoints, chacun accompagné d’une femme qui souriait constamment. La conversation tournait autour de la journée de ski des deux jeunes hommes. Ils montraient à Stan des photos des traces qu’ils avaient laissées dans la poudreuse immaculée. Un des amis de Stan s’arrêta sur une photo panoramique de l’endroit où s’était posé l’hélicoptère :

Il faut monter de plus en plus haut pour trouver de la poudreuse. L’hélico nous a laissés presque deux cents mètres plus haut que la dernière fois. D’ici quelques années, on ne pourra plus skier dans les Alpes.

Tu as raison, faudra qu’on vende nos chalets avant qu’ils aient perdu trop de valeur, dit l’autre homme en hélant le serveur pour commander une nouvelle bouteille.

Dana était assise à côté de Stan et ils avaient chacun leur main posée sur la cuisse de l’autre. Comme Dana n’avait jamais mangé d’huîtres, Stan les lui fit déguster avec quelques gouttes de citron.

Le serveur apporta une nouvelle bouteille de champagne, Stan porta un toast :

A ma belle et sensuelle Dana !

Sacré Stan, je t’envie ! Elle est superbe !

Dana observa l’ami de Stan puis sa compagne, qui regardait fixement son assiette, avec un sourire absent.

L’homme insista :

Et si un jour le beau Stan te plaquait, n’hésite pas à venir me voir, belle Dana, je saurai te le faire oublier.

En regardant mieux la femme qui l’accompagnait, Dana eut l’impression qu’elle était étrangère à ce qui se passait. L’idée qu’il s’agissait d’une call-girl traversa son esprit.

L’autre ami de Stan dit :

Arrête, t’es lourd ! Trinquons plutôt au nouveau projet de notre ami, la Vyskocha University ! C’en est où ? Tu as trouvé l’endroit prestigieux que tu cherchais ?

Oui, ça avance mieux que prévu… Un ami barman m’a parlé d’un terrain qui pourrait me convenir. Mais pour le moment, je ne peux pas en dire plus.

Dana se demanda si l’ami barman en question n’était pas Vincent Bertau. Le serveur remplit les verres de champagne.

Bon, qu’est-ce qu’on fait demain ? On retourne où on était aujourd’hui ou on pousse jusqu’à Chamonix ?

Il était près de minuit quand ils se séparèrent. Dana et Stan prirent une calèche et se blottirent l’un contre l’autre sous une couverture en fourrure. Un grand sapin de Noël était encore dressé au milieu du village et brillait dans la nuit. Il restait de la neige çà et là. En passant devant l’église, Dana se signa discrètement. Pensant qu’elle avait froid, Stan la serra plus fortement contre lui. Dana était heureuse, elle osa la question :

Stan, est-ce que tu m’aimes ?

Bien sûr que je t’aime, bébé.

Les charognards flairent leur proie

Douze coups venaient de sonner à la cathédrale Saint-Pierre. Albert Malasicura était assis au volant de sa vieille bagnole, il surveillait l’entrée de l’Inside Bar. Il savait que Vincent était en commission et que Dana serait seule pour réceptionner la livraison hebdomadaire des boissons. Il voulait en savoir plus sur elle, sans doute un vieux réflexe de flic.

Albert était en train d’ajuster la position du rétroviseur quand il la vit sortir. Il se mit à marcher à une cinquantaine de mètres derrière elle. Il était chanceux, certains passaient leur journée derrière un écran avec des collègues éreintants. Lui se baladait par un bel après-midi ensoleillé, en pleine semaine. Tout en surveillant Dana du coin de l’œil, il admirait le mécanisme ingénieux des roues à aubes du bateau à vapeur Belle Époque qui traversait la rade.

Arrivée à la gare, elle monta dans un train. Il fit de même. Pendant tout le trajet, Dana resta les yeux rivés sur son téléphone, indifférente à ce qui se passait autour d’elle. Trente minutes plus tard, elle descendit sur le quai et marcha le long des voies jusqu’à un campement à la sortie d’un petit village. Une dizaine de caravanes étaient disposées les unes à côté des autres. Albert se cacha derrière une camionnette et vit la jeune femme saluer sur son passage des hommes assis à des tables de fortune et des enfants qui jouaient.

Quand elle entra dans une caravane, Albert rebroussa chemin. Il alla se poster dans un petit bistrot qui se trouvait au bord de la route.

La vieille femme qui se tenait derrière le comptoir lui adressa un regard méfiant. Albert lui demanda :

C’est quoi ce taudis sur la route, plus loin ?

Ne m’en parlez pas, depuis qu’ils sont là, je n’ai plus de clients. Avec l’ouverture des frontières, on est envahi par la racaille étrangère !

Albert compatit, paya sa bière et prit la direction de la gare. Dans le train, il se rongeait les ongles. Était-ce possible que Dana soit rom? Vincent allait être furieux, il détestait les Roms et c’était lui qui la lui avait présentée. Il décida d’en avoir le cœur net. Il allait se renseigner auprès de son ami du club de tir et ex-collègue, le policier Hans Schmidt, qui travaillait au commissariat du centre-ville.

L’argent n’a pas d’odeur

Le rendez-vous avait été fixé au bar de l’hôtel Intercontinental. Vincent était arrivé le premier et s’était installé à une table basse dans le fond de la salle.

Il scrutait l’entrée et fit un signe à Augustin en le voyant arriver.

Ton ami n’est pas encore là ? demanda le nouveau venu à peine assis.

Il va arriver, il m’a appelé de l’aéroport il y a un quart d’heure.

Les deux hommes attendirent en silence.

Quelques minutes plus tard, Stan arriva. Vincent fit les présentations.

Cher Augustin, Cher Stan, je vous ai réunis ce soir pour l’affaire que vous savez.

Augustin lui coupa la parole :

Comme Vincent le sait, je répugne à agir contre la volonté de ma mère, mais son médecin m’a appelé la semaine passée pour m’alerter. Son état a empiré et les médicaments ne font plus effet. Il ne lui reste que quelques mois à vivre. Son esprit est en train de la quitter aussi, et sa lubie d’installer à côté de notre demeure familiale des gens miséreux ne peut s’expliquer que par sa maladie. Je dois agir, par respect pour ma famille. Je peux m’accommoder du déclassement de notre terrain familial, de toutes façons, l’idée a déjà fait son chemin au parlement et on ne peut plus l’arrêter. Le terrain est grand, ma famille pourra se contenter de la moitié, pour autant que notre propriété ne perde pas toute sa valeur à cause de voisins peu recommandables. Vincent m’a proposé de faire construire sur la parcelle, non pas un centre pour Roms mais une université pour étudiants russes, qui est, si j’ai bien compris, votre projet, Monsieur Vyskocha ?

En effet, la mort de mon père m’a fait mûrir et hériter de l’exploitation d’un gisement de pétrole en Russie. Je voudrais utiliser cet argent pour développer des activités philanthropiques. J’ai créé une fondation qui reçoit pour l’instant cinq pour cent des bénéfices du pétrole et qui ambitionne de promouvoir la culture russe. Mon premier projet, qui est sur le point d’aboutir si nous trouvons le terrain approprié, est la création d’une université privée pour mes compatriotes à Genève, ma ville d’adoption où je vis et travaille depuis des années.

Les statuts de votre fondation sont-ils déposés ? Et quelle est l’origine de la fortune de votre père ?

Augustin voulait s’assurer de la conformité du projet de Stan. Les banques suisses avaient été malmenées pour leur laxisme envers les Américains et les Européens, il ne prendrait pas de nouveaux risques avec les Russes.

Mon père était issu d’une famille paysanne. Sous l’empire soviétique, il a connu la misère dans son enfance. Adolescent, il a intégré la Marine nationale grâce à son implication dans la ligue des jeunesses communistes. Il m’a souvent raconté combien ça avait été dur de vivre pendant des mois dans un sous-marin à plusieurs centaines de mètres de profondeur.

Moi, j’aurais jamais pu ! Claustrophobe comme je suis ! intervint Vincent.

Stan le regarda en fronçant les sourcils et continua à l’adresse d’Augustin :

Avec l’effondrement de l’URSS, le pays a été paralysé et mon père a été licencié de la Marine, comme tous les hauts gradés. Il s’est refait dans l’import-export grâce à ses connections avec le milieu portuaire. Il a ensuite prêté de l’argent à ses anciens compagnons d’armes, qui eux aussi ont presque tous fini par devenir riches. Après avoir créé une banque d’investissement, il a aidé la Russie quand elle a privatisé des pans entiers de son économie pour faire face à ses dettes.

Augustin regarda dans le vide :

Une vie dure et intense, c’est un juste retour des choses si vous utilisez l’argent de votre héritage pour faire le bien. Et vous-même, vous travaillez ?

Je suis le CEO et le principal actionnaire d’une société de trading qui exporte le pétrole de l’exploitation familiale dans le monde entier. Mon chiffre d’affaires oscille depuis plusieurs années autour des quatre milliards de dollars.

Vincent triomphant, regarda Augustin :

Tu vois, mon ami est solide ! On a un deal ?

On aura un deal quand mon service juridique aura tout contrôlé.

C’est normal. En attendant, trinquons, dit Stan en hélant le serveur.

Quelques minutes plus tard, Stan se leva et partit. Resté seul avec Augustin, Vincent aborda la partie politique de l’affaire.

Pour le déclassement au Grand Conseil, tu es conscient qu’il devra passer sans les voix de mon parti, ni de mon soutien public ? Je serai officiellement opposé au projet de loi, tu sais ce qu’on pense des Tziganes dans mon groupe, impossible de changer de position là-dessus. Mais je t’aiderai en coulisses, bien sûr.

Augustin ne l’écoutait plus. Lorsqu’il avait parlé à sa femme des intentions de sa mère, il avait dû affronter son courroux pour la première fois depuis leur rencontre, à l'inauguration du Taj Mahal Casino de Donald Trump. « Les parents doivent transmettre leur patrimoine intact à leurs enfants, period! » avait-elle décrété. L’idée de pouvoir lui annoncer qu’il avait trouvé une solution le soulageait tellement que tout le reste lui paraissait anecdotique.

Merci Vincent. En ce qui concerne ta commission, tu pourras la déposer auprès de ma banque. Mon service juridique te contactera. Nous en reparlerons en temps utile.

Il se leva et mit son manteau.

Je dois filer, dit-il.

Vincent, resté seul, commanda une deuxième vodka et s’installa confortablement dans le fauteuil pour la siroter tranquillement. Il n’arrivait pas à s’empêcher de sourire.

Les masques tombent

Ce cher Albert ! dit Schmidt en venant l’accueillir à l’entrée du commissariat du Bourg-de-Four. Que me vaut l’honneur ?

Salut Hans, j’ai un petit service à te demander.

Viens avec moi, j’allais justement faire une pause.

Les deux hommes montèrent l’escalier jusqu’au bureau de Hans.

Alors, ce vieil Albert, toujours en train de fouiner ?

Je cherche à me renseigner sur une certaine Dana Cozca.

Elle a fait quoi ? Est-ce que ta démarche est officielle ?

Pas vraiment, j’aimerais juste vérifier quelque chose.

Encore un de tes plans foireux ? Trouve-toi une gentille asiatique, comme moi… C’est sans problèmes.

En disant cela, le policier s’était assis derrière son ordinateur.

Comment tu dis ? Cozca ? Il tapa le nom et laissa échapper un sifflement admiratif.

Albert se redressa sur son siège :

Quoi, t’as quelque chose ?

Des Tziganes typiques de ceux qui nous pourrissent la vie… Je ne peux évidemment pas t’imprimer ces documents mais tu peux les consulter sur mon écran, viens voir.

Albert se gratta le tête, Dana ne correspondait pas du tout à l’idée qu’il se faisait d’une Tzigane. Il regarda par dessus l’épaule de son ami et lut.

Dana Cozca était originaire de Roumanie et avait une autorisation de séjour de courte durée. Son casier contenait des petites infractions: mendicité, refus d’obtempérer, violation de la loi sur les titres de séjour, vagabondage, etc. Elle avait une fille de quatre ans qui était à Genève depuis deux mois.

Hans, tu peux consulter le registre des travailleurs du sexe ?

Une liste de nom apparut mais Dana Cozca n’y figurait pas. Hans commença à s’impatienter :

C’est bon, tu as obtenu ce que tu voulais? Je dois y aller, j’ai une réunion avec le syndicat au cinquième, on va encore perdre du temps sur cette connerie de matricules que les gauchistes veulent nous imposer sur nos uniformes ! Heureusement, on se défend. Mais faut rester vigilant, ça pourrait passer un jour.

Albert se redressa, songeur. Dana était bien une Tzigane ! Il allait devoir le dire à Vincent, ou pas.

Il n’était pas très fier d’avoir introduit une Tzigane dans leur quotidien. Et ça lui donnait aussi un moyen de pression pour obtenir ce qu’il voudrait de la petite serveuse.

Petits calculs entre amis

Au café de l'Hôtel de Ville, Vincent Bertau et Augustin Leroy étaient assis à la table du fond, masquée par une paroi de séparation. Vincent était penché sur une feuille, un stylo à la main et faisait des calculs.

Donc pour résumer, le vote en plénière du déclassement n’est pas acquis. La Ligue de gauche va s’opposer à cause de leur histoire de financement privé. Difficile de les faire changer d’avis. Ça fait quinze voix contre. Plus les vingt voix de mon groupe, on est à trente-cinq voix contre. Les socialistes, eux, sont favorables, ça fait vingt-cinq voix pour. C’est vraiment ton groupe qui va faire la différence !

Je sais, mais pour le moment c’est mal parti. Piémont, qui est un de nos commissaires à l’aménagement, est opposé et il a beaucoup d’influence sur notre caucus. Je vais parler seul à seul avec chaque membre du groupe, je pourrai peut-être en convaincre quelques-uns. Mais ce serait plus sûr si on trouvait un moyen de convaincre Piémont.

A cet instant, la journaliste Anne Meyer franchit la porte du café et choisit une table, juste de l’autre côté de la cloison derrière laquelle se trouvaient les deux députés. Elle entendait confusément des voix et, curieuse, tendit l’oreille. Elle se leva et après avoir contourné la paroi, fut étonnée de découvrir les députés Bertau et Leroy ensemble. Bien qu’elle fût habituée à voir des alliances contre-nature en politique, ces deux-là représentaient des intérêts tellement opposés et incompatibles qu’elle était curieuse de savoir de quoi ils pouvaient discuter. Anne les salua et continua sa route vers les toilettes. Après avoir fermé la porte derrière elle, elle resta l’œil collé au trou de la serrure. Les deux hommes ramassèrent leurs papiers et se serrèrent la main. Augustin Leroy se dirigea vers la sortie pendant que Vincent Bertau appelait le serveur.

En regagnant sa table, Anne s’adressa au président du Parti de la liberté:

Alors, on manigance avec son ennemi juré ?

Quand on fait de la politique, on doit pouvoir discuter avec tout le monde, même si on ne partage pas toujours les mêmes idées !

Vous feriez mieux de m’en dire plus, sinon je pourrais mal interpréter ce que j’ai entendu de l’autre côté de la cloison…

C’est pas beau d’écouter aux portes.

Vous passiez en revue des intentions de vote ? Je me demande de quel projet de loi il peut s’agir ?

Vous avez l’oreille fine, bravo ! Mais je crains que vous soyez déçue. Allez, je vous le dis notre secret… Nous parlions de la constitution de l’équipe de football pour la journée sportive interparlementaire. Nous nous voyons avant le début des inscriptions pour former la meilleure équipe ! Certains députés jouent très mal et nous, on veut gagner. Je sais que vous êtes une journaliste très talentueuse, je compte sur vous pour ne pas ébruiter notre petite réunion. Je ne veux vexer personne.

Il se leva et chercha dans la poche arrière de son pantalon de la monnaie qu’il déposa sur la table. Puis il la regarda droit dans les yeux :

Vous faites quoi ce soir ? Vous pourriez venir au siège de mon parti, m’interviewer sur un projet de loi de votre choix. Pourquoi pas ce projet aberrant pour faire de Genève la capitale européenne des voleurs tziganes ? Nous pourrions ensuite aller dîner ? Qu’en pensez-vous ?

Devant l’air effaré de la journaliste, Vincent ajusta sa cravate et ajouta :

Loin de moi l’idée d’outrepasser les règles de déontologie journalistique, ni mes propres principes éthiques d’ailleurs. Comprenez-moi bien, cette invitation est purement professionnelle! Réfléchissez, il y a un petit restaurant italien à côté du siège du parti, délicieux et très discret.

Puis, regardant sa montre :

Je dois malheureusement vous quitter. Ce fut un plaisir, Mademoiselle.

Après lui avoir fait un clin d’œil, il partit.

La journaliste retourna à sa table, troublée par des sentiments contradictoires. Elle s’était battue pour être indépendante, et elle l’était devenue. Un travail bien rémunéré, des aventures de temps en temps, pas de charge, pas de contrainte. Mais à trente-sept ans, un besoin irraisonné d’avoir un enfant la taraudait. Et elle se prenait à envisager comme potentiel géniteur un professionnel de la séduction, qui ne s’intéressait à elle que pour obtenir des articles complaisants.

Je vous sers autre chose, Mademoiselle ? lui demanda le serveur.

Non.

Tout en sortant des pièces de son porte-monnaie pour payer, elle se trouva bien ridicule.

L’homme est un loup pour l’homme

Il était deux heures du matin. Dana rinçait les verres des derniers clients. Le bar était vide, elle avait envie d’aller se coucher. Elle jura en voyant la porte du bar s’ouvrir sur Albert qui entra et lui commanda un whisky. Dana le servit puis se rendit au dépôt pour y entreposer les bouteilles vides.

Alors comme ça, on est Rom, Dana Cozca ?

Dana sursauta. Albert l’avait suivie et se tenait sur le pas de la porte, rendant impossible toute fuite. Prise de panique, Dana regarda cet homme auquel elle n’avait jamais vraiment prêté attention. Comment avait-il fait pour découvrir ses origines ?

Tu t’es bien gardée de le dire à Vincent… Je te comprends.

Qu’est-ce que tu veux ?

Albert ne répondit pas et lui sourit d’un air entendu.

Tu rêves, tu me prends pour qui ? dit Dana.

Pour une fille intelligente qui ne va pas mettre en péril son travail pour une petite pipe. Et le pote de Vincent, Stan, c’est ça? Il te plaît bien, non ? Je me demande ce qu’il pense des Roms lui ?

Dana avait cru que maintenant qu’elle était en Suisse, elle n’aurait plus à subir ce genre d’humiliation. Elle s’était trompée.

Prise au piège, elle s’agenouilla. Albert renversa sa tête en arrière et commença à gémir. Au moment de jouir, il lui maintint la tête contre son sexe, Dana manqua s’étouffer.

Après avoir reboutonné son pantalon, il dit en quittant le dépôt :

Ce sera notre petit secret, hein ?

Dana courut aux toilettes et cracha dans le lavabo. Elle se savonna la bouche puis, appuyée contre le mur, elle se laissa glisser sur le sol. Elle le maudit en silence et jura de se venger. En proie à un profond désespoir, elle se mit à fredonner en romani :

E manusha siklile te keren o maripen de shelli-bershentsa

E djuvlia, von siklile ando kado vaxt sar te parvaren pe chavoren

Kon pidjarel o romniako ilo? Kana si vi xoliano, dikhel pe sar asvajlo

I romni sar i jag, savore aven late te tatiaren pe, dar kana na trobuj len, irinen latar po dumo

Romani xoli numaj duj minuta. Romano corripie, sa o djivipe.1)

Quinze ans plus tôt à Cluj-Napoca, on tapait fort à la porte, des voix d’hommes se mêlaient au martèlement. La mère de Dana l’avait prise dans ses bras et avait chanté cette même mélodie pour conjurer le mauvais sort et couvrir les cris des dizaines d’autres familles roumaines d’origine rom qui, en quelques minutes, avaient été mises à la porte de leur logement, comme la famille Cozca.

Le déroulement de cette funeste journée lui revint en mémoire. Dana avait quatre ou cinq ans. L’hiver était rude, de la buée sortait de sa bouche. Sa mère se tenait derrière un étal de légumes au marché. Dana s’ennuyait, elle alla se promener et trouva des cageots entassés près des poubelles. Elle y découvrit des poires trop mûres pour être vendues, elle les avait trouvées délicieuses. Sa mère l’avait grondée en découvrant son visage sale et ses petites mains collantes. De retour à la maison, sa mère s’apprêtait à la doucher, quand elles entendirent le raffut. Elle alla voir ce qu’il se passait. La petite, envahie par la peur, se rhabilla aussi vite qu’elle put. Les bruits étaient inquiétants, elle s’enferma dans le placard de la salle d’eau. Son oncle avait débarqué, il fallait s’en aller. Dans sa précipitation, l’enfant ne put rien emporter.

L'impunité règne

Vincent Bertau se gara devant le portail de l’Hôtel de Ville, sous le panneau qui interdisait le stationnement. Il faisait chaud en ce début de mois de mai. Il essuya les gouttes de sueur qui perlaient sur son front et pesta quand, en décollant sa chemise de ses aisselles, il remarqua les grandes auréoles qu’il avait sous les bras. La séance du bureau du parlement, composé de députés élus par leurs pairs et qui traitait les questions d’ordre général concernant les séances du Grand Conseil, avait déjà commencé.

En rejoignant sa place, il fit craquer le parquet centenaire de la salle où se réunissait le bureau. Assise en face de lui, Catherine Piguet lui lança :

Tu ne peux pas t’empêcher d’attirer l’attention…

Impossible de se garer dans ce quartier ! marmonna-t-il assez fort pour être entendu de tous.

Le président leva les yeux au ciel en signe de désapprobation :

Monsieur le député, ça y est, vous êtes installé, nous pouvons continuer ?

Oui, Monsieur le président, mais si je suis en retard, c’est à cause du trafic, qui est un enfer dans cette ville ! Et en plus, il n’y pas assez de places de parking. Ceux du côté droit de l’hémicycle le savent bien, alors que ceux de gauche, ces cyclo-terroristes, s’en foutent !

Monsieur le député, contrôlez votre vocabulaire ! Et je vous prie de vous taire, vous n’avez pas la parole. Je soumets donc à l’attention du bureau la lettre que je lirai à haute voix au début de la séance plénière, tout à l’heure, au sujet de l’agression dans notre enceinte de ce pauvre homme surnommé le Choreute. Où en étais-je… « La police n’ayant malheureusement pas pu faire la lumière sur l’agression commise dans les couloirs de notre parlement, là où précisément il n’y a pas de caméra de vidéosurveillance et où les policiers en charge de la sécurité ne sont pas postés. Il est de mon devoir de dénoncer de tels actes et de remercier la police judiciaire pour son travail exemplaire… »

La plainte du Choreute a été classée faute de preuve, chuchota Jacques Piémont à Vincent qui lui avait jeté un regard interrogateur.

Ils auraient mieux fait de l’enfermer à l’asile ! dit Vincent.

« Agression physique qui est d’autant plus lâche qu’elle a touché un homme affaibli par la maladie, qui par ailleurs se passionne pour la démocratie et que nous voyons souvent tranquillement assis à la tribune. De plus, jamais aucune agression n’a eu lieu dans notre parlement depuis que les institutions de la Suisse moderne existent, c’est-à-dire depuis leur mise en place par les Radicaux en 1848, soit il y a plus de cent cinquante ans. »

On va pas avoir droit à un cours d’histoire en plus! protesta Vincent.

« Tous les membres présents lors de la soirée en question ont été choqués par la violence de ce geste, qui pourrait avoir été commis par un habitué de notre enceinte... ».

Réagissant à ces mots, Vincent lui coupa la parole :

Monsieur le président !

Le président leva la tête et le regarda d’un air excédé :

Oui Monsieur le député, ça faisait longtemps…

Vincent fit craquer les articulations de ses doigts :

Je m’oppose à ce qu’on écrive dans ce courrier que l’agression a été commise par « un habitué de notre enceinte » et je demande un vote du bureau. Vous influencez le point de vue du citoyen, c’est inacceptable! La justice est prise à partie, salie par votre manière de présenter les choses ! Le président doit s’en tenir à la vérité. Justice n’a pas pu être rendue, voilà tout. N’alimentons pas de suspicions gratuites. Je veux un vote, ou je porte plainte pour calomnie !

Monsieur le député, nous ne sommes pas en plénière ici, baissez le ton je vous prie et ensuite, je ferai voter le bureau sur cette phrase.

Le chef de groupe des Républicains, Jacques Piémont, levait la main. Le président lui donna la parole :

Monsieur le président, je demande le vote à bulletin secret.

C’est entendu, Monsieur le député. Comme le prévoit notre règlement, une voix suffit pour appliquer le vote secret. Je demande donc au sautier de bien vouloir faire préparer les bulletins.

Vincent, sans avoir demandé la parole, lança à l’intention de Piémont :

Alors comme ça, on a peur d’assumer son vote ? Moi en tout cas, j’assumerai publiquement ma position ! Si les médias m’interviewent, je leur dirai d’où vient le manque de courage dans ce parlement, je leur montrerai où sont les mauviettes politiques !

La mâchoire du chef de groupe des Républicains se crispa. Avant que le président n’ait eu le temps d’intervenir, Piémont se leva et, fixant Vincent dans les yeux, lui lança d’un ton acerbe :

Monsieur le député Bertau, vous êtes une menace pour la démocratie. Vous ne respectez pas les temps de parole, dénaturez les débats et utilisez le chantage en permanence! Mais d’où sortez-vous bon sang ? N’avez-vous aucun respect pour les institutions ? Aucun sens démocratique ? Les règles sont là pour permettre à chacun d’avoir sa place ! Elles sont là pour que les minorités puissent s’exprimer autant que la majorité et pour qu’un équilibre soit trouvé entre les convictions des uns et celles des autres. En menaçant sans cesse de recourir à la justice pour régler vos problèmes, vous renforcez les antagonismes ! Dans un parlement, on résout les conflits par la négociation et le dialogue ! C’est ce que les citoyens attendent des élus ! Un mouvement comme le vôtre polarise notre société, vous en rendez-vous compte ?

Catherine Piguet saisit l’occasion de pouvoir dire au député Bertau ce qu’elle avait sur le cœur :

Pendant que vous ramenez tout à vous-même, pendant que votre parti montre du doigt les soi-disant ennemis responsables des maux dont souffrent les citoyens, rien n’avance ! Vous participez à faire capoter les réformes que nous devons urgemment mettre en œuvre pour voir baisser le taux d’inscrits à l’aide sociale et au chômage, pour mieux lutter contre la fraude fiscale, pour augmenter le nombre de logements sociaux, pour fluidifier le trafic ! Vous êtes comme du sable dans les rouages. Au lieu de vous présenter aux élections, vous feriez mieux de prendre des cours d’éducation civique ! Et commencez par lire Aristote et sa définition d’un gouvernement tyrannique !

Le président tapa du poing sur la table et hurla :

Madame et Messieurs les députés, ça suffit ! Taisez-vous !

En observant Vincent, le président fut surpris de voir qu’il n’avait pas l’air de vouloir répondre, il était au contraire très calme. Il semblait jubiler intérieurement, avec un petit sourire aux lèvres.

Les bulletins furent distribués en silence, les membres du bureau votèrent et le sautier décompta les voix. Il y eut une courte majorité pour enlever la phrase du courrier, qui fut modifié en conséquence.

Merci mes chers collègues d’avoir préféré ma version à celle du président, dit Bertau avec un petit sourire en coin.

Le reste de la réunion fut consacré à l’organisation de la séance plénière. Comme aucun débat prévu à l’ordre du jour ne l’intéressait, Vincent se leva en faisant grincer son siège. Sur le seuil de la porte, alors que le président présentait le projet de loi de la Ligue de gauche pour l’introduction de quotas visant à augmenter la présence des femmes sur les listes électorales, il lança :

Rien à foutre des quotas ! Et depuis quand des projets déposés par la Ligue de gauche ont une chance de passer ?

Catherine Piguet et Jacques Piémont soupirèrent, d’autres députés sourirent.

De bonnes raisons de faire de mauvais choix

C’était le début de l’après-midi. Dana Cozca était assise sur la banquette de sa caravane, le regard perdu. Elle suivait les particules de poussière qui apparaissaient et disparaissaient dans les rayons de soleil à travers les persiennes. Elle n’avait revu Stan qu’une seule fois depuis leur week-end à la montagne. Il avait dû s’absenter un certain temps et lui avait repris la clé de sa maison pour la donner à sa gouvernante. Elle n’avait aucune nouvelle depuis plus d’un mois. Elle ferma les yeux et se sourit tristement. Elle avait tant aimé les moments qu’ils avaient passés ensemble, sa maison, l’odeur de son corps.

Mais elle devait se rendre à l’évidence, elle ne comptait pas pour lui. D’ailleurs elle ne comptait pour personne, même pas pour sa propre mère, qu’elle n’avait pas revue depuis des années. Suite à l’évacuation de sa famille du centre-ville de Cluj-Napoca, la municipalité avait mis à leur disposition des logements insalubres et sans chauffage à Pata Rât, tout près d’une zone industrielle désaffectée. A cause de la distance entre ce nouveau domicile et son lieu de travail, la mère de Dana avait perdu sa place au marché. Elle avait alors commencé à se rendre de plus en plus souvent en Suisse, jusqu’à ne plus revenir. Le bruit avait couru qu’elle avait refait sa vie avec un Suisse allemand.

On frappa à la porte, Brad Fraco entra.

Qu’est-ce que tu fous Dana ? Ta tante et ta fille t’attendent pour manger. Tu ne devrais pas la laisser si souvent là-bas, ça hurle tout le temps.

Laisse-moi Brad, ce n’est pas le moment.

C’est à cause de ton gars, je parie. Il t’a quittée pour une autre ?

Je ne sais pas, il ne m’appelle plus.

Brad s’assit à côté d’elle et lui prit la main :

Dana ma belle, ça devait arriver ! Au lieu de perdre ton temps avec ces salauds, tu ferais mieux de te réjouir ! L’Association genevoise d’aide aux Roms dit qu’une vieille dame va faire construire au bord du lac une maison pour nous, on pourra vivre « les pieds dans l’eau », comme dit l’assistant social! On va enfin quitter ce campement pourri ! Pense à ta fille, elle aura une vie bien meilleure que tout ce qu’on a connu. Ta tante prie tous les soirs pour remercier Dieu de la générosité de la dame Leroy.

Dana se redressa :

Je vais lui envoyer un message.

Elle saisit son téléphone et tapa un simple point d’interrogation qu’elle envoya à Stan. Si seulement il lui répondait.

Elle se leva. Elle voulait prendre une douche. Elle fit glisser sa robe légère, dévoilant son corps nu. Brad baissa les yeux.

Le jeune homme écoutait l’eau de la douche couler et regardait par la fenêtre, pensif. Il entendit le portable de Dana vibrer. Il le saisit et vit un message de Stan :

« Sorry, j’ai oublié de te rappeler ». C’était tout ce qui apparaissait sur l’écran de veille verrouillé.

Était-ce un message de rupture ou de réconciliation ? Il ne savait pas ce qu’il préférait. Il hésita à effacer le message. Depuis que Dana fréquentait cet homme, il voyait bien qu’elle était moins gaie. Il sentait, au fond de lui, que rien de bon ne résulterait de cette relation.

Il se revit assis à côté d’elle, pendant de longues heures sur la route de Pata Rât bordée d’herbes sèches et de quelques arbres rabougris. L’été, avec un bout de bois, ils dessinaient des formes sur le chemin sec et poussiéreux afin que l’autre devine de quel animal il s’agissait. En fin de journée, ils plissaient les yeux face au soleil couchant pour regarder au loin. Ils jouaient à être le premier à distinguer la silhouette de la mère de Dana qui, tous les soirs, revenait à pied par la route.

Un jour, deux grosses voitures noires étaient arrivées par cette même route. Des hommes en costume noir en étaient descendus. Dans la seconde voiture, il y avait des journalistes avec des caméras. Au moment où Brad avait compris que l’homme de la première voiture était le maire de Cluj, qui venait mentir aux télévisions européennes sur leur condition de vie, il l’avait interpelé pour réclamer la construction des logements promis après leur évacuation. Un homme en noir était intervenu et aussitôt l’avait frappé au visage du revers de la main pour le repousser. Le lendemain, Dana avait appris que les pneus de la voiture du maire avaient été crevés et elle n’avait rien dit.

Il renonça à effacer le message, il préférait lui faire confiance. Il entrebâilla la porte de la douche:

Tu as reçu un message.

Dana se précipita, ruisselante. Elle saisit son téléphone et après avoir entré son code, lut le message en entier :

« Sorry, j’ai oublié de te rappeler. A Moscou, j’ai retrouvé une amie et les choses sont allées très vite, nous nous sommes fiancés. Merci pour le bon temps que nous avons eu ensemble. Stan »

Dana jeta violemment son portable à travers la pièce et retourna sous la douche en claquant si fort la porte coulissante qu’elle faillit se fendre. Brad, dépité, se leva pour ramasser le téléphone et le posa sur la table avant de quitter la caravane.

Le quatrième pouvoir peine à jouer son rôle

Le micro à la main, la journaliste Anne Meyer attendait dans la cour de l'Hôtel de Ville. Vincent Bertau l'avait appelée la veille pour la prévenir de l’imminence du vote de la commission de l’aménagement sur le projet de déclassement du terrain Leroy.

Quand la porte de la salle de la commission s’ouvrit, elle fit un signe à son assistant, qui écrasa sa cigarette et mit sa caméra à l'épaule. Les députés sortirent, continuant à débattre en petit groupe. Anne s'approcha de Bertau :

Je suis en direct de l’Hôtel de Ville avec le député Vincent Bertau. Monsieur le député, quel a été le résultat du vote de la commission sur le projet de loi pour un lieu d’accueil de la communauté rom ? Et comment se sont déroulés les débats ?

Le visage de Vincent était crispé. Il dit d’un ton théâtral :

Heureusement, aujourd’hui la commission a empêché que la situation ne s’aggrave. Vous le savez, les Genevois en ont marre de voir des mendiants à tous les coins de rue. C’est une véritable provocation! Je vous rappelle que ce sont des réseaux mafieux, organisés, qui exploitent les enfants, les handicapés… Qu'ils s’en prennent aux vieilles dames pour les voler… Allez voir ce qui se passe à Bâle, ville frontière comme Genève : aucun mendiant dans la rue ! Pourquoi? La réponse est claire et nette : ils leur rendent la vie impossible. Ils les traquent, ils les harcèlent, ils leur confisquent leur argent volé, bref ils leur pourrissent le quotidien ! Et le résultat, c’est que ça marche, les Tziganes s’en vont ! Il faut donc qu’à Genève on fasse la même chose, qu’on leur pourrisse la vie avant qu’ils ne pourrissent définitivement la nôtre ! Au lieu d’ouvrir nos campagnes à ces criminels, on ferait mieux de fermer les portes de nos villes !

Anne voulut objecter qu’aucune preuve n’existait sur l’implication mafieuse des Roms, mais son caméraman lui fit signe de couper.

Je vous remercie, Monsieur Bertau pour votre intervention qui ne laissera sans doute pas nos téléspectateurs indifférents. 

Catherine Piguet interpela la journaliste :

C’est scandaleux ! Je sais que vous, les journalistes, vous raffolez des populistes, mais vous devez aussi recueillir le point de vue de positions sensées. Genève, capitale des droits humains, doit se montrer exemplaire dans l’accueil des minorités discriminées !

Anne Meyer n’appréciait pas de se faire donner la leçon :

Pas du tout, j'allais justement vous interviewer !

Mais lorsqu’elle posa à Catherine sa première question qui portait sur le vote de la Ligue de gauche en commission, l’attention de la journaliste fut attirée par une scène qui se déroulait sous l'escalier d'accès à la tribune du public. Vincent Bertau parlait avec Augustin Leroy. Leur discussion semblait animée, Vincent paraissait hors de lui. La scène intrigua la journaliste. Pourquoi était-il si tendu alors que la commission avait suivi sa position ?

Catherine Piguet avait fini et attendait la question suivante. Anne reprit :

Merci, Madame la députée, par ailleurs, est-ce que l'autre jour, le bureau du Grand Conseil, dans lequel vous siégez, a conclu à l’implication d’un député dans l’agression du Choreute ?

Les travaux du bureau sont confidentiels, vous le savez bien. Et de toute façon, en vertu de la séparation des pouvoirs, c’est à la justice de faire toute la lumière sur cette affaire. Ce n’est pas moi qui vais vous rappeler L’Esprit des lois de Montesquieu.

Anne Meyer resta silencieuse, le discours posé de la députée tranchait avec les propos violents du tribun populiste. Elle se promit de l’interviewer plus souvent.

Catherine Piguet renchérit :

Vous voulez mon analyse ? Le taux de croissance est en berne et il ne permet plus de faire marcher l’ascenseur social. Les démocraties occidentales sont partout dictées par les populistes. Les plus fragiles de notre société font les frais de l’ouverture des frontières et de l’intensification de la concurrence sur le marché du travail. Nous devons les protéger en revoyant notre système de redistribution, sans quoi le fascisme fera son retour. Il existe des outils : le salaire minimum, des contrôles accrus des salaires dans les entreprises, l’instauration d’une taxe Tobin au niveau international, qui permettrait de financer un revenu universel…

Le cameraman d’Anne tapait sur sa montre bracelet. La commission avait fini en retard et le sujet devait être monté pour le journal télévisé du soir même. A regret, Anne remercia Catherine.

Entre compromis et compromission

Les députés Bertau, Leroy et Piémont s’étaient retrouvés devant la machine à café située sous la salle des Pas Perdus, à l’abri des regards. Jacques Piémont, chef de groupe du Parti de la République avait d’abord refusé le rendez-vous. Mais devant l’insistance de son collègue de parti et ami Augustin, il avait accepté de participer à cette rencontre qu’il jugeait néanmoins saugrenue. Augustin parla le premier :

Mon cher Jacques, merci d’avoir accepté de nous rejoindre. Nous aimerions t’entretenir du déclassement du terrain de ma mère. Comme tu le sais, elle est très malade, et un refus du parlement quant à son projet d’accueil de Roms pourrait la tuer. Or d’après mes calculs, il faudrait qu’au moins vingt-six députés de notre groupe soient en faveur du projet lors du vote en séance plénière. Tu as voté contre en commission de l’aménagement. Mais lors de notre caucus, j’ai eu l’impression que le groupe n’avait pas de conviction commune sur le sujet et se contentait de te suivre. Au nom de ma famille et de son engagement pour Genève, je te prie de reconsidérer ta position.

Augustin, je comprends ton désir de faire appliquer la volonté de ta mère. Mais vouloir construire un centre pour miséreux sur la rive gauche, région la plus aisée du canton, lieu de résidence de toutes les grandes familles genevoises et des riches étrangers, n’est décidément pas une bonne idée ! Les résidents, dont notre parti a toujours défendu les intérêts, voient ça d’un très mauvais œil. Déjà, la construction de HLM ne leur plaît guère, non seulement parce que les immeubles ne sont pas beaux et défigurent leur région mais aussi parce que l’installation dans ces communes d’une population différente, qui n’a pas les mêmes convictions politiques que les résidents de longue date, modifie les résultats électoraux : ces nouveaux arrivants ne votent pas pour notre parti, qui traditionnellement est majoritaire dans ces communes et défend les intérêts des gens fortunés. De plus, ce n’est pas dans mes habitudes de changer de position entre le traitement d’un projet de loi en commission et son vote final en plénière, ce serait politiquement illisible.

Il jeta un regard méprisant sur Bertau et ajouta :

Je me demande bien ce que fiche ici le chef du Parti de la liberté ? Lui aussi s'est opposé au projet en commission…

Il est là parce qu'il est disposé à faire changer d’avis son groupe sur le projet de loi de financement des partis politiques, en échange d’un vote de notre groupe pour le déclassement.

Il est pour ce déclassement maintenant ?

Non, non, son groupe est contre mais Bertau fait d’autres calculs.

Jacques Piémont, sans un mot, se dirigea vers les toilettes qui se trouvaient juste à côté. Augustin fit signe à Vincent de l’attendre et rejoignit Jacques aux urinoirs. Ce dernier l'attendait :

Tu perds la tête Augustin ! Tu me proposes de pactiser avec un parti de voyous, tu me parles d’arrangements avec des gens qui n’ont rien à faire au parlement !

Offensé, Augustin rétorqua :

Mais je fais tout ça pour notre parti ! Si on a le Parti de la liberté avec nous contre le projet de financement des partis politiques, on ne sera pas obligés de publier la liste de nos donateurs.

Je vais te faire une faveur Augustin, je vais faire comme si cette discussion n’avait pas existé.

Jacques Piémont tourna les talons et sortit. Il passa devant Bertau sans même le regarder et monta l’escalier qui menait à la salle des Pas Perdus. Augustin rejoignit Vincent qui avait attendu sans bouger.

Ce n’est pas gagné… Il a refusé.

Vincent donna un violent coup de poing dans la machine à café qui se déplaça légèrement sous le choc. Augustin sursauta et lui lança un regard désapprobateur avant d'emprunter à son tour l’escalier pour rejoindre sa place au parlement.

La démocratie résiste

Quelques instants plus tard, Jacques Piémont, de retour à sa place, se préparait à prendre la parole devant ses collègues députés. Il griffonnait des mots en marge d’un projet de loi.

Au micro, le président disait :

Prenons la résolution de remplir notre mandat avec loyauté et de faire servir nos travaux au bien de la patrie qui nous a confié ses destinées. Comme convenu au bureau, nous ouvrons cette séance par le traitement en urgence du projet de loi de financement des partis politiques. Monsieur le député Piémont, vous avez demandé la parole, je vous la donne.

Jacques se leva avec lenteur, ferma le bouton de son veston et après avoir éclairci sa voix, il déclara :

Mesdames et Messieurs les députés, je vais vous dire pourquoi il faut refuser ce projet de loi, même s’il propose une avancée démocratique intéressante. Mais avant, une fois n’est pas coutume, je vais utiliser une partie de mon temps de parole pour vous livrer une inquiétude. Et je demande exceptionnellement au président de ne pas couper le micro.

La voix de Piémont était grave, la salle se tut.

Je voudrais rappeler ici que même si notre démocratie se base sur des règles écrites, elle ne serait rien sans le bon sens et la probité de chacun d’entre nous. Je veux dire par là qu’avant toute chose, il y a le comportement individuel de chaque élu du peuple devant les propositions de loi du gouvernement.

Il régnait dans la salle un silence de cathédrale. Seul Vincent, qui avait rejoint son siège, tapait nerveusement son crayon sur son bureau. Il trouvait insultante la suffisance de Piémont et injurieuses ses allusions sur la probité en politique, surtout venant d’une crapule d’avocat. Il refaisait ses calculs sur le nombre de voix pour faire passer le projet Leroy. Sans les voix des Républicains et sans les voix de son parti, il fallait convaincre la Ligue de gauche sinon le déclassement ne passerait pas. Il envoya un message à Catherine Piguet sur son téléphone portable, lui demandant à quelle heure elle terminait son travail en semaine.

Piémont continuait son monologue :

Je siège dans cet hémicycle depuis bientôt vingt-quatre ans et j’en ai vu des choses. Mais ces derniers temps, je suis inquiet. J’ai toujours été convaincu que ce qui nous rassemble, au-delà des positions partisanes des uns et des autres, c’est que nous avons tous à cœur le bien commun. Nous sommes des passionnés de la chose publique, nous voulons faire avancer l’intérêt général. Ainsi, cet objectif doit se traduire, Mesdames et Messieurs, dans chaque arbitrage que nous effectuons. A chaque fois que nous décidons d’une modification légale, que nous formons notre avis sur une réforme, nous devons nous poser une seule et unique question: cette proposition améliore-t-elle la situation des personnes qui sont touchées par ce changement légal ? Est-ce une progression pour notre société, ou une régression ? Chaque parlementaire doit faire sa pesée d’intérêts selon ses valeurs et son prisme d’analyse. Or, ces derniers temps, je vois des comportements politiques indignes. J’entends parler de faveurs ici et là, j’écoute des discours où il est surtout question de désigner des responsables, plutôt que de trouver des solutions, de montrer du doigt des ennemis qui seraient à l’origine de nos maux. Attention! C’est là où nous glissons ! Ces discours cherchent à manipuler les émotions des électeurs et nous éloignent de solutions réalistes.

Augustin baissa la tête.

La facilité nous menace, elle dénature nos travaux et d’ici peu, c’est la confiance du citoyen qui sera entamée. Or, entre la politique spectacle et la poursuite du gain immédiat, notre démocratie se met à dériver et elle pourrait bien finir par chavirer. L’Histoire a démontré que le système démocratique peut être dévoyé et mener au pire. Soyons loyaux, Mesdames et Messieurs les députés, c’est ainsi que nous sortirons Genève du danger qui la guette.

La salle se leva et applaudit, le discours avait ravivé chez ses collègues les raisons de leur engagement. Le président, soulagé que cette entorse au protocole se termine, précisa toutefois qu’il ne lui restait plus que trente secondes de temps de parole.

Vincent, qui s’était levé mais n’avait pas applaudi, sentit son téléphone vibrer. Catherine Piguet lui avait répondu : 16h30.

Augustin eut besoin de prendre l’air, il se rendit à la buvette et commanda un verre d’eau.

Vous avez fui la leçon de morale de votre chef, Monsieur Leroy ? demanda Anne Meyer, qui était descendue de la tribune des journalistes pour recueillir les réactions au discours de Piémont.

Comme Augustin ne répondait pas, elle s’accouda au bar pour se rapprocher de lui :

Je vous ai vu discuter à plusieurs reprises avec Vincent Bertau ces derniers temps et aujourd’hui Piémont lance un appel à la probité en plein parlement… Son discours serait-il en lien avec votre soudaine amitié pour l’homme fort du Parti de la liberté ?

Vous faites fausse route, Chère Madame. Le discours de Jacques Piémont était d’ordre général et je discute avec Vincent Bertau comme il m’arrive de le faire avec n'importe quel autre député. C’est ça la démocratie !

Il but quelques gorgées d’eau et quitta la buvette.

L’étau se resserre

Dana marchait dans la rue comme un automate. Elle ne comprenait pas comment Stan avait pu décider de se marier si vite. Elle arriva à l’Inside Bar avec une demi-heure de retard.

Vincent Bertau ne la vit pas entrer. Il était de dos et parlait au téléphone :

Oui, la commission s’est prononcée contre mais on va faire changer les positions pour le vote en plénière… Lors de la session de mai, celle qui aura lieu le 22… Tu peux suivre les débats, ils sont retransmis sur Léman Télévision… Oui, je te comprends, mais fais-moi confiance, tu l’auras ton université, avec accès au lac !

Il raccrocha et se retourna. Il fut surpris de voir que Dana était juste derrière lui :

Tu es en retard, tu fous quoi ? Heureusement que je suis passé avant d’aller en commission, sinon les clients auraient trouvé porte close ! Tu déconnes Dana !

Oh, ça va, c’est la première fois que je suis un petit peu en retard.

Mais je rêve ! Tu me réponds en plus ? C’est moi le patron ici, tu es mon employée, je te vire quand je veux !

Vincent tapa du poing sur le bar, des clients se retournèrent. Il enchaîna, sur un ton plus bas :

Tout ce que je te demande, c’est de faire ton boulot. Et de rester à ta place. Je viens d’avoir Stan au téléphone. On dirait qu’il s’est bien foutu de toi.

Il se rapprocha d’elle et lui glissa à l’oreille :

J’ai été invité au mariage, moi. Une grande fête, avec des invités de marque… Et toi, tu bosseras ici à la place. Qui c’est qui n’est pas près de faire partie du beau monde ?

Fier de sa tirade, Vincent alla s’asseoir dans un fauteuil et ouvrit son ordinateur. Dana, interdite, se mit à remplir des petites coupes de cacahuètes sans y prêter attention.

Quand un groupe de clients entra, Dana alla prendre leur commande. Elle actionnait la tireuse à bière quand Albert Malasicura passa la porte. Vincent lui lança :

Mais dis donc, les grands esprits se rencontrent ! Je croyais que tu étais au parti pour le groupe de travail sur les contraventions ?

La séance a été annulée, il n’y avait personne. Ça ne marche pas. Nos membres se mettent volontiers sur des listes électorales, mais pour bosser, il n’y a plus personne…

Vincent secoua la tête, se souvenant avec quelle simplicité le Parti de la liberté avait été créé. Un soir d’été, alors qu’il buvait des verres avec quelques fêtards après la fermeture de l’Inside Bar, l’air de plaisanter, il avait lancé l’idée de créer un parti politique. Tout en jouant aux fléchettes, ils discutèrent des grandes lignes qu’ils pourraient défendre. Ils voulaient un mouvement politique ni de gauche ni de droite, faire des actions coups de poing pour que la Suisse retrouve sa souveraineté sur ses frontières et redonne sa place au secret bancaire. Leur cible était l’Union européenne, ses technocrates, la concurrence étrangère et la classe politique dans son ensemble, qui vendait un à un les bijoux de famille depuis la chute du mur de Berlin. Plus le jeu avançait, plus Vincent était convaincant. Chaque lancer arrivait tout proche du centre de la cible noire et jaune, ce qui ne manquait pas d’impressionner le groupe. La discussion était devenue de plus en plus animée, mentionnant le chômage et le vol des places de travail par les étrangers. Au moment où Vincent avait atteint le cœur de la cible avec un couteau à cran d’arrêt, qu’il portait, à l’époque, toujours sur lui, il avait crié : « Notre parti sera celui de la liberté ! »

Albert le sortit de sa rêverie :

Au fait, on a eu un téléphone de l’association des habitants… comment déjà ? La Belle-Verge ?

T’es con, ricana Vincent.

Ils aimeraient que tu passes les voir. Ils flippent grave au sujet du projet Leroy. Je leur ai dit que le projet de construction avait été refusé en commission mais ils aimeraient être sûrs qu’il n’y aura pas de mauvaise surprise en plénière. Faut qu’on leur donne une réponse d’ici à la fin de la journée, tu me diras.

En entendant les propos d’Albert, Dana se rappela les mots de Brad au sujet d’une maison qu’une vieille femme allait faire construire pour leur communauté. Le nom de Leroy lui disait quelque chose, est-ce qu’il s’agissait du même projet ?

Vincent ferma son ordinateur.

Je dois y aller moi. Albert, tu viens.

Non, je reste un peu, dit ce dernier en faisant un clin d’œil à Dana.

Ce n’était pas une question. Tu viens avec moi, sinon, je serai seul en commission. L’abruti qui est titulaire m’a appelé pour me dire qu’il ne pouvait pas y aller.

Albert obéit en traînant les pieds.

Dana les regarda sortir, soulagée.

Les affaires reprennent

Vincent Bertau faisait les cent pas devant le centre L’Espérance, refuge pour les sans-abri où travaillait Catherine Piguet. C’était la fin de l’après-midi, elle devait bientôt finir sa journée. Il observait une femme, habillée de vêtements usés et portant un foulard sur la tête, qui marchait d’un pas déterminé, trop rapide pour le petit garçon qu’elle tenait par la main. Un sentiment de tristesse l’envahit.

Quand Vincent était petit, sa mère l’avait souvent traîné de la même façon, quand elle faisait du porte-à-porte pour trouver du travail dans le quartier de l’Ariane près de Nice où il avait grandi. Sa mère avait baissé les bras après le départ de son mari et, avec les années, elle s’était perdue, jusqu’à ne devenir plus que honte et humiliations pour Vincent. Il secoua la tête. « Conneries », murmura-t-il.

Son téléphone sonna, c'était Augustin. Depuis la dernière séance de la commission de l’aménagement, il était parvenu à convaincre quinze députés républicains de soutenir le projet de déclassement, ce qui signifiait que, selon toute vraisemblance, la liberté de vote serait la consigne du parti. Vincent était ravi, pour ses propres desseins mais aussi parce que ce prétentieux de Piémont allait être minorisé au sein de son groupe. Il raccrocha et refit mentalement ses calculs : il fallait qu'au moins onze des quinze députés de la Ligue de gauche changent de position. Tout allait dépendre de son entrevue avec Catherine Piguet. Comme il ne pouvait pas ouvertement lui demander de voter en faveur du projet, son plan était de la déstabiliser en la remerciant de voter dans le même sens que le Parti de la liberté, afin que les Tziganes comprennent définitivement qu’ils n’étaient pas les bienvenus à Genève. Il espérait que cette idée serait si insupportable à la députée de gauche qu’elle renoncerait à la position purement dogmatique qu’elle avait tenue jusque-là.

À ce moment, Catherine sortit de L’Espérance et Bertau s’approcha d’elle. Elle lui fit signe d’attendre, le temps qu’elle termine sa conversation avec un jeune habitué du centre.

Ça ne va pas être possible ce soir pour prendre un verre, j’ai un rapport de commission à finir.

Si tu veux, je te raccompagne en voiture, comme ça on pourra parler en chemin ?

Catherine regarda autour d’elle, un peu gênée à l’idée qu’on puisse la voir avec son ennemi politique.

Ok.

Sur la route, elle demanda à Vincent :

Tu sais pourquoi Piémont s’est emporté comme ça lors de la dernière séance ?

Non aucune idée, je crois qu’il devient un peu sénile, le pauvre vieux. Tu t’occupes de Tziganes dans ton centre ?

De Roms tu veux dire. Oui, il y en a, mais il y a des gens de partout. Pourquoi ? Ça t’intéresse ? demanda Catherine, surprise.

Tu leur as parlé de ta position contre le déclassement du terrain Leroy ? Ça passe comment dans ton milieu de voter comme le Parti de la liberté, sur un sujet pareil ?

Ça devrait te faire plaisir! Mais ne te réjouis pas trop, mon caucus a changé d’avis. On va soutenir le projet. Tu as raison, politiquement on ne peut pas s’y opposer. On reviendra plus tard sur la façon dont il sera administré.

Vincent n'était pas sûr d'avoir bien compris.

Attends, tu es en train de me dire que tout ton groupe va finalement voter pour ?

Catherine attribua le ton étonné de Bertau à sa déception de les savoir finalement en faveur du projet :

Oui, désolée, le centre va se construire !

Triomphante, elle regarda Bertau, qui ne disait plus rien et paraissait concentré sur la route.

Je suis allée au campement rom de Gensonnex et j’y ai rencontré des gens magnifiques. En particulier un jeune homme qui s’appelle Brad Fraco. Il m’a ouvert les yeux. Il m’a fait comprendre combien ce projet était important pour sa communauté. Tu vois, ils suivent l'actualité politique, ces gens que tu prends pour des ignares. Ils sont beaucoup plus intégrés que ce que tu crois ! Tu peux t’arrêter ici, c’est chez moi.

Elle sortit du véhicule et se pencha vers la fenêtre :

Pourquoi tu voulais me voir, en fait? Tu voulais m’avertir que tu allais nous descendre dans les médias pour notre position sur le projet de loi rom, c’est ça ?

Vincent lui lança un rapide sourire et démarra. Songeuse, Catherine le regarda tourner au coin de la rue. Elle avait le sentiment que quelque chose lui avait échappé. « Vraiment bizarre ce type », pensa-t-elle.

Tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes

Vincent Bertau appuya plusieurs fois sur la pédale des gaz de la Ferrari qu’il avait louée pour la soirée. L’agent de sécurité vérifiait son carton d’invitation. Quand le portail s’ouvrit, il monta à toute allure l’allée pavée qui menait à la maison et fit crisser les pneus en s’arrêtant devant le perron. Un voiturier lui demanda ses clés. Vincent éteignit le moteur et resta immobile quelques secondes assis derrière le volant. L’habitacle de la Ferrari était le cocon originel où la larve se transformait en papillon.

La maison était de type contemporain, faite uniquement de béton et de verre. Elle était illuminée par des milliers de bougies, ce qui lui donnait l’air d’un lieu de culte.

Stan accueillait ses invités dans le hall d’entrée. À côté de lui, il y avait une créature un peu évanescente qui paraissait très jeune. En voyant Vincent, il lui dit :

Mon ami ! Je suis bien content de te voir. Je ne crois pas que tu connaisses ma fiancée.

Bonjour Monsieur, dit la jeune fille, d’une voix à peine audible marquée d’un fort accent russe.

Arrivé dans le salon, Vincent fut saisi par l’élégance du lieu. Le sol et le plafond étaient deux immenses dalles de béton, reliées en leur extrémité tout au fond par une baie vitrée qui donnait sur le lac.

Il y avait beaucoup de monde. Des hommes en costumes griffés discutaient en fumant des cigares. Sur de gros canapés, des jeunes femmes bavardaient et riaient. Vincent resserra son nœud de cravate. Une femme aux yeux très maquillés le frôla et embrassa à pleine bouche une beauté brune qui se tenait près de l’entrée. Vincent les vit ensuite ouvrir une porte coulissante donnant sur des lavabos aux robinets dorés. Il eut envie de les suivre.

Ne seriez-vous pas Vincent Bertau ?

Vincent se retourna et se trouva à moins de vingt centimètres du visage d’une des femmes blondes qu’il avait vues sur le canapé quelques secondes plus tôt. Elle saisit une des bouteilles de vodka qui avaient été disposées dans des seaux à champagne remplis de glace et servit deux verres préalablement givrés.

La bretelle de sa robe avait glissé sur son épaule et dévoilait sa poitrine bronzée. Elle cacha son sein d’un geste faussement chaste.

Je vous admire beaucoup, vous avez une façon si franche de parler. Vous n’êtes pas comme tous ces politiciens politically correct, dit-elle en mimant les guillemets de ses deux mains.

Vincent but une gorgée et lui sourit :

C’est bien rare de rencontrer une femme si belle qui s’intéresse à la politique.

Au contraire, Vincent, la politique me touche beaucoup. Je suis roumaine et j’ai quitté mon pays, car je ne supportais plus les décisions de mon gouvernement. Depuis que la Roumanie est entrée dans l’Europe, il n’y en a plus que pour ces Tziganes. Mais moi je le sais bien, pour l’avoir vécu: c’est une cause perdue ! Vous avez bien raison, il faut les expulser avant qu’ils ne se sentent ici chez eux.

Eh bien, voilà un discours franc qui me plaît !

Vous me plaisez aussi, dit-elle en saisissant la main de Vincent et en l’entraînant sur la piste de danse.

Vincent était en train de reproduire les gestes que montrait le DJ et frappait dans ses mains au rythme de la musique avec les autres invités, quand il se mit à chercher du regard la Roumaine qui l’avait accompagné. Il reconnut Augustin Leroy qui se balançait à contretemps face à une femme qui se déhanchait divinement bien. Le banquier lui fit un signe discret de la main.

Soudain, un jeune homme bouscula Vincent. Ce dernier se retourna et le saisit brutalement par le bras :

Tu me cherches, connard ?

Les gens se poussèrent et regardèrent la scène, médusés.

Stan accourut :

Laisse tomber, Vincent, ce ne sont que des jeunes compatriotes qui s’amusent, viens avec moi. Parle-moi plutôt de Dana, comment va-t-elle ?

Ça va, je crois, mais elle est un peu bizarre, ces temps.

Je ne la vois plus du tout, c’est dommage. Je l’aimais bien cette fille, ça fonctionnait bien entre nous.

Arrête, tu ne perds pas au change, ta fiancée est superbe.

Ils étaient arrivés près du buffet, Stan saisit une cuillère et la plongea dans un grand bol de caviar posé au milieu d’une coupe en argent remplie de glaçons. Il engloutit son contenu, et but un petit verre de vodka cul-sec. Vincent l’imita et recommença l’opération plusieurs fois sous le regard amusé de Stan.

Avant de s’éclipser, Stan prit la main d’une jeune femme en robe transparente qui passait près d’eux:

Ma chérie, je te présente mon ami Vincent Bertau, il a besoin de compagnie.

En un rien de temps, Vincent se retrouva assis sur un canapé, la jeune femme contre lui :

Tu as trop chaud, Vincent ?

Sans attendre sa réponse, la jeune femme commença à lui déboutonner le haut de sa chemise d’une main experte.

Qu’est-ce que c’est que tout ça ? dit-elle en découvrant sur le torse velu de nombreux pendentifs.

Vincent lui saisit le poignet, il n’aimait pas qu’on touche ses amulettes. Devant l’air réprobateur de la jeune femme, il relâcha l’étreinte et s’entendit lui expliquer :

Ce sont mes porte-bonheur. Ça, c’est l’alliance de ma mère. Elle me l’a donnée quand mon père est parti. Ça, c’est le symbole chinois du Ying et Yang, je l’ai trouvé par terre quand je suis arrivé à Genève. Ça c’est la croix du Christ que j’ai reçue pour ma communion. Ça c’est une dent de requin que m’a donnée un marin dans le port de Nice et ça, c’est la pierre de la réussite.

C’est passionnant. Ce n’est pas trop lourd à porter ?

Vincent attira à lui la jeune femme et tenta de l’embrasser. Elle le repoussa, sans méchanceté mais fermement :

Pas tout de suite. On se tire un rail d’abord ?

Elle l’attira dans un coin du salon. Elle sortit de son sac une enveloppe et répandit une partie de son contenu en deux rangées égales sur un miroir de poche carré. Puis, elle tendit une fine paille en argent à Vincent, qui dit:

Tu veux réveiller le Mister Hyde en moi…

Vincent fumait un cigare et regardait l’aube colorer la rade d’une lumière bleue. Il attendait que le voiturier lui ramène sa Ferrari. Le pan gauche de sa chemise sortait de son pantalon. Depuis combien de temps se trouvait-il là? Un sentiment de satisfaction l’envahit, Genève reposait à ses pieds.

La justice ou le chaos

Une canalisation avait sauté à l’Inside Bar et une odeur nauséabonde avait envahi les lieux. Dana n’avait pas pu ouvrir le bar mais avait dû rester pour surveiller le plombier, qui venait de partir. Elle se servit un verre de whisky.

Albert et son attitude abjecte hantait son esprit. Il fallait que cela cesse. Mais si elle en parlait à Vincent, il lui demanderait pourquoi elle se pliait à ce chantage et elle devrait lui révéler ses origines. Il la mettrait à la porte. Elle se servit un deuxième verre de whisky. Si seulement Stan la rappelait, elle pourrait envoyer Vincent et Albert se faire foutre.

Son téléphone sonna, c’était Brad. Elle décrocha.

Dana, c’est ce soir que le parlement vote le déclassement du terrain de la vieille Leroy ! Il paraît que c’est public. J’ai envie d’y aller, tu m’accompagnes ? Si ça passe, on pourra vivre dans une grande maison au bord du lac, les pieds dans l’eau…

La vieille femme s’appelait bien Leroy. Dana tressaillit :

Quel jour sommes-nous ?

Jeudi 22, je crois, pourquoi ?

Je te rappelle, dit-elle puis elle raccrocha.

Une conversation entre Vincent et Stan au sujet de son université lui revint en mémoire. Ils avaient parlé d’un terrain au bord du lac et d’un vote qui aurait lieu le 22… C’était donc le même terrain mais pas le même projet de construction. Elle se leva et se précipita dans le bureau de Vincent.

Il y avait des piles de papier dans tous les coins, des centaines de documents ici et là. Elle les fouilla fébrilement. Mêlés à des textes parlementaires, elle trouva un tas de tracts du Parti de la liberté. Certains dénonçaient l’engraissement de l’État sur le dos des automobilistes, d’autres les étrangers qui volaient le travail des Genevois. Il y avait aussi des ébauches de slogans: C'est ma liberté de refuser l'impôt auto, C'est ma liberté de réserver les emplois aux Suisses

Mais rien en rapport avec un terrain au bord du lac. Elle se laissa tomber sur le fauteuil de cuir derrière le bureau de Vincent. Elle vit qu’il y avait un tiroir sous le plateau, elle l’ouvrit. Il contenait une chemise en plastique jaune, où était écrit : Propriété Leroy au lieu-dit La Belle-Vue.

Sur la dernière page, un terrain était représenté et des bâtiments y avaient été dessinés. La légende disait Plan du campus universitaire. La carte de visite de Stan était agrafée en haut à gauche. Elle la retourna et lut : Voilà le projet tel que mon architecte l'imagine. Tu seras le premier professeur honoris causa de la Vyskocha University of Geneva ! Merci pour ton aide. Vivement le 22. Amitiés, Stan.

C’était bien ça ! Il y avait deux projets pour le même terrain ! Vincent et Stan s’étaient mis d’accord, en secret, pour ne pas respecter la volonté de la dame Leroy et escroquer la communauté rom. En plus, Vincent violait la volonté du parlement et trahissait même son parti. Voilà ce que signifiait Merci pour ton aide.

Marel ma o Del ! murmura Dana.

Il fallait trouver un moyen de faire éclater la vérité. Elle allait révéler ce scandale et qui sait, devenir riche comme le lanceur d’alerte dans le journal. Mais comment faire ? À qui s’adresser ? Qui serait prêt à payer pour une telle information ? Il lui fallait contacter les médias. Elle se rappela que Vincent avait utilisé son téléphone pour appeler une journaliste, elle devait toujours avoir le numéro dans les appels récents. Elle passa en revue ses derniers appels et le trouva. Elle laissa sonner longtemps, mais personne ne décrocha.

Dana serra la chemise de plastique jaune contre son cœur, indécise. Et si elle se rendait directement au parlement ? Brad y était, elle lui raconterait toute l’histoire et lui saurait que faire. Ensemble, ils dénonceraient Vincent et se partageraient l’argent.

Ce qui devait arriver arriva

Au moment de franchir le seuil du bureau, Dana se retrouva face à Vincent qui lui lança un regard glacial.

On peut savoir ce que tu fous dans mon bureau ?

Dana éclata :

Vous êtes des belles ordures Stan et toi, vous voulez gagner sur tous les tableaux mais vous allez tout perdre ! Surtout toi, sale menteur ! Vous vouliez construire l’université de Stan sur le terrain de la Leroy, et j’en ai la preuve !

Elle agitait la chemise en plastique devant le visage de Vincent, qui dit d’une voix sans timbre :

Calme-toi.

Mais hors d’elle, Dana hurla :

Me calmer ? Ah ! Ah ! Je vais me venger, oui ! Et venger toute la communauté rom que tu méprises et qui va prendre sa revanche !

On peut savoir ce que ça peut te foutre ce qui arrive à ces pouilleux ?

Figure-toi que je suis rom et fière de l’être ! Et toi pauvre abruti, tu n’y as vu que du feu ! Tu as engagé une Rom sans même t’en rendre compte, comme quoi on n’est pas si mal !

Quoi ? Tu es rom ?

Oui, et je m’en fous maintenant que tu le saches, je ne travaillerai plus jamais pour toi! Je vais vous dénoncer et devenir riche, comme le lanceur d’alerte dans le journal qui a dénoncé les magouilles de son patron ! Toi et Stan vous allez payer ! Vous vous moquez de tout le monde comme vous vous êtes moqués de moi ! Mais c’est fini, je vais aller au parlement et je montrerai à tous le joli dossier que je viens de trouver ! Maintenant, laisse-moi passer !

Vincent ne répondit pas. Il restait immobile devant la porte. Dana continua, emportée par sa colère :

Brad, mon ami, sera là-bas lui aussi, il m’aidera. Il croit comme tout le monde que le centre de Madame Leroy va se construire pour nous, les Roms ! Ils seront bien étonnés quand je leur dirai que vous avez prévu un tout autre projet, une université pour la jeunesse dorée de Russie ! Vous êtes de beaux salauds !

Vincent se jeta sur elle, mais Dana réussit à lui échapper en contournant le bureau. Ignorant le danger de se retrouver acculée au fond de la pièce par un homme sur le point de tout perdre, elle voulut porter le coup final :

Je me suis fait jeter par Stan mais toi, tu vas te faire jeter par tous tes soi-disant nouveaux amis ! Tu es fini Vincent, tu vas aller en prison alors que moi, je vais devenir riche ! Belle revanche pour nous, les Roms !

D’un geste puissant, Vincent poussa le bureau qui coinça Dana contre le mur. Il lui arracha le dossier des mains et l’envoya voler dans la pièce, puis lui saisit violemment les poignets, tout en murmurant :

C’est à cause de vous que ma mère est devenue folle.

Elle cria :

Arrête, tu me fais mal !

Vincent resserra son étreinte et chercha des yeux quelque chose pour la ligoter. Il vit sur son bureau le couteau à cran d’arrêt qu’il avait volé à un amant de sa mère. Il le saisit, et dans un accès de rage, planta Dana à trois reprises. L’incompréhension se figea sur le visage de la jeune femme, alors qu’elle commençait à s'affaisser.

Tu vas arrêter de couiner comme la truie que tu es. Pour qui tu te prends, sale pouilleuse ! Tu croyais que j’allais te laisser faire ?

En touchant le sol, elle lâcha, le souffle coupé :

Pardon Alma.

Vincent arpenta son bureau, le couteau à la main.

Elle l’a bien mérité cette garce ! Elle va manquer à personne !

Il se rendit aux toilettes et resta un moment penché sur le lavabo à regarder l’eau couler. Il lui fallait un plan. Retourner au parlement, faire comme si de rien n’était. Revenir tout nettoyer ensuite. Mais seul, il n’y arriverait pas. Il devrait le dire à Albert Malasicura, son complice de toujours. Lui, l’ancien flic, saurait quoi faire. Détruire les preuves. Vincent pouvait lui faire confiance. Malasicura l’aiderait. Trente ans qu’ils se connaissaient, ce n’était pas rien. Et s’il ne marchait pas cette fois ? Vincent pourrait toujours le menacer de déterrer cette vieille affaire de test d’alcoolémie falsifié qui avait été étouffée mais qui avait obligé Albert à démissionner de la police. Non, il n’aurait pas besoin d’aller jusque là. Albert l’aiderait.

Il se passa plusieurs fois de l’eau sur le visage. Constatant que sa chemise et sa cravate étaient tachées de sang, il retourna dans le bureau, enjamba le corps de Dana pour atteindre la petite penderie qu’il avait aménagée pour y mettre de quoi se changer les soirs de parlement. Après avoir refait son nœud de cravate, il se coiffa et s’inspecta une dernière fois dans le miroir derrière le bar. Il vérifia plusieurs fois que la porte du bar était bien fermée à clé avant de partir en direction du parlement. L’important étaient de faire comme si de rien n’était.

Les gagnants raflent la mise

Arrivé dans la cour de l’Hôtel de Ville, Vincent Bertau s’arrêta pour reprendre son souffle. Le Choreute surgit d’un coin sombre et s’avança vers lui en déclamant :

Lorsque les pères s'habituent à laisser faire les enfants

Lorsque les fils ne tiennent plus compte de leurs paroles

Lorsque les maîtres tremblent devant leurs élèves et préfèrent les flatter

Lorsque finalement les jeunes méprisent les lois parce qu'ils ne reconnaissent plus, au-dessus d'eux, l'autorité de rien ni de personne, alors, c'est là, en toute beauté, et en toute jeunesse

Le début de la tyrannie.

Bertau se précipita vers la rampe qui menait au parlement, jetant au Choreute :

Espèce de malade !

La séance du Grand Conseil avait recommencé depuis quelques minutes et tous les députés semblaient présents. Anne Meyer, assise à la tribune des journalistes, balayait la salle du regard. Elle fut étonnée de voir que le siège du député Bertau était vide. Le vote sur le déclassement du terrain devait être traité au début de la séance et il aurait dû être là le premier.

En se tournant vers la tribune du public, elle constata que Madeleine Leroy, elle, était présente. À ses côtés, il y avait un homme d’Église et devant eux un jeune homme, seul, qu’Anne n’avait jamais vu. Représentait-il la communauté rom ?

Le président avait fini la partie protocolaire et annonça le traitement du projet de loi de déclassement, il donna la parole au député Bertau.

Anne vit alors que Vincent avait regagné sa place. Il jouait nerveusement avec les pendentifs qu’il portait autour du cou. La journaliste l’avait assez observé pour savoir qu’il s’apprêtait à prendre la parole. Il se racla la gorge et, comme son micro était déjà allumé, un bruit guttural se fit entendre dans tout l’hémicycle. « Toujours aussi fin le leader Maximo ! » lança un député dans la salle.

Monsieur le président, Mesdames et Messieurs les députés, il me semble qu’on tourne autour du pot avec ce projet de loi. Le problème de fond, ce n’est pas tant cette histoire de terrain, mais c’est qu’il ouvre la porte à la horde de Tziganes qui attend à nos frontières! On doit interdire à ces gens de hanter nos rues dans des comportements humiliants! Au nom de la dignité humaine, il faut leur dire qu'on ne veut pas de ça chez nous !

Bertau s'arrêta. Il transpirait. Il réorganisa les documents posés sur son pupitre. On aurait dit qu’il voulait gagner du temps. Albert lui lança un regard interrogateur, Vincent enchaîna :

Il faut agir, Mesdames et Messieurs les députés, mais dans l’autre sens! Inciter au départ de ces gens, les ennuyer, les harceler! Rendre leur vie insupportable, c’est le seul moyen pour qu’ils changent. Le chef de la police, vous Monsieur le Conseiller d’État en charge de la sécurité, vous devez agir !

En disant cela, il pointa du doigt le ministre assis face aux députés, en dessous du président de l’assemblée.

C’est vous qui êtes responsable du harcèlement quotidien des Genevoises et des Genevois par ces voleurs ! Et vous ne faites rien pour arrêter cela !

Anne le regardait, absorbée. Il avait l’air bouleversé, comme si sa vie dépendait de l’issue du débat. Elle ne l’avait jamais vu aussi enragé, il avait d’ailleurs capté l’attention de toute l’assemblée.

Et puis, ce n’est pas avec la gauche qu’on a que les choses vont bouger !

Il parodia ceux qu’il dénonçait, en les imitant d’une voix aiguë et chevrotante :

Les pauvres bougres, faut les accueillir et les aider...

La salle rit.

Alors que ce sont des voleurs, des menteurs, des criminels, Mesdames et Messieurs les députés ! Des criminels ! Pour protéger Genève, nous devons donc bien évidemment refuser ce projet de loi, merci.

Une voix se fit entendre : « Oh, brillant ! ». Les députés de la liberté applaudirent, le président demanda à l’Assemblée de bien vouloir faire silence avant de donner la parole à Catherine Piguet, pour la Ligue de gauche :

Sur le fond, on ne peut que déplorer l'approche strictement sécuritaire présentée par la droite, sans analyse aucune du phénomène de mendicité. À grands renforts médiatiques, la mendicité a été assimilée à un problème de salubrité publique, à une activité sale ! Pour les amateurs d'histoire, le courant hygiéniste du XIXe siècle en France avait déjà exactement la même vision : il s'agissait de nettoyer les rues de la gangrène que représentait la pauvreté ! Nous prenons donc acte, Mesdames les députées et Messieurs les députés, de la modernité effarante de ces propos. Vous considérez des êtres humains comme des souillures du domaine public telles des déjections canines, des crachats, des mégots de cigarettes.

Il y eut quelques réactions de désapprobation dans la salle.

Anne Meyer, à la tribune, commençait à trouver le temps long. Tous les groupes allaient répéter en plénière leur crédo qu’elle connaissait par cœur. Elle perdait son temps. Mais son intérêt fut ravivé en entendant Catherine terminer son discours :

– … C'est pourquoi notre parti vous engage, Mesdames les députées et Messieurs les députés, à accepter ce projet de loi.

« Incroyable, la Ligue de gauche a changé sa position, se dit la journaliste. Je me demande ce qui les a motivés. »

Le président passa ensuite la parole au dernier groupe inscrit sur sa liste, le Parti de la République. Le député Piémont se leva. Il expliqua, en somme, que ce n’était pas le bon endroit pour un centre d’accueil mais que certains Républicains humanistes souhaitaient accepter ce déclassement, ce qui expliquait qu’exceptionnellement, son groupe avait opté pour la liberté de vote.

Anne ne comprenait plus rien, les Républicains avaient aussi changé leur position depuis leur vote en commission.

Le président, content de voir le débat se terminer déjà, dit:

Je vous remercie, Monsieur. La parole n'est-elle plus demandée?

Une voix du côté de la Ligue de gauche l’interrompit :

Mais si, on a demandé la parole !

Ah, c'est vrai, dit le président. Il faut appuyer sur le bouton de votre micro, Mesdames et Messieurs les députés, faute de quoi je ne vois pas que vous souhaitez vous exprimer ! Madame Piguet, c'est encore à vous.

Mais j'ai appuyé sur le bouton, Monsieur le président. L’alliance demande le vote nominal sur ce projet de loi.

Êtes-vous soutenue ?

Toute l’assemblée leva la main, sauf les députés du Parti de la République.

Vous l’êtes, passons donc au vote nominal. Que celles et ceux qui soutiennent le déclassement votent oui, celles et ceux qui le rejettent votent non et les autres s’abstiennent. Le vote est lancé.

Anne vit s’animer les écrans électroniques de chaque côté de la tribune du président. Ils représentaient le plan de la salle avec autant de petits carrés que de députés. Quand les couleurs se fixèrent sur le tableau, il y avait beaucoup de carrés blancs, qui signifiaient l’abstention. Les carrés verts l’emportaient en nombre sur les carrés rouges, les oui l’emportaient sur les non. Le président annonça le résultat :

Par quarante-cinq oui, vingt-cinq non et vingt abstentions, le projet de loi est adopté.

Anne fit le décompte. Sans surprise, le Parti de la liberté avait voté contre. Les vingt-cinq socialistes et les quinze députés de la Ligue de gauche avaient, eux, accepté le projet. Fait inhabituel, c’était chez les Républicains qu’il y avait eu du désordre. Sur les trente députés que dénombrait leur groupe, cinq s’étaient exprimés en faveur du déclassement, cinq contres et les autres s’étaient abstenus. Dix députés n’avaient tout simplement pas voté, ils avaient sans doute préféré aller à la buvette plutôt que d’exprimer de façon nominative leur position. D’ordinaire, les Républicains votaient compact.

Le résultat du vote semblait avoir aussi déconcerté les députés, qui parlaient tous en même temps et à haute voix. Vincent Bertau, les deux coudes posés sur son bureau, se prenait la tête dans les mains. Il avait l’air accablé. Sans doute parce que le projet qu’il avait tant combattu était passé. À la tribune du public, Madeleine Leroy applaudissait de ses mains frêles et souriait. Le jeune homme remarqué plus tôt s’était levé et applaudissait bruyamment. La salle redevint instantanément silencieuse quand le Choreute, assis au premier rang de la tribune, déclama d’une voix forte et profonde :

On change les constitutions tantôt par la force, tantôt par la ruse. Rien de plus cruel que de vouloir élever l'homme à une perfection dont il n'est pas capable.

Puis, d’une manière mal assurée, il escalada le balcon. L’agent de sécurité se rua sur lui mais arriva trop tard. L’homme s’était jeté dans le vide. Il y eut des cris d’effroi. La députée Piguet se précipita vers l’homme qui gisait, inanimé. Dans le brouhaha général, quelqu’un cria :

Appelez une ambulance !

Le président, tétanisé, regardait autour de lui. Le sautier s’élança vers le lieu du drame où il fut rejoint par l’agent de sécurité qui avait entre-temps fait évacuer la tribune. On entendit des sirènes dans la cour. Des ambulanciers entrèrent dans l’hémicycle avec un brancard. Le sautier conjura le président de lever la séance. Ce dernier finit par dire, d’une voix qui ne parvint pas à couvrir le vacarme :

Mesdames et Messieurs les députés, nous suspendons ici nos travaux, que chacun sorte dans le calme.

Anne Meyer, qui avait aussi dû quitter la tribune resta dans la cour. Les paroles du Choreute résonnaient dans sa tête. « Mais ce fou citait Aristote. Est-ce que ses interventions auraient un sens ? », se demandait-elle, regrettant de ne pas s’être intéressée à lui plus tôt.

Une voiture se gara dans la cour. La procureure générale Dominique Bidaux en sortit, suivie d’un homme en uniforme. Anne reconnut le chef de la brigade criminelle. Ils montèrent la rampe à grandes enjambées.

Anne imaginait déjà les gros titres du lendemain, il fallait filmer la scène. Elle sortit son téléphone de sa poche et vit qu’on avait tenté de la joindre. C’était un numéro inconnu, mais qui l’avait déjà appelée une fois. Elle appuya machinalement sur la touche rappel, elle laissa sonner pas très longtemps puis raccrocha. Le plus urgent était de filmer le président du Grand Conseil, entouré des membres du bureau, qui apparaissaient en haut de la rampe. Après quelques hésitations, le petit groupe se dirigea vers la sortie, suivi par le sautier, qui marchait tête baissée, et de nombreux députés. En fin de cortège, les ambulanciers portaient une civière sur laquelle gisait le Choreute, toujours inconscient. Anne essaya de faire un gros plan sur son visage mais n’y parvint pas, l’huissier lui mit la main devant l’objectif :

Un peu de respect, s’il vous plaît.

Rien ne va plus

Albert était sur le seuil du bureau de Vincent à l’Inside Bar. Il hochait la tête.

T'as déconné grave là, Vincent.

À ses pieds, Dana gisait dans une mare de sang, le couteau planté dans la poitrine. Albert enfila des gants de nettoyage et se pencha sur le corps. Il fouilla méticuleusement les poches du cadavre en faisant attention de ne pas se mettre du sang sur les habits. Il trouva le téléphone portable de Dana et vit que quelqu'un avait appelé un quart d'heure plus tôt. Puis, il s'agenouilla à côté du corps et retira avec délicatesse la lame de la plaie. Il l'emballa dans un mouchoir qu'il avait sorti de sa poche et posa le tout sur le bureau, à côté du téléphone. Il se releva pour aller chercher de quoi nettoyer le sang.

Vincent était avachi sur le bar devant un verre de whisky plein. Il leva la tête et vit Albert se rapprocher de lui :

Alors, ça avance ?

Quelqu’un a essayé d’appeler Dana il y a un quart d’heure, un numéro qui commence par 058 222…, tu sais qui ça peut être ? Stan ?

Non, mais il me semble que c’est le central de Léman Télévision le 222, quel numéro ensuite?

Après qu’Albert lui eut donné le numéro complet, Vincent le tapa sur son téléphone et jura :

Merde, c’est le numéro d’Anne Meyer, comment c’est possible ? Pourquoi cette fouille-merde de journaliste a essayé de l’appeler ?

Il faut se débarrasser au plus vite du téléphone et du couteau. Le mieux c’est que j'aille les jeter près du campement…

Albert s’arrêta, gêné.

Le camp rom, compléta Bertau d’une voix lasse.

Oui, où habitait Dana.

Bertau devint blême :

Quoi, tu savais que Dana était rom et tu ne m’as rien dit ? Depuis combien de temps tu le savais ? Comment t’as pu me cacher une chose pareille ?

Albert baissa les yeux.

Désolé, j'ai oublié.

Vincent se prit la tête dans les mains. Au bout de quelques secondes, il murmura :

Mais quel con !

Albert fit le tour du bar. Il prit un seau dans lequel il mit un rouleau de sacs poubelle et une serpillière puis retourna dans le bureau. Il dût s’y reprendre à trois fois pour faire disparaître les taches de sang qui avaient commencé à sécher. Quand il revint au bar pour changer l’eau du récipient, il dit à Vincent :

Faudra passer un coup de peinture blanche sur les murs dans ton bureau, j’arrive pas à tout enlever.

Vincent s’était vautré dans un canapé du coin lounge. Il ne répondit pas. Albert retourna dans le bureau. Il enveloppa le corps de Dana dans des sacs poubelles qu’il fixa avec du scotch carrossier.

Il revint, traînant son macabre paquet :

Je vais chercher la voiture, faut se dépêcher, dit-il.

Tout n’est pas perdu

Vincent Bertau et Albert Malasicura étaient appuyés à la rambarde du barrage de Chenebois et regardaient disparaître en silence le corps lesté qu’ils venaient de jeter dans les eaux noires du Rhône.

L’air frais de la nuit fit frissonner Albert :

Vincent, en fait pourquoi tu l’as tuée, Dana ?

Un moustique se posa dans le cou de Vincent, qui l’écrasa d’une grande claque :

Saloperie de parasite !

Tu ne veux pas me répondre, ou quoi ?

L’aube va se pointer et l’urgence, pour le moment c’est de faire concorder nos versions. Pendant que t’étais au camp, j’ai fait comme t’as dit, je suis allé retirer de l’argent au bancomat, pour que ma position, peu après la séance du parlement, soit enregistrée auprès de la banque. Puis j’ai appelé le téléphone de Dana et laissé un message lui demandant pourquoi elle n’était pas venue travailler ce soir. Je rappellerai demain et plusieurs fois la semaine prochaine. Et toi ? Tu t’es débarrassé du téléphone et du couteau ?

Oui, répondit Malasicura.

Vincent Bertau regardait les derniers remous que le corps faisait en s’enfonçant dans l’eau. Il ne remarqua pas l’air gêné de son compagnon. Albert Malasicura revoyait la scène. Il avait traversé la ville endormie jusqu’au campement rom et jeté le téléphone portable dans un talus près des caravanes. Mais au moment de se débarrasser du couteau, il avait hésité et remis l’arme du crime dans le mouchoir ensanglanté et le tout dans sa poche. Il sentait son poids. Il ne savait pas très bien pourquoi il avait fait cela. Peut-être pour avoir un moyen de pression sur Vincent, dont il ne comprenait pas le geste? Ou pour pouvoir se disculper, si jamais l’enquête venait à l’incriminer ?

Le corps avait maintenant totalement disparu.

Bordel de merde, marmonna Albert.

Ça va aller, lâcha Vincent en lui donnant une tape dans le dos.

Si tu le dis…

Il n’y avait plus rien à faire, ni plus rien à dire. Les deux hommes retournèrent en silence à leur voiture.

 

 

 

 

 

Les personnages

Dana Cozca : jeune femme originaire de Cluj-Napoca en Roumanie. Dana Cozca habite avec sa fille Alma et d’autres membres de sa famille dans le campement rom de Gensonnex. Pour gagner sa vie, elle danse dans la rue, accompagnée de son ami d’enfance Brad Fraco. Et occasionnellement, elle mendie.

Vincent Bertau : homme d’une quarantaine d’années, originaire d’un quartier défavorisé près de Nice. Vincent Bertau est le fondateur du tout récent Parti de la liberté, grâce auquel il a été élu député au parlement. Il est également le gérant de l’Inside Bar.

Albert Malasicura : ancien policier reconverti dans la sécurité privée. Albert Malasicura est l’homme à tout faire de Vincent Bertau. Il a aussi été élu député sur la liste du Parti de la liberté.

Augustin Leroy : quinquagénaire, principal associé de la banque Leroy & Leroy. Il est député du Parti de la République, parti historique de la droite genevoise.

Madeleine Leroy : femme âgée et malade, mère d’Augustin Leroy. Toute sa vie, Madeleine Leroy a été active dans les bonnes œuvres et est à l’origine d’un projet de résidence pour les plus nécessiteux qu’elle souhaite voir réaliser avant sa mort.

Stanislas Vyskocha : ami russe de Vincent Bertau. Stanislas Vyskocha est le directeur d’une société de trading basée à Genève, qui négocie le pétrole issu des gisements russes appartenant à son père.

Brad Fraco : ami d’enfance de Dana. Brad Fraco vit dans le campement rom de Gensonnex. Il accompagne Dana dans ses spectacles de rue avec une zurna, flûte traditionnelle d’Europe de l’Est.

Jacques Piémont : chef du groupe des députés du Parti de la République. Jacques Piémont est un avocat reconnu de la place et connaît Augustin Leroy depuis l’adolescence.

Catherine Piguet : femme de conviction. Catherine Piguet représente la relève du parti politique la Ligue de gauche. Elle dirige le centre L’Espérance, lieu d’accueil pour les personnes sans-abri.

Le pasteur Favre : pasteur de la commune de Colière où demeure la famille Leroy. Le pasteur Favre accompagne et conseille Madeleine Leroy dans ses activités sociales depuis de nombreuses années.

Anne Meyer : journaliste politique pour Léman Télévision, chaîne locale d’information.

 

 

Couverture :

lelgo.com

Photo de couverture :

© Laurent Guiraud 2021

 

Notes

 

1)1)Les hommes ont appris la guerre pendant des millénaires
Les femmes dans le même temps à nourrir leurs enfants
Qui connaît le cœur d'une femme ? Même quand elle est en colère, son cœur fait semblant de rire
La femme est comme le feu, on vient près d'elle se réchauffer, mais quand on n’en a plus besoin, on lui tourne le dos
La colère des Roms ne dure que deux minutes. La pauvreté des Roms, toute une vie.