Fred Radeff

Яadioaktif

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Couverture: A C-130J Super Hercules sits on the flightline during a snow storm, Jan. 22, 2018, at Yokota Air Base, Japan, U.S. Air Force photo by Senior Airman Donald Hudson, wikipedia

 

Copyright © moinsdecent.net, Genève, 2021

N° ISBN – 978-2-9701286-1-8978-2-9701286-5-6

Du même auteur:

Gaz, une aventure de Shlom Rublev, éditions moinsdecent.net, 2020

Dédicace

Cet ouvrage est dédié aux milliers et millions à venir de personnes irradiées, mortes, mourantes ou malades grâce au nucléaire. Alors que les nucléocrates nous assurent que l’atome est l’avenir de l’énergie propre pour pallier le réchauffement climatique, ce petit polar futuriste nous rappelle que le nucléaire est la seule technologie capable de rayer l’humanité du monde animal en quelques instants.

Le 6 août 1945, à 8 h 16 min 2 s, après environ 43 secondes de chute libre, activée par les capteurs d’altitude et ses radars, la bombe «Little Boy» explosa […​].

Une énorme bulle de gaz incandescent de plus de 400 mètres de diamètre se forma en quelques fractions de seconde, émettant un puissant rayonnement thermique. En dessous, près de l’hypocentre, la température des surfaces exposées à ce rayonnement s’est élevée un bref instant, très superficiellement, à peut-être 4 000°C. Des incendies se déclenchèrent, même à plusieurs kilomètres. Les personnes exposées à cet éclair furent brûlées. Celles protégées à l’intérieur ou par l’ombre des bâtiments furent ensevelies ou blessées par les projections de débris quand quelques secondes plus tard l’onde de choc arriva sur elles. Des vents de 300 à 800 km/h dévastèrent les rues et les habitations. Le long calvaire des survivants ne faisait que commencer alors que le champignon atomique, aspirant la poussière et les débris, entamait son ascension de plusieurs kilomètres.

D’après une étude, 73,5 % des victimes moururent dès le bombardement ou le jour même. 11,3 % des victimes moururent avant la fin de la première semaine, et 3,4 % au cours de la deuxième semaine ; dans l’ensemble, près des neuf dixièmes des victimes (88,3 %) moururent dans cette première période de deux semaines. Le reste mourut majoritairement (9,9 % des victimes) après trois à huit semaines, et quelques-uns encore (1,4 % des victimes) après trois à quatre mois.

D’après le maire d’Hiroshima lors d’un discours en 2005, le nombre total des morts s’élèverait à 237'062 sur une population d’environ 300'000 personnes.

Source: wikipédia

MARIANAS: CREWSThe ground crew of the B-29"Enola Gay"which atom-bombed Hiroshima, Japan. Col. Paul W. Tibbets, the pilot is the center. Marianas Islands, https://commons.wikimedia.org/wiki/File:B-29_Enola_Gay_w_Crews.jpg


Seversk

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ITAR-TASS informe qu’à Seversk, Sibérie, une manifestation s’est tenue en faveur de la ré-ouverture contestée du surgénérateur. Elle a rassemblé trois cents trente trois participants selon la police, et trois mille trois cents selon les organisateurs de la manifestation.

On déplore un mort, deux blessés graves et quatre blessés légers selon la police. L’organisation HRW1 a établi un décompte dans les hôpitaux de la ville. D’après elle, il s’agirait plutôt de douze morts, de dizaines de blessés graves et de centaines de blessés légers. Selon HRW, l’utilisation par les OMON2 de stocks de gaz de combats périmés pour disperser la manifestation expliquerait le bilan particulièrement sévère.

Seversk, ancienne ville fermée soviétique portant le nom secret de Tomsk-7, a connu un grave accident nucléaire en 1993. À la suite de cet accident, toutes les activités dans le domaine du nucléaire ont été abandonnées par la municipalité. La crise qui frappe cette ville sibérienne de moyenne importance a néanmoins incité ses habitants à renouer avec l’atome.

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©North Pole © Wikimedia Commons - CC-by-3.0

Oups!

Je serai franc: nous n’avons pas encore résolu le problème du bonheur d’une façon tout à fait précise

— Evgeni Zamiatine Nous autres
NORTH POLE ice

Le météorologue belge regarda, tel le lapin stupéfait, sa carotte.

Dans ce lieu où il avait fait un prélèvement une semaine auparavant, la glace était passée d’une épaisseur de un mètre cinquante à seulement soixante centimètres. Impossible. Après s’être un peu éloigné avec son traîneau et ses chiens il refit un prélèvement avec les mêmes résultats. Des millions de mètres cubes de glace, fondus en quelques jours?…​Impossible. Certes, depuis le début du siècle le réchauffement climatique avait dépassé les pires prévisions: ainsi, les températures hivernales dans l’archipel du Svalbard étaient-elles de plus de dix degrés au-dessus de la moyenne. Mais ce résultat? Sa rigueur scientifique était sérieusement ébranlée: il commençait à douter de ses propres sens. Il n’avait pourtant pas abusé de la gueuse, tant en bouteille qu’en genre. À cette idée il saliva, pensant avec nostalgie à un plat de frites, sauce piccalilli.

Il parvint à grand-peine à joindre la base par radio.

– Lapin 7 appelle Lapin 1 aka Nanaboso, Lapin 7 appelle Nanaboso, pan-pan.

– Nanaboso à Lapin7, j’écoute. Pourquoi un pan-pan?

– Innocent? Ici, Isidore.

– Je sais bien que c’est toi, et tu sais bien que c’est moi. Pourquoi dois-tu toujours te présenter? Et en plus de cette manière ridicule…​ Je répète, pourquoi un pan-pan?

– Écoute, j’ai un problème, je fais des mesures inhabituelles. Quelles étaient l’épaisseur de la calotte les semaines précédentes au point 87.97/38.67.

– Attends, je regarde. À vue de nez…​ je dirais cent cinquante. Oui , c’est à peu près cela : cent quarante sept, il y a une semaine.

– J’ai soixante et un.

– …?

– J’ai dit soixante et un centimètres.

– Impossible. Tu as encore bu du sodabi [1]?

– Non, je suis à jeun. Et le sodabi c’est bon pour toi, moi je préfère la gueuze type lambic. Que crois-tu? Que je m’amuserais à picoler avec la tempête qui se prépare? J’ai déjà à peine le temps de faire mes prélèvements avant de rentrer, et je vais sans doute quand même me faire sévèrement secouer, alors pas d’alcool. D’ailleurs, je te rappelle qu’on l’a fini ensemble, le sodabi.

– Je veux bien te croire. Mais ce que tu me dis est rigoureusement impossible.

– Je le sais bien, que ce n’est pas possible. Pourtant c’est ce que je mesure. Écoute, tu ne pourrais pas prendre contact avec nos collègues? Les Russkofs, si tu as le courage d’affronter le major Karpov?

Innocent protesta :

– Le major Karpov? Héééé…​. Mais il n’est pas gentil lui !

– Allez, fais-le. C’est important.

– Bon, d’accord. Rentre vite.

Innocent raccrocha et vérifia sur son PC: le vieux satellite Cryosat-7 avait confirmé la mesure. Le radar altimètre à haute résolution Siral, conçu par Thales Alenia Soviet Space donnait, avec une précision comprise entre 1 et 3 cm, exactement la même mesure alarmante: Innocent en conclut qu’Isidore ne lui avait pas menti, il n’était pas ivre. Il devait de toute urgence contacter Karpov.

En poussant un gros soupir, il reprit la radio et régla la fréquence sur le canal utilisé pour communiquer avec ses collègues de la station russe, située à près de quatre cents kilomètres de là.

– Lapin 7, ici Lapin 7. Message pour Polarus 3, je répète, message pour Polarus 3. Urgent. Pan-pan.

In petto, il se dit que "urgent" et "pan-pan" rimaient. Un vrai poète radio.

– crrrr… crrr… cr…

Les Russes devaient encore cuver leur vodka, ou se faire un de leurs stupides bains dans l’eau glacée.

– Lapin 7, ici Lapin 7. Message pour Polarus 3, je répète, message pour Polarus 3. Urgent. Pan-pan.

– crrrr… crrr… cr…

Innocent s’alluma une clope sibérienne et attendit. Il réfléchissait. Certes, le réchauffement planétaire était hallucinant. Mais une fonte pareille, si rapide, tout de même…

– Polarus 3 à Lapin 7. Quoi encore!

Enfin! Innocent avait reconnu la voix rauque de fumeur du Maïor Karpov. Il avait vainement espéré que ce soit la jeune Anastasia qui lui réponde. Il ne l’avait encore jamais vue en chair et en os mais son imagination lui inspirait toutes sortes de fantasmes polaires. À la place de la douce voix d’Anastasia, le beuglement de basse de Karpov. Zut.

– Lapin 7. Avez-vous fait de récentes mesures de la calotte? À vous.

– Non. Nous avons une tempête ici. Un problème?

– Plutôt, oui. Isidore m’a donné une mesure récente de 61 centimètres, au point 87.97/38.67.

– Par les moustaches du tsar Ivan III. Impossible.

– Isidore a l’air sûr de lui.

– Je dirais: il dort debout. Ou il est saoul.

– Non, ni l’un ni l’autre. Il est certain de ses mesures, qui sont confirmées par Cryosat.

– Je n’y crois pas. J’envoie Anastasia. Anastasia! Anastasia! (Des craquements)

– …

– J’ai envoyé la jeunette dehors avec une foreuse. Je vous rappelle. Roger.

Innocent attendit à peine 10 minutes.

– Lapin 7, je répète, Lapin 7. Vous êtes là?

– Ici Lapin 7. À vous.

– Notre mesure: cinquante huit centimètres. On avait là cent quarante neuf centimètres il y a six jours. Je préviens Moscou et je vous rappelle. Je ne sais pas pour vous, mais nous, on va sans doute lancer notre plan d’évacuation d’urgence.

Innocent se tut. Plus que la confirmation du chiffre, ce qui le glaçait, c’était que Karpov avait une voix effrayée. Il lui avait même parlé gentiment, sans aboyer. Et cela, c’était vraiment mauvais signe. Il remercia Karpov et coupa la communication.

Il reprit la radio et appela Isidore.

– Isidore, Isidore, réponds-moi!

– crrrr… crrr… cr…

– J’appelle Isidore. Enfin, Isidore!

Au bout d’un moment qui parut interminable à Innocent, une petite voix.

– Ici Isidore.

Pour une fois, Innocent ne releva pas. Il était rassuré.

– Où es-tu?

– J’arrive à toute bombe. La glace cède sous la motoneige. C’est la débâcle. Prépare le bateau de sauvetage, c’est mauvais. Et préviens Paris.

Innocent soupira à nouveau, encore plus longuement. Puis il prit le téléphone satellite et appela Paris.

Et c’est ainsi que la débâcle du Pôle Nord fut annoncée au monde.

1. le sodabi est un alcool de vin de palme togolais, souvent frelaté

Biture à Souillac

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A mon sens, écrire et communiquer, c’est être capable de faire croire n’importe quoi à n’importe qui.
— J.M.G. Le Clézio
Zis to ti dir mwa ki sa lo pa legalize
Prend la rout la parseki misie la danzere
Tou le zour zot ti pe trap dimoun partou kote
E mwa monn per fer tou mama pou mo evite
Pou mo evite
— Orizinal Blakkayo, Faudrer Pas To Plorer

– Allo, oui? Quoi? Non, ce n’est pas le Ministère de la Météo, mais vous êtes qui enfin?

Elle raccrocha.

– Ah les tarés…​ un appel qui avait l’air de venir de très loin. D’un gars bien allumé qui s’est présenté d’une manière bizarre, genre "Ici Nossent", je sais pas trop quoi.

Jeanne Claria Douceur, plus connue sous le pseudonyme de Keublayo, passa la bouteille de ferraille à Shlom.

– Bois, toi.

Shlom prit son courage à deux mains et siffla une bonne golée. Il dut se forcer pour ne pas tout recracher. L’alcool titrait bien soixante degrés. Une sensation de boire de la vapeur. Et tout de suite la certitude de la gueule de bois qui allait suivre.

– Tu ne peux vraiment pas t’offrir mieux?

– Non. Ce n’est pas que je ne peux pas. C’est que je ne veux pas.

– Arrête de me faire ton numéro « je suis une enfant de la zone mauricienne et je le reste ». Cela ne prend pas avec moi. Déjà, tu es une enfant d’une star. C’est bien une star, ton père, non?

– Bon, tu as raison. Disons que ce n’est pas que je ne veux pas, c’est que je ne peux pas. Les affaires ne sont pas terribles, il faut bien boire ce que l’on peut s’acheter.

– Et le deal?

– Tu dates mon gaillard. C’est fini le deal, depuis que l’herbe est légalisée sur l’île, il n’y a plus de profit à se faire là-dessus. Le prix de la ganja s’est effondré. À propos, un petit pétard?

– Moi je n’ai rien contre, je suis étonné que tu me le demandes.

– Ben, tu as vieilli Shlom, comme nous tous, et j’ai de plus en plus d’amis qui ne fument plus. Des fois même des jeunes, à peine septuagénaires, qui s’inquiètent pour leur santé.

– Ça ne sera pas un problème avec moi. Dans la vie, mon seul but, c’est de mourir.

– Pas mal celle-là. Il faut que je la retienne pour mes prochains lyrics.

– Donc le buziness va mal?

– La musique ne rapporte plus grand-chose, encore que…​ Vu mon type de public et mes idées politiques, je n’ai jamais aimé les copyrights, les DRM4 et tutti quanti. D’ailleurs, si je changeais, je suis sûre que mes fans me jetteraient aux orties, après avoir craqué les protections. Mon label est à moi, 100 % GPL et impose le copyleft à tous les groupes que nous produisons. On ne peut pas me pirater, car j’offre ma musique reproductible.

– Mais alors, de quoi vis-tu?

– Des recettes de mes concerts et de produits dérivés. Je crois que c’est Manu Chao - dont je n’apprécie guère la musique, mais les idées si - qui, au siècle passé, prédisait que les musiciens du XXIe siècle, à l’ère d’internet, allaient, paradoxalement, se rapprocher de leurs origines de troubadours. Ce sont les concerts qui doivent payer les beignets piment5 du musico.

– Mais les droits d’auteur et tout le tralala?

– Fadaises. Ce sont les majors qui, au XXe siècle, on fait croire qu’avec le copyright et les droits d’auteur, elles travaillaient pour l’artiste. En fait, elles cherchaient surtout à se faire du fric sur son dos et, comme le capitalisme sait si bien le faire, on a plâtré dessus une idéologie marketing pseudo-libérale, voire libertarienne. Relis Marx. Tout, bien sûr. Et aussi Walter Benjamin6.

– Ok, pas de problème Jeanne, je n’ai justement que cela à faire. Je vais m’y mettre dès ce soir, comme ça j’aurai fini avant le fin de ce siècle. Mais tu parles de produits dérivés? Qu’est-ce que tu veux dire?

Alors que Shlom suspectait la ferraille d’avoir commencé son activité de démolition neuronale, la chanteuse de Keublayo se leva et entra dans la case contre laquelle ils étaient adossés. Elle revint avec, dans ses bras, une pile de T-shirts.

– Tu vois, sur les T-Shirt on a des tags faits par de jeunes artistes mauriciens. Regarde celui-ci.

Sur le T-shirt, sous la traditionnelle image de Keublayo avec son perpétuel bonnet de laine, on pouvait lire : Enn bann bef lor montagn, zot kit lerb zot manz ros.

– Jeanne, combien de fois devrais-je te répéter que moi et le créole mauricien ça fait deux…​ Korek?

– Bien, ignare, je te traduis. Ça dit : «Un troupeau de bœufs sur la montagne, ils mangent les rochers et laissent l’herbe».

– Ah…​ une sirandane j’imagine.

– Oui, korek. Alors? Tu devines, toi qui es un grand détective?

– Euh…​

– Tu donnes ta langue au chat?

– Miaou.

– OK alors c’est lipou.

Lipou?

– Les poux, si tu préfères.

Shlom sourit. C’était déjà pas mal, il n’était pas du genre à s’esclaffer. Jeanne par contre ne se gêna pas de rire à son propre gag et partit d’un grand éclat de rire, se donnant des claques sur les cuisses.

– Alors, c’est pas drôle? Ou tu es coincé de la fesse?

– Plutôt la deuxième alternative, c’est assez drôle en fait. Tiens, j’en ai imaginé une à l’instant sous forme de charade. Tu veux l’entendre?

– Plutôt deux fois qu’une. Un non-Mauricien qui fait une sirandane, improvisée en plus, ce n’est pas courant.

– OK alors voilà :

  • Mon premier est drôle

  • Mon second est drôle

  • Mon troisième est drôle

  • Mon quatrième est drôle

  • Mon cinquième est drôle

  • Mon sixième est drôle

  • Mon tout n’est pas drôle

Alors, madame la musicienne, on a la clé de la charade?

– Euh…​

– Tu donnes ta langue au chat?

– Miaou aussi.

– C’est pourtant simple. C’est cyclone.

– Cyclone?

– Six clowns.

– Oh là là…​. Allez, je crois qu’il te faut encore un petit coup.

Alliant le geste à la parole, Jeanne passa la bouteille de ferraille à Shlom. La prenant, il demanda :

– Et comment va ta compagne? Diane, n’est-ce pas?

– Oui, c’est bien Diane. Elle va pas mal, pas mal du tout.

– Je ne me rappelle plus trop bien. Elle est active dans la reforestation, c’est bien cela?

– Exactement. Elle gère une équipe qui bulldozerise les villas de luxe et replante la forêt primaire mauricienne. Sa mère, Leto, est morte dans un glissement de terrain il y a une dizaine d’années. Il a été causé par la construction illégale de villas de luxe dans le parc naturel de Black Forest, c’est sans doute l’origine de son activisme vert.

Ils se turent et regardèrent l’océan. Avec le réchauffement climatique et la remontée des eaux, la route de l’ouest était régulièrement interrompue vers Rivière-des-Galets et ils auraient facilement pu faire tremper leurs orteils dans l’eau clapotante devant eux.

Alors qu’ils continuaient tranquillement leur picole et leur discussion, un étrange personnage les aborda. Son habit, sans doute brun à l’origine, était littéralement recouvert d’une mosaïque de bouts de tissus colorés, le faisant ressembler à Arlequin.

Il s’adressa à eux avec un fort accent russe.

– Keublayo, amie chère, tu me présentationner ton camarade?

– Shlom. Un grand voyageur. Détective privé à ses heures. Camarade du Яézo, enfin.

Le présumé russe prit les mains de Shlom et les secoua avec frénésie.

– Enchanté, Shlom, collègue, moi aussi je être grand voyageur, grand marin, grand honneur vous rencontrer, plaisir délicieux, moi russe fils archiprêtre, grand honneur vraiment…​ Je avoir eu vision mystique et croisé Kaya dans grand rêve cosmique avec serpent narbyesque et…​

– Ne t’inquiète pas Shlom. Je vais le calmer.

Et Jeanne planta un gros pétard dans la bouche ouverte du nouveau-venu, qui se calma immédiatement en tirant goulûment sur le spliff.

Shlom se décida pour un minimum de galanterie.

– Enchanté, moi aussi. Vous fumez donc?

– Quel est le marin qui pas fumer, vous dire moi? Je crois je avoir message pour vous, Monsieur Shlom.

– Un message?

– Oui, là, voici. J’ai reçu du Яézo et décrypté aussi sec.

Le message était ainsi conçu : « Shlom, rappliques tes fesses. RV asap à Kiev». Et c’était signé: Heifara Boulala.

Heifara…​

Pour cette femme Shlom se serait volontiers rendu aux portes de l’Enfer, voire plus loin. Il l’avait croisée au Tchad quelques mois auparavant et son souvenir ne s’était pas effacé7. Hackeuse lesbienne, elle jouait un rôle important pour le mouvement et servait souvent de contact entre ce dernier et Shlom. Si elle lui demandait de venir à Kiev, il viendrait à Kiev. Immédiatement.

– Je pars pour Kiev. Immédiatement.

– Kiev? Qu’est-ce que tu vas faire là-bas?

– Ça, ma chère, ce sont mes oignons.

– Et tu veux y aller maintenant. Tu es fou?

– Pas du tout et je te dis que ce sont mes oignons, pas les tiens.

– Mes oignons ne te feront pas pleurer, par contre avec le cyclone qui se prépare, ce serait sans doute bien de reporter de quelques jours. Car ce cyclone, si tu pars maintenant, lui il va te faire pleurer. Excuse-moi encore de me mêler de tes oignons, camarade. Mais tu dois reporter ton voyage chez ces tarés de Slaves.

– Impossible.

Macché impossible? Mais tu es fatigué de la vie? Ce qui va nous tomber dessus, ce n’est pas du pipi de minet.

– Raison de plus pour ne pas jouer au chat et à la souris. Bon, comment je fais?

– Je vois que tu es dans ton mood "j’ai décidé c’est comme ça me fait pas chier". Tu dois commencer par aller à Port-Louis. Demande au Russkof ici présent.

– Ca très bien tomber, moi aussi je vouloir Port-Louis aller et j’ai véhicule, Shlom, tu attendrez moi ici j’arrive.

Et le Russe de déguerpir en courant.

– Et merde il a emporté le pétard. Il bogarte8 toujours un max. Il faut dire que c’est un grand fauché.

– Surtout dirais-je, un drôle de zèbre…​ Qui est cet hurluberlu?

– Personne ne connaît précisément ni son nom, ni son histoire. On sait juste qu’il est arrivé dans les années '90. Il est littéralement tombé amoureux de Kaya – qui faisait tout pour l’éviter. Il a zoné autour de sa dépouille et entretient aujourd’hui un culte mystique du fondateur du seggae9. C’est une figure incontournable de la musique mauricienne du XXe siècle, même si tout le monde l’évite. Mais il pédale bien – c’est son activité professionnelle, aussi je te le recommande comme taxi. Ah oui, on le surnomme Passepartout, ne me demande surtout pas pourquoi…

– Pourquoi?

– Je ne sais pas. Je t’avais bien dit de ne pas me le demander.

Le Russe anonyme aka Passepartout était déjà de retour sur un tandem de course, aussi brillant qu’entretenu.

– Allons Shlom, monte, je te faire tarif spécial.

– Combien?

– Rien du tout, juste plaisir conversation.

Shlom et Keublayo se donnèrent l’accolade – au moment de se séparer, Keublayo glissa à l’oreille de Shlom :

– Bonne chance mon ami. Et méfie-toi de Passepartout, il est quand même un peu fêlé sur son vélo. C’est peut-être ça, l’origine de son surnom.

Dans la montée sur Curepipe, sous les bourrasques de pluie10, Shlom regretta effectivement ne pas avoir simplement payé sa course. Après quelques "raccourcis" aussi improbables que boueux, Shlom aurait préféré faire des détours en restant sur une vraie route, même si le goudron avait, comme partout, disparu depuis longtemps. En outre, son taximan avait un débit de mots aussi continu que celui des cieux, et ses propos étaient aussi incohérents qu’inintelligibles. Il ne cessait de faire le panégyrique de Kaya, ce grand homme parti trop tôt, qui était trop cool, tu vois ce que je veux dire, etc.

Shlom était plombé par le délire qui l’horripilait. Si son taximan n’avait pas tenu le guidon du tandem, il l’aurait certainement étranglé. Il avait essayé de forcer l’allure du tandem pour ralentir le débit de Passepartout mais n’était parvenu qu’à s’épuiser, son chauffeur tenant une forme d’enfer.

Heureusement, la suite du trajet, de Curepipe à la capitale, était en descente. Ils firent une petite pause à l’Université de Réduit, histoire de s’enfiler quelques dholls puris. Ces derniers, farcis aux achards de légumes, étaient délicieux. Il faut dire que c’est la mère du vendeur qui confectionnait tous les matins une pâte à crêpes à base de farine de haricots, inégalable selon les connaisseurs mauriciens.

Requinqués, après une centaine de kilomètres achevés d’un bon coup de jarret, ils arrivèrent enfin à Port-Maurice. Shlom salua avec un plaisir vif son guide pour se diriger d’un pas aussi vif – du moins celui que lui permettaient encore ses mollets fatigués - vers la capitainerie.

© Wikimedia Commons - CC-by-3.0, Baie du Cap, Mauritius

Embarquement

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© Wikimedia Commons - CC-by-3.0, Caudan Waterfront, Mauritius

Case se surprit à contempler la vitrine d’un magasin.
L’établissement vendait de la pacotille aux marins. Des montres, des crans d’arrêt, des briquets, des vidéos de poche, des platines de simstim, des chaînes lestées, des shuriken.
— William Gibson, Neuromancien

Après ce trajet de dingue en tandem, Shlom avait un petit creux. Les dholls puris, quoique délicieux, n’avaient pas été assez nombreux pour combler la perte calorique du trajet depuis Réduit.

À l’ignoble Caudan waterfront, ancien centre commercial off-shore mauricien, qui tombait dorénavant en ruine, il se paya un bol de bouillon chinois aux boulettes de viande de porc hachée. Une fois de plus, Shlom resta comme deux ronds de flan devant la finesse de ce plat rustique. Il eut une pensée émue pour Tampopo11. La coriandre parsemée faisait toute la différence. Il causa un peu avec le cuisinier, Feng Po-Po, qui lui offrit discrètement quelques bols de fer-blanc du "Grappillon maison" – une atroce ferraille de couleur bleue cobalt. Feng Po-Po distillait lui-même cette infecte gnôle et, à en juger par l’épaisseur des verres de lunettes dont il était affublé, elle avait des effets sur sa vue. Le matin, il tremblait tellement qu’il devait se faire plusieurs verres d’affilées, une lichette pour le premier, un demi-verre pour le second. À partir du troisième verre, il était capable de se les servir à ras bord et de les boire sans les renverser. Mais en-dehors de son addiction, Feng Po-Po était un cuisinier de génie. Et aussi un fin connaisseur de la zone portuaire de Port-Maurice.

– Si tu veux embarquer, demande mon ami Kitty à la capitainerie. C’est un ancien transitaire de l’aéroport international Sir Seewoosagur Ramgoolam. Depuis la crise de l’aviation, il s’est recyclé dans le transport maritime. Il connaît tout le monde et te trouvera certainement une bonne place, surtout si tu lui dis que tu viens de ma part. Il faut dire qu’il est gourmand et qu’il apprécie particulièrement, lui aussi, mon bouillon aux meatballs.

– Et comment est-ce que je le reconnaîtrais, moi?

– Facile. Demande Kitty, ou mieux, ouvre tes yeux et repère le gars le plus élégant du port. Ce sera lui.

Shlom leva une dernière fois sa tasse de fer-blanc à la gloire de la révolution communiste libertaire mauricienne, avant de se diriger d’un pas hésitant vers la capitainerie. Ayant cité une strophe du dernier hit de Keublayo en guise de sésame à la sécurité, un gigantesque et obèse rasta, il passa le contrôle et se retrouva dans un intense carrousel de personnes et marchandises, comme une fourmilière qui sent la pluie arriver. Shlom observa un moment le mouvement, puis vit un grand gaillard aussi maigre que distingué, vêtu d’un complet Armanievitch noir.

Il se dirigea vers lui d’un pas décidé.

Mr Kitty, I presume?

Dr Livingstone? À qui ais-je l’honneur? Je suis assez pressé.

– Shlom Rublev. Je suis envoyé par Feng Po-Po, il m’a promis un rab de bouillon aux boulettes pour vous…​ si vous me donnez un coup de main.

– Mmmmh…​. Intéressant. Que puis-je pour vous? Quelques marchandises personnelles que vous souhaiteriez faire passer discrètement, sans un contrôle douanier trop approfondi?

– Non. Je veux simplement embarquer.

– Embarquer??? Avec cette météo! Et pour où?

– Je cherche à rallier au plus vite Odessa.

– Odessa…​ Impossible.

– D’après ce que j’ai cru comprendre, impossible ne fait pas partie du vocabulaire de Mr Kitty. Korek?

Korek. J’ai bien une idée, elle n’est pas bonne, mais après tout, c’est votre vie. Suivez moi.

Shlom emboîta le pas et dut le rallonger, les longues jambes maigres et décidées de Kitty progressant d’au moins soixante-dix centimètres par foulée, qu’il avait rapide. Ils se retrouvèrent rapidement devant les docks, longèrent le quai et s’arrêtèrent devant un vieux et vaste rafiot solaire.

– Mais…​ Je rêve !

– Nullement. C’est bien lui.

– Le Solar Impulse. Mythique.

– Enfin, ce qu’il en reste. Lorsque Picard a connu ses célèbres déboires financiers, il l’a vendu pour une bouchée de pain à un marin grec un peu tourmenté mais fiable. Je vais vous le présenter. S’il refuse, proposez-lui une partie de trictrac.

Ils montèrent l’échelle et se retrouvèrent à bord, puis accédèrent au cockpit.

– Oreste, capitaine du Solar Impulse. Shlom Rublev, aventurier au long cours, ou simplement inconscient suicidaire. Comme toujours, cela dépend du point de vue.

Après lui avoir serré la main, Oreste, avec un fort accent grec, proposa un café, dont l’arôme ravissait déjà les narines de Shlom.

Μέτριο, je dirais. Le vrai café. Sent rudement bon.

Kalimera. Enfin un connaisseur. Ces Mauriciens sont adorables, surtout en matière de ferraille et de tout ce qui se boit avec une haute teneur en alcool, mais sur le plan du café, ils rivalisent avec les États-Uniens. Une vraie catastrophe. Vous voulez une tasse?

– Avec un très grand plaisir.

– Et vous, Mr Kitty?

– Sauf votre respect, Oreste, non merci. Mauvais pour mon cœur.

– Ah mais non, mais non, mais non!!! Vous vous trompez lourdement, cher Monsieur Kitty, sauf vot' respect. Le café grec semble fort, mais il ne l'est pas, et c’est un gage de longévité. C’est un anti-âge qui vous permettra de passer allègrement les 150 ans, comme l’a démontré au début de ce siècle une enquête scientifique auprès des habitants de l’île d’Ikaria, qui connaît un nombre important de personnes âgées.

– Mouais…​ à mon avis, ils risquent de tomber de haut.

Shlom et Oreste sourirent au bon mot. Pendant que Shlom savourait son café, servi avec un verre d’eau fraîche, Mr Kitty reprit:

– Ne nous égarons pas dans le marc de café, même excellent et sain. Oreste, je vous laisse mon ami Shlom. Aidez-le, il en a bien besoin. Allez, je vous laisse, j’ai encore quelques tonnes de marchandises à caser. Bonne chance Shlom! Je dois vous avouer que je vous avais mal jugé, à cause de votre mise de clochard. Il semblerait que pour vous, l’habit ne fasse pas le moine.

Mr Kitty partit de ses enjambées de sept lieues, laissant Shlom face à son café et au perturbé Oreste, aucun des deux ne sachant trop comment aborder la chose. Dans un premier temps, ils se contentèrent de déguster tranquillement, mais bruyamment, leur divin nectar.

– Shhhlllrp.

– Shhhlllrp aussi.

– Glouglou, burp!

– Glouglou, burp! aussi.

– Allons-nous continuer longtemps à nous regarder en chiens de faïence et à proférer des onomatopées?

– Certes non, Oreste.

– J’imagine que si vous êtes là, c’est que vous voulez un passage. Marchandise louche?

– Nullement, qu’est-ce que vous avez tous à me prendre pour un trafiquant. J’ai une tête à faire du trafic?

– C’est-à-dire que…​

– Bon, ok, je vous le concède. Avec ma gueule c’est couru d’avance. Il est vrai que dans ma jeunesse tourmentée, il m’est arrivé de passer frauduleusement des marchandises, mais tout cela est bien loin dorénavant. Là, je veux simplement faire transporter ma petite personne.

– Pour où?

– Pour Odessa.

– Odessa. Et pour quand?

Asap. Dois-je traduire?

– Inutile. Cher Monsieur Rouillebaleff, ne croyez surtout pas que, contrairement à vous, je vous prenne pour un imbécile, je ne vous connais pas encore assez pour en juger. Connaissez-vous un mot d’origine grec qui s’appelle météorologie? Du grec ancien μετέωρος (metéōros, "qui est au-dessus de la terre"), et -λογία (-logia, "discours" ou "connaissance"). C’est, à court terme, une science relativement exacte. Et les pythies météorologues prévoient un cyclone.

– Oui, je suis au courant des conditions pré-cycloniques.

– Pré-cycloniques. Vous avez de l’humour. Doux euphémisme. Croyez-moi, cher Monsieur, ce qui se prépare n’a rien de bon.

– J’ai l’estomac solide. Et les jambes bien plantées. Quelques cafés et je suis votre homme. Je suis prêt.

– Vous oui. Moi non.

– Que puis-je faire pour vous convaincre?

– Pas grand-chose. Vous n’avez pas vraiment le physique de mon genre de femmes. Et je suis incorruptible, n’attachant aucune valeur à l’argent.

La situation se détériorait. Shlom se souvint alors du conseil de Kitty:

– Que diriez-vous de laisser le hasard décider? Une petite partie de trictrac.

– Vous dites que le backgammon est un jeu de hasard? Et vous croyez pouvoir me battre? Je vois que j’ai vraiment affaire à un inconscient. Aucun problème, je me réjouis d’avance de vous étaler comme une vulgaire pita. On va juste se mettre à l’aise.

Oreste hurla: “Hypatie, le jeu et la Metaxa12. Et que ça saute!”

Une très belle femme apparut comme par magie. Grande, les cheveux de jais, elle portait un uniforme blanc immaculé dont les galons indiquaient son grade: second capitaine, soit le poste suivant immédiatement celui du commandant - Oreste, en l’occurrence.

Elle regarda ironiquement le capitaine.

– Vous allez encore boire. Qui est ce cinglé qui accepte de jouer contre vous?

– Hypathie, au risque de paraître vieux jeu, je vous rappelle que je suis votre commandant.

– A vos ordres mon commandant, fit Hypathie en faisant un salut militaire et en claquant les talons. On voyait toutefois à son sourire qu’elle défiait ouvertement Oreste.

– Monsieur Shlom…​

– Shlom Rublev. Comme le peintre. Et non Rouillebaleff.

– Chère Hypathie: monsieur Rasblubeff à l’intention de m’arracher un passage immédiat pour Odessa au backgammon. Il me faut donc un jeu et une bouteille de Metaxa. Et bien sûr, vous pouvez convoquer tout l’équipage.

– En ce cas ce sera avec plaisir. Nous adorons vous voir rétamer un amateur. Je convoque l’équipage.

– Alors amène le jeu. Et la Metaxa.

 

 

L’enfer du jeu

© Wikimedia Commons - CC-by-3.0, Backgammon Board

À proprement parler, il n’y a pas de calcul dans ce jeu. Du moins, le calcul n’y a pas l’importance que lui attribuent les joueurs de profession, qui ne manquent pas de noter les coups sur un petit papier, de faire d’interminables calculs de probabilités et de perdre comme les simples mortels qui jouent au hasard.
— Fiodor Dostoïevski, Le Joueur

On confond facilement trictrac et backgammon, alors que les règles des jeux diffèrent sensiblement. Ces jeux, très populaires en Orient et dans une partie de l’Europe qu’on s’évertue – contre tout bon sens – à qualifier d’européenne, connaissent là-bas, à l’Est, de fort nombreuses variantes, aussi riches qu’inconnues des Occidentaux. Connaissez-vous par exemple le Dutch, joué pourtant par un très grand nombre de Bulgares? Il s’agit pourtant de variantes qui pourraient, moyennant un petit effort d’imagination, faire passer ce jeu de hasard au rang de jeu intelligent, à l’instar du go ou des échecs.

Par chance pour Shlom, qui connaissait un peu le trictrac mais ne maîtrisait pas ces variantes, Oreste ne pratiquait que le backgammon classique, et se refusait même à utiliser le dé supplémentaire, le videau, qui sert à augmenter la mise.

Il lui avait précisé :

– Le jeu, c’est comme le riz. Plain is beautiful.

Shlom, pour des raisons stratégiques et tactiques, ne pouvait qu’acquiescer. Après de nouveaux cafés et quelques Metaxa, ils commencèrent enfin.

Assis à une table, les deux joueurs étaient entourés de l’équipage au grand complet, dont tous les membres affichaient un sourire béat.

Shlom obtint les blancs d’entrée. Il hésita, puis se dit qu’il avait tout intérêt à gagner dès le début, au risque de se dévoiler. La stratégie d’Oreste était éminemment offensive. Elle devait passer auprès de vulgaires débutants. Pas auprès d’un amateur de probabilités comme Shlom.

Shlom écrasa donc purement et simplement Oreste dans la première partie. Malgré les précautions d’Oreste, qui avait compris qu’il n’avait pas affaire à un novice et était passé d’une stratégie offensive à une défense qui n’aurait point déplu au grand Alekhine, le sort – ou le hasard des dés – joua en faveur de Shlom. Il remporta haut la main la manche.

Oreste, comme tout son équipage, fulminait. Les sourires avaient cédé la place à des traits tendus et tirés. On n’avait jamais vu cela. Un estranger du dehors qui battait le capitaine. La révolte grondait. Le commandant du Solar Impulse se mit à adopter une stratégie de jeu de tenu, puis de bouchage.

Erreur.

Shlom, misant sur ses victoires et la nervosité de son adversaire, augmenta l’agressivité de son jeu, et gagna la première partie de la deuxième manche.

Un coup de chance permit à Oreste d’égaliser au deuxième jeu. Au troisième jeu, qui constituait le premier risque majeur pour Oreste, ce dernier égalisa.

Troisième et dernière manche. La Metaxa aidant, les protagonistes étaient passés au tutoiement.

Oreste dit alors:

– Je propose d’adopter la règle de Murphy. Il me faut ton accord.

– Je croyais qu’ici on privilégiait l’austérité du jeu. Mais va pour la variante Murphy. Ça ne changera rien à la donne. Oreste, tu peux prévenir ton équipage. On va bientôt appareiller.

Les deux champions avaient tombé leurs vestes. Il n’était plus question de Metaxa, café ou autre broutilles. On était ici dans l’enfer du jeu dostoïevskien. Et le perdant allait perdre un maximum.

Troisième manche, première partie. Shlom se décida pour un jeu arrière. Oreste voulut y voir une faiblesse et exposa imprudemment ses pièces. Rapidement, Shlom le mangea et le bloqua. Il le ridiculisa, avec plusieurs pièces qui n’avaient pas même passé le deuxième quadrant.

Grimace d’Oreste.

Troisième manche, deuxième partie.

– Néron et Commode jouaient au backgammon. Peut-on imaginer personnes si différentes s’adonnant à une même passion?

– Pas si différentes: malgré son nom, Commode était, tout comme Néron, un homme violent. Ils devaient tous deux terroriser leurs challengers, qui avaient plus peur des lions que de la victoire de leur adversaire. Et ils n’ont jamais joué ensemble, un bon siècle les sépare.

– Me prends-tu pour un Néron, ou un Commode?

– Non. Tu es certes capitaine, mais je peux descendre de ce navire à ma guise. Ton contrôle territorial, maintenant que nous sommes au port, est fort limité. La situation serait radicalement différente en mer. Et elle le sera. Car je vais gagner, et alors nous partirons, et tu seras seul maître à bord.

– Connais-tu Le hasard et la nécessité?

– Le bouquin de Monod?

– Oui, celui-là même.

– Euh…​ oui, dans les grandes lignes. Ce n’est pas cet ouvrage qui est censé avoir réglé son compte au matérialisme dialectique et, plus largement, au déterminisme en général, et au déterminisme historique marxiste en particulier?

– Cela même. Ce n’est pas tant la critique du marxisme qui est intéressante dans sa pensée, que celle du scientisme. Monod représente le point culminant d’une petite révolution scientifique, avec d’autres représentants comme Stephen Jay Gould, qui ont planté un pieu de bois dans le cœur du modernisme. Avec eux, on s’est rendu compte que l’histoire ne progresse pas, ni dans le cadre d’évolutions régulières, ni de brutaux changements paradigmatiques. Simplement, les acteurs s’adaptent au changement de leur environnement, qui en retour dépend de l’action de ces mêmes acteurs. Il y a donc changement, mais pas progrès. D’ailleurs, à voir l’histoire récente, elle lui a donné raison: si on devait juger selon les critères normatifs de l’ère pré-monodienne, ce ne serait pas un progrès, mais une régression. Mais il suffit. Jouons.

– Jouons, oui.

Et les dés se remirent à rouler.

Le tablier était maintenant brillant de la sueur des protagonistes. Ils adoptèrent tous deux une stratégie intermédiaire, ni offensive ni défensive. Les dés ne privilégiant pas clairement l’un ou l’autre, ils se retrouvèrent en fin de partie avec une position sensiblement égale. Il ne restait plus que les dés pour les départager. Shlom roula les dés et sortit un 2:3.

On sentit littéralement un “ouf!” de soulagement dans l’équipage du Solar Impulse. Avec un score pareil, c’en était fait de Shlom. Oreste prit un air suffisant et tira rapidement les dés.

1:2.

Un air désemparé apparut sur le visage du capitaine. Aggravé par le double cinq que Shlom lança au tour suivant. En quelques coups de dés supplémentaires, la situation était claire. Shlom avait gagné son passage.

– Préparez-vous à appareiller.

– Mais…​

– Il n’y a pas de "mais". Je vous ai prié d’appareiller.

Malgré la politesse du ton, on sentait une brisure, dont le retour au vouvoiement était la claire manifestation. Oreste n’avait clairement pas l’habitude de perdre au backgammon devant son équipage.

Et c’était maintenant chose faite.

Alors que le défait capitaine se servait une rasade gargantuesque de Metaxa, Hypathie donna les ordres pour se préparer au départ. Elle semblait tendue, mais glissa néanmoins un regard entendu vers Shlom, accompagné d’un sourire ravageur.

– Pas mal, pour un amateur…​

 

 

Muscles for brain

Avec le coup de matraque
Tout à coup, patatrac cadavéré
Le peuple cadavéré, les militaires cadavérés,
Les rois cadavérés, les reines cadavérés,
Tous les présidents, cadavérés,
Les ministres cadavérés,
Tout le monde cadavéré
Et moi même cadavéré
— Zao (Casimir Zoba), “Ancien Combattant” (1991)

Sa sœur le regardait. Et puis le sourire s’effaçait pour laisser place à un masque d’effroi. Le même masque atroce sur ses autres frères et sœurs, parents, grand-parents, oncles et tantes, nièces, neveux, cousines et cousins.

Ils étaient maintenant tous entassés. Hamid, une fois de plus, tentait vainement de les escalader, cette montagne de parents en sang. Il glissait dans les chairs, sous les mouches, cherchant la lumière.

Avant même de se réveiller, il savait qu’il cauchemardait. Il croyait s’être débarrassé de ses démons intérieurs par ses thérapies. Vainement. Il suffisait d’un petit interrogatoire du ФСБ13 pour que son cauchemar le reprenne. Au plus profond de son inconscient, ces atroces souvenirs étaient là, toujours prêts à ressurgir. Hamid en voulait plus à ses tortionnaires d’avoir réveillé ses dommages collatéraux que des tortures elles-mêmes. À nouveau, la vengeance et la rage l’habitaient.

Il ouvrit un œil, l’autre se refusant à lui obéir, pour contempler la réalité. Les souvenirs revinrent. Sa mission d’observation puis sa capture, à Mourmansk - le FSB avait abattu un camarade qui avait sorti une arme, Hamid avait levé les bras et l’agent était fier d’avoir capturé un membre du Яézo vivant, même s’il pensait que c’était un tout petit pion - forcément, il était noir, alors…​

– Alors, M. Hamid… On émerge des bras de Morphée? On vous croyait plus résistant…

You fuckin son of…

Hamid reçut une claque et une série d’injures en russe.

Иди на хуй, Собака!

Hamid compris alors que ses bourreaux ignoraient sa maîtrise de la langue de Pouchkine. Il était donc parvenu à leur cacher cet élément psychologique essentiel, ce qui lui donnait un avantage certain sur eux. Savoir, c’est pouvoir disait l’autre14. Persuadés de leur supériorité intellectuelle d’orthodoxes néo-bolchéviques, les Russes ignoraient tout de Hamid. Ils pensaient qu’il participait au Яézo comme un sympathisant de base - ce en quoi ils n’avaient pas tort, ne sachant cependant rien de son rôle primordial dans l’organisation subversive. Contraints d’utiliser leur mauvais anglais pour interroger Hamid, rageant et enrageant, ils continuaient à s’empêtrer dans leur ignorance.

Le premier Russe parla:

– On ne veut pas parler? Aucun problème. Nous avons une petite surprise pour vous. Gardes: faites entrer la nouvelle recrue du FSB. Et qu’ça saute!

Mwaramutse, Hamid. Peut-être faut-il que je me présente. Moi, je sais qui tu es vraiment. Et je parle ta langue.

La voix du vieillard fit tressaillir Hamid. Il était caché dans le champ visuel que son œil droit ne parvenait pas à couvrir. Mais il avait parfaitement reconnu cette voix, cette voix d’outre-tombe qu’il n’avait jamais pensé entendre à nouveau.

Malgré l’âge, c’était la même.

L’abbé Ingurube était un parfait représentant de la complexité de l’âme humaine et des errements de l’éthique. Jeune séminariste dans un Rwanda récemment indépendant, il s’était illustré par son courage lors des premiers pogroms anti-Tutsi de 1963, prélude au génocide de 1994. Il avait alors risqué sa vie pour sauver ses paroissiens, en leur permettant de franchir la frontière burundaise pour échapper aux machettes. Par la suite, il avait patiemment gravi les échelons de la hiérarchie catholique rwandaise pour frôler ses sommets au début des années quatre-vingt-dix. Sans aucun signe avant-coureur, il avait alors retourné sa soutane et rejoint les éléments les plus extrémistes du Hutu Power , stupéfiant même ces derniers par sa hargne dans la “chasse aux cancrelats”, comme on désignait alors les Tutsis, et leurs rares alliés Hutus. Personne ne savait au juste la cause de ce revirement moral, qui avait transformé un héros en un monstre, un homme juste en un salaud. Nuance: le dernier des salauds.

Ce qui était sûr, c’est que ce personnage hideux, de par l’aura de confiance qu’on lui accordait comme prélat et comme héros, avait joué un rôle déterminant en entraînant une part importante du clergé et des élites rwandaises dans les massacres de 1994. Et il était aussi parvenu à faire croire à la population terrorisée qu’elle pourrait se réfugier dans les églises, comme elle l’avait fait avec succès dans les années '60. Au contraire du pardon chrétien, elle avait trouvé les grenades et lances-flammes fournies aux milices par le bon vieux "Tonton"15.

Ce fut alors qu’on se mit à l’appeler non plus l’abbé Ingurube, mais le prêtre Inyanya - le prêtre Tomate, rouge comme le sang versé par ses ouailles.

Après la défaite du Hutu Power et la victoire du Front patriotique rwandais, le prêtre Inyanya faisait partie des personnes les plus recherchées pour leur soutien au génocide. Mais personne n’avait jamais retrouvé sa trace. On le croyait mort lors de la débandade et du chaos qui avait suivi le retrait des milices hutues.

Et ce vieillard chenu se tenait maintenant devant Hamid et lui parlait la langue de son peuple. Cette voix honnie, qui avait inondé Radio Mille Collines, appelant à l’élimination de la vermine, à ce qui allait conduire au massacres de près d’un million d’innocents.

Le père Tomate reprit en kinyarwanda:

– Alors, misérable petit insecte. Mes amis russes me disent que tu ne veux pas collaborer en nous fournissant des informations sur tes camarades et ton minable réseau terroriste. Est-ce que tu me remets bien, où ton pauvre cerveau de débile dégénéré est-il inapte à saisir ma grandeur passée?

Hamid ne répondit rien.

– Tu ne réponds pas. Tu ne me connais pas? Moi, je te connais, je sais tout de toi. Je connaissais ta famille. Ton clan.

Et le prêtre de réciter l’arbre généalogique détaillé de Hamid. S’arrêtant parfois sur certains détails personnels. Tomate avait en réserve les “traitements” qu’avaient subi les membres de la famille de Hamid lors de leur supplice et mise à mort. Et les détaillait systématiquement.

Il s’était déplacé et Hamid le voyait maintenant, arborant un large sourire sur ses dents pourries. Il prit un sécateur dans sa main gauche, raidie par l’arthrite.

– Malgré mes rhumatismes je manie toujours bien cet instrument. Il permet d’élaguer plantes et hommes. C’est très important pour un catholique, a fortiori pour un prêtre, de distinguer le bon grain de l’ivraie. Et toi, on sait de quel côté tu es. Pas du bon.

Du coin de son œil valide, Hamid vit le prêtre sectionner son auriculaire gauche avec le sécateur, comme il l’aurait fait d’une tige de rosier.

Le sang écarlate d’Hamid se mit à gicler.

– Infirmier. Soignez-le. Il ne doit pas mourir. Du moins, pas tout de suite.

On soigna Hamid. Lequel tourna de l’œil.

Lorsqu’il reprit connaissance sous l’effet de l’ammoniaque, la voix reprit instantanément. La voix du prêtre Tomate.

– Ça, c’était juste pour te montrer que je ne plaisante pas. Jusqu’ici, mes amis russes t’ont épargné sur le plan physique. Comme ils n’arrivaient à rien, ils ont fait appel à moi. Et moi, j’ai carte blanche pour te découper en petits morceaux. J’ai tout le temps qu’il faudra et je suis un spécialiste, crois-moi. Vu ton rôle certainement minable dans votre saleté d’organisation terroriste, tu n’as sans doute pas grand chose à me raconter. Mais comme le dit un vieux proverbe des grands lacs, "si le citron est peu juteux il faut le presser fort". Je vais te finir à petit feu et tu parleras, que tu le veuilles ou non.

Le prêtre Tomate se passa la langue sur les lèvres et reprit:

– Je suis en train de réfléchir par exemple à la manivelle intestinale, tu connais cette merveille de simplicité médiévale? On te ligote à une table, on t’ouvre l’abdomen et on en sort, à la main, un bout d’intestin qu’on attache à une manivelle. Ensuite on tourne la petite manivelle, qui entraîne, centimètre après centimètre, tes boyaux. Avec un peu de chance, on en sort cinq à six mètres avant le décès. Mon ordre religieux, grâce à la divine Inquisition, a eu d’autres inventions subtiles, comme la vierge de fer16 ou les brodequins d’Esmeralda17. Sache en tout cas que tu diras ce que je voudrais, car personne ne m’a jamais résisté. Je te laisse réfléchir un moment pendant que je déguste un peu d’inkangaza et que je réfléchis à l’instrument de ta torture.

Il déboucha une gourde. La bière, ou plutôt l’alcool de banane et de miel frappa le nez délicat de Hamid par la force de son odeur, et le prêtre lui en jeta une rasade au visage.

– C’est bon, non? Je te laisse maintenant à tes réflexions.

Le prêtre Tomate sortit, suivi des deux interrogateurs russes, et la lourde porte de fer claqua. Pour se rouvrir aussitôt. La main décharnée du vieillard apparut, serrée sur une vieille boîte de lait en poudre Nestlé Nido. La renversa. Quelques dizaines de cafards effrayés en sortirent, s’égayant immédiatement dans la minuscule cellule glaciale.

– J’avais oublié de te laisser en compagnie de tes frères. Amusez-vous bien ensemble.

La porte se referma à nouveau dans un grand vacarme. La lumière et le bruit laissèrent place à la nuit et au silence, brisé uniquement par le bruit des pattes des parasites.

Hamid n’avait pas peur de grand chose. Mais il n’aimait pas les cafards, surtout dans une totale obscurité.

 

Tempête et redoux avec rebond

© wikipedia, Kanagawa-oki nami ura, "Under a wave off Kanagawa", _The Great Wave_ or simply _The Wave_, woodblock print by Hokusai

Il y avait dans leurs mouvements la prudente sagacité de l’expérience et la détermination d’une force im-mense. Se plier patiemment à tous les caprices d’un navire désemparé au milieu de la furie des vagues et dans le cœur même du vent – voilà quel était leur travail. Par moments, le menton de M. Rout tombait sur sa poitrine tandis qu’il les contemplait, sourcils froncés, perdu dans ses pensées.
— Joseph Conrad, Typhon

Dans l’océan Indien, c’était la tempête.

Les pires prévisions météorologiques s’étaient avérées vraies. Une dépression de niveau formidable s’était formée entre Maurice et le continent africain, générant un cyclone aussi sérieux que détestable. Shlom et les autres malheureux passagers du Solar Impulse s’étaient mis dans une sacrée mouise. Personne n’aurait imaginé cela et les modèles météorologiques étaient tous dépassés par l’ampleur du phénomène, dont l’explication viendrait plus tard, au grand dam de l’humanité septentrionale. Et pour le moment, peu de gens étaient au courant.

À bord du Solar Impulse, personne ne savait ce qui se passait, car le bateau était isolé du reste du monde par un ouragan magnétique qui empêchait toute communication.

En définitive, le seul responsable avéré de la situation désespérée du navire était Shlom. Par chance, le capitaine était aussi impliqué. Par son pari stupide, il s’était aussi engagé – du moins à tenir son rôle. Comme souvent, avec les Balkaniques, l’ego démesuré outrepassait la raison et poussait au pire des choix.

Dans la tempête, Shlom avait en tête la musique de l’enregistrement live de l'Appasionnata de Beethoven, interprétée par Richter en mille neuf cent soixante et un. L’interprète soviétique, dans cette église glacée, y avait touché quelque chose d’essentiel, touchant chaque auditeur dans une sorte de noumène existentiel. Shlom s’en étonnait lui-même, ne s’étant pas passé ce morceau depuis de nombreuses années. Sans doute l’immanence divine qui, du fait des circonstances, se rapprochait dangereusement.

Soudain, tout se calma.

– La tempête est passée?

Hypathie répondit:

– Non, c’est nous qui avons passé la tempête. Nous sommes dans l’œil. Précisément au milieu de l’œil du cyclone.

Autour d’eux, le soleil brillait. A quelques dizaines de mètres, on voyait une colonne verticale, un mur d’eau et de vents, humide, mortel. Là, au cœur du cyclone, ils étaient dans une sorte d’oasis, au calme, dans une totale sérénité.

– Hypathie, c’est original comme prénom. Cela me dit vaguement quelque chose…​

– C’est mieux que rien du tout. Vous voulez mon histoire? Enfin…​ celle de mon nom? Ce qui revient au même. C’est le moment, on est enfin au calme et ça peut durer un moment.

– Alléchante proposition. Oui. Vous fumez?

Shlom proposa une Gauloise troupe à Hypathie, qui regarda la clope papier maïs avec dégoût.

– Je préfère les miennes.

Elle sortit une élégante boîtes à cigarettes métallique, l’ouvrit et en sortit un pétard impeccablement roulé.

Siberian Delight XX en provenance de mon petit cousin de Thessalonique. De la grande classe. Vous fumez?

– Oh…​ Cela m’arrive. Occasionnellement.

– Je vois. Donc, voici. Je suis née Helena.

– Encore18!

– Comment, encore…​?

– Non, c’est une vieille histoire, oubliez. Euh…​ je peux avoir du pétard?

Hypathie lui passa le joint et reprit.

– J’ai toujours adoré les sciences, l’épistémologie, l’astronomie. Et j’ai eu une histoire avec un gars qui a tourné born-again. Il m’a tellement pris la tête avec ses histoires chrétiennes, sans parler des mes parents orthodoxes qui me mettaient aussi la pression, que j’ai décidé que je devais abandonner la paix - étymologie littérale de mon prénom, pour prendre un nom de guerre. J’ai vaguement hésité entre Athena et Hypathie et finalement retenu le dernier, notamment parce que cette grande mathématicienne, astronome et philosophe avait une si grande acceptation de l’autre, que l’autre l’a tué. Vous savez, avec ce qui s’est passé ces dernières années dans mon pays avec les étrangers…​

– Vous voulez dire, au début du siècle avec les réfugiés qui cherchaient à rejoindre Fortress Europe?

– Non, bien sûr, non…​ Je veux dire après.

– Ah. Le chemin dans l’autre sens19.

– Oui, ça a quand même été terrible, jusqu’à l’intervention musclée et inhumaine des Russes. Mais revenons à mon histoire. Le supplice d’Hypathie, c’est aussi une métaphore de l’incendie de la bibliothèque d’Alexandrie. L’anéantissement du savoir par ces tarés de chrétiens - tous des mecs, ceci dit, l’une des questions étant de partager le fait religieux du fait machiste. Les parabalani, sicaires de Cyrille, l’ont assassinée de la plus horrible façon, au mieux - ça dépend des récits - en la traînant derrière un char, au pire, à l’aide de coquilles d’huîtres ou de poterie.

– Ouille! Ça doit piquer.

– Très drôle. Bref. J’ai changé de nom. Abandonné mon taré de fiancé. Embarqué sur le premier rafiot qui passait au port du Pirée et lentement gravi les échelons de la hiérarchie maritime marchande. Et depuis quelques années, je suis seconde sur ce navire pourri. Mais je l’aime bien. Oreste est un vieux poivrot, mais pas inintéressant. Et l’équipe est excellente. Un ramassis de paumés à première vue, mais qui recèlent tous des personnalités riches. Mais, Shlom, ça va? Vous avez l’air épuisé?

– C’est drôle…​ J’aimerais dormir. Rêver, peut-être.

Oreste intervint:

– Reposez-vous tous deux, c’est le moment. J’ai cuvé. Je veille à présent.

Le capitaine avait repris son rôle, confiance en lui et la responsabilité de son équipage et de son unique passager. Tel l’Ulysse des mers, ses hommes l’écoutaient comme un messie, prêts à mettre en péril leur vie pour ses mots. Et derrière sa terrible voix, sortant de sa bouche démesurée, se cachait une âme énorme.

– Maintenant que nous sommes là, la seul chose censée que nous puissions faire est de rester dans l’œil, en suivant le cyclone. Il se déplace lentement, mais semble progresser à peu près sur notre cap, un peu plus à l’est peut-être. Dès qu’on aura une accalmie, on pourra ressortir et reprendre le cap. Dormez maintenant, vous risquez d’en avoir besoin.

Shlom obéit instantanément, comme la plupart des membres de l’équipage. Ils étaient tous fourbus, l’adrénaline tombée après le feu de l’action, leur seul rêve était maintenant de s’allonger et de reposer. Ce qu’ils firent.

Une fois de plus, Shlom fit son cauchemar récurrent, celui qui ne le lâchait plus depuis sa tragédie personnelle20. Ce qui, comme d’habitude, le réveilla. Une fois debout, hagard et errant sur le pont, Shlom croisa un marin black, occupé à mateloter, c’est-à-dire à entraîner des nœuds. Shlom s’accroupit à l’africaine, sur ses talons, et observa plus attentivement.

La dextérité de l’homme était à proprement parler stupéfiante. De ses longs doigts agiles, il enchaînait des séries de nœuds plus compliqués les uns que les autres. Shlom en reconnut certains – il avait une petite pratique, mais nombre d’entre-eux le laissaient perplexe. Le marin leva vers Shlom un motif particulièrement complexe, qu’il faisait tenir entre ses dix doigts écartés. En regardant bien, on pouvait imaginer une feuille de ganja. Puis il lança une main en avant et l’ensemble se décomposa en un seul brin qui tomba au sol.

Il regarda Shlom dans les yeux.

O’man, sailor’s life is a fuckin' life. I mean it : really.

– Euh…​ quoi?

– Ow je woua la Monsieur là sait pas le anglais.

Of course, I do.

– Alors écoute à présent.

 

Scorbut

©wikipedia, Special operations forces of the Russian Federation

Le scorbut (prononciation skɔʁbyt en France, skɔʁby au Québec) est une maladie due à une carence en vitamine C qui se traduit chez l’être humain, dans sa forme grave, par un déchaussement des dents et la purulence des gencives, des hémor-ragies, puis la mort.
— Wikipédia, Cartouche de l'article sur le scorbut

Je vois que tu es intéressé par mes nœuds. Je vais te raconter une histoire vraie, ce qui est assez incroyable au demeurant, pour une histoire de marin.

C’était l’hiver 20xx, j’étais lieutenant en second à bord du Karaboudjan, un vieux paquebot du Libéria battant pavillon panaméen. Rouillé, pourri, il menaçait à tout instant de sombrer corps et âme. La société anonyme qui en était propriétaire, basée aux Îles Caïmans, avait décidé de finir de le rentabiliser en empruntant la route arctique pour effectuer un transport entre Shangaï et Oslo, ce qui était assez absurde: c’était censé rapporter quelques roubles de plus – ou en coûter un peu moins, c’est selon. Ce qui est sûr, c’est qu’au vu de l’état de l’épave, c’était une très mauvaise idée de lui faire affronter les rigueurs de l’océan Arctique.

L’ambiance à bord était déplorable: une dope de mauvaise qualité et des pannes fréquentes du réseau combicom mettait à vif les nerfs de tous les marins, et de nombreuses rixes éclataient, se terminant souvent mal, au mieux avec les poings, parfois au schlass. Nous parlions entre marins notre sabir, un mélange de russe et d’anglais et nous nous comprenions à grand peine. Depuis quelques semaines, à dire vrai, nous ne nous parlions tout simplement plus.

Tu me diras, dans ce milieu de marins taiseux, cela ne changeait rien… Mais c’était quand même inhabituel.

Le bateau, de son côté, ne cessait de tomber en panne, les mécanos tchétchènes faisaient de leur mieux pour faire repartir les moteurs électriques et rafistoler les dynamos, rien n’y faisait. Au bout d’un moment, nous avons navigué exclusivement à la voile, et dans ces régions en cette saison, les vents étaient particulièrement capricieux, passant d’un calme plat et désolant à des orages arctiques glacés. Même pour des hommes comme nous, c’était dur.

Enfin, le capitaine. Un vieil Australien qui avait baroudé de par le monde, plus que nous tous, et qui devait bien descendre ses deux bouteilles de bourbon par jour. Il était toujours affublé de son ombre, un Indonésien particulièrement sinistre, avec qui il parlait un dialecte de ce pays aux mille îles, que personne à bord ne comprenait, à part eux. Je peux te le dire, sur le Karaboudjan il n’y avait que de solides gaillards qui en avaient vu d’autres, mais ce couple avait quelque chose de diabolique qui nous effrayait tous.

Ainsi, le bateau avançait cahin-caha, gémissant dans le calme ou la tourmente, dans un silence et une angoisse grandissants.

Ce matin-là, il faisait très beau et très clair. Je m’étais levé tôt pour ma pratique quotidienne du tai-ji et. alors que je faisait la grue21, je vis l’Indonésien très excité dans le poste de commandement, en train de parler au capitaine tout en lui désignant quelque chose. Je regardais et le regrettais aussitôt.

Au loin, à plusieurs miles nautiques, on voyait une sorte de gigantesque barre grise qui se déplaçait vers nous. On aurait dit un énorme immeuble d’une infinie largeur.

Une vague scélérate s’approchait de nous inexorablement, en pleine mer de Kara, ne nous laissant aucune chance d’en réchapper, au milieu des eaux glacées de l’océan Arctique.

Je me hâtai vers le poste de commandement et m’adressai à l’Indonésien.

– Il faut lancer l’alarme… Pourquoi le capitaine n’a-t-il rien vu?

– Il est aveugle. C’est pour cela que je suis toujours avec lui. Je peux bien vous confier son secret, vu ce qui nous attend. Aussi, pourquoi donner l’alarme?

– Sauver l’équipage, mettre à la mer les canots de sauvetage… Je ne sais pas moi, ce que l’on fait en cas de naufrage prévisible.

– Inutile. Les canots sont fake. Le commandant les a perdus au backgammon à Port-Louis contre un Grec retors, on les a échangés contre des leurres pour tromper l’équipage. On est foutus. Autant laisser dormir les hommes, ils auront au moins le répit de leurs rêves, ou de leurs cauchemars, celui qui nous attend tous est de toute manière nettement plus lugubre.

Je restais sans mot. Que dire.

Puis, dans un réflexe de survie, je tentais d’activer la sirène. En panne. Je me mis alors à courir, parcourant le navire et recensant les annexes. L’Indonésien n’avait pas menti. Aucune n’était apte à la navigation. En désespoir de cause, je me ruais vers la cargaison et en examinai le contenu.

Il s’agissait de bois tropicaux de mauvaise qualité, destinés au marché chinois de la construction. Dans un coin, je remarquais une caisse abîmée qui semblait provenir du transport de l’aller. Ce fret oublié consistait en jouets chinois de piètres qualités destinés aux enfants des prolétaires brésiliens. Parmi ces jouets, la caisse contenait de petits bateaux gonflables recouverts de motifs particulièrement atroces. J’en choisis un. Une fois gonflé, je contemplais des Mickeys et des Minnies déformés qui semblaient me regarder d’un œil torve et concupiscent. Je dénichais encore une combinaison isotherme pourrie, mais relativement épaisse, que j’enfilais à grand-peine. Elle était un poil trop grande, mais c’était mieux que l’inverse. Je mis le canot à la mer. Avec un bout de planche, je m’éloignais frénétiquement du navire en perdition, toujours aussi silencieux et sinistre.

De la vigie, je vis le capitaine aveugle, hiératique, et son second, qui me regardait de son air ironique.

Le tsunami percuta alors le navire.

J’ignore si tu as vu ce très mauvais vieux film, Titanic, dans lequel le vaisseau coule interminablement. Le Karaboudjan a lui, coulé comme un caillou. La vague scélérate l’a renversé au point de le faire sancir et, une fois passée la vague, le bateau n’était plus là. Il faut dire aussi que j’étais peu concentré sur la contemplation du paysage, car je voyais surtout cette monstrueuse vague se précipiter sur moi. Étonnamment, sur mon frêle esquif, j’ai simplement été soulevé au sommet du monstre marin, qui s’est contenté de passer son chemin en m’ignorant. Lors de la redescente, j’ai eu l’impression de me retrouver dans des montagnes russes, et j’ai été précipité dans l’eau glacée. Heureusement, je m’étais accroché à la petite annexe ridicule par un filin, et j’ai pu y remonter, avec difficulté et maladresse, j’étais ridicule mais personne n’était là pour me regarder.

J’ai ensuite lentement dérivé vers le continent, alors qu’un brouillard blanc m’environnait. Luttant contre le sommeil qui, sous ces latitudes, signifie la mort, j’ai été finalement vaincu et me suis assoupi.

Je me sentis soudain secoué, pensant à un ange, ou plutôt à un démon, et en ouvrant les yeux j’eus confirmation : c’était bien un démon. Un vieillard ridé aux yeux asiatiques, qui me dévisageait d’un air curieux, comme s’il m’évaluait avant de me dévorer.

Je me suis alors dis que la capuche traditionnelle samoyède que portait le démon cadrait peu avec la chaleur de l’enfer. Et j’ai senti le froid ambiant. J’étais revenu des morts. Pour un court instant sans doute. Je sentis qu’on me déplaçait.

Je me réveillais dans une yourte, au chaud, me sentant mieux dans mes os transis, avec une folle envie de dévorer la vie. Le vieillard ridé s’était avéré être un brave chasseur inuit qui m’avait sauvé du gel, soigné, restauré et rétabli, et qui me raccompagna jusqu’au premier port arctique sur lequel je trouvais du porc à la broche et un transport pour Mourmansk et la civilisation.

Et voilà toute l’histoire du naufrage du Karaboudjan.

Odessa-Kiev

Potemkin, Eisenstein ©wikipedia

J’étais un petit garçon menteur. Cela venait de mes lectures. Mon imagination était toujours surexcitée. Je lisais pendant les cours, aux récréations, le long du chemin en rentrant à la maison, je lisais la nuit, sous la table, caché par la nappe qui pendait jusqu’à terre. Quand j’étais plongé dans un livre, je laissais passer sans y prendre garde toutes les affaires importantes de ce monde, comme de faire l’école buissonnière pour courir au port, d’apprendre à jouer au billard dans les cafés de la rue Grecque, ou de nager à Langeron.
— Isaac Babel, Contes d'Odessa

Après le cyclone, le reste du voyage avait été d’un ennui mortel. Un passage par le canal de Suez, monotone et chaud, avec vue sur la côte Est, vitrifiée depuis le Grand Accident. Un arrêt plutôt sympa en mer Égée, dans l’île de Nikia, tenue par des camarades du Яézo où le Solar Impulse put débarquer les quelques européens rescapés qu’ils avaient sauvé d’un naufrage - ils avaient tenté, comme tant d’autres, de trouver fortune en Afrique en traversant la Méditerranée sur une minable barque qui faisait eau. Un p’tit coup de détroit des Dardanelles et la navire s’était retrouvé en mer Noire. Après une brève escale à Varna, ils étaient enfin arrivés en Union bolchévique.

Le port franc d’Odessa regorgeait d’une foule bigarrée. Le Solar Impulse , rescapé du cyclone, était maintenant guidé par un bateau-pilote. Il se fraya péniblement un chemin au milieu des voiliers de transport et de quelques gros yachts obscènes appartenant sans doute à des dignitaires bolchéviques. De minuscules embarcations, la plupart de simples barques à rames, cherchaient à se rapprocher pour vendre toutes sortes de biens et services: bouffe, alcool, dope, sexe, tout était à disposition, pourvu qu’on ait quelques roubles. Du haut de la guérite du Solar Impulse , on avait une vue magnifique sur les escaliers restaurés et l’horrible statue de gigantesque poussette qui avait été édifiée dans la première moitié du siècle, censée commémorer le grand film d’Eisenstein. Shlom était convaincu que ce dernier aurait surtout été horrifié par cet étalage de mauvais goût.

Après avoir salué et remercié ses camarades marins, Shlom prit la passerelle et se retrouva à terre, son sac de marin sur l’épaule.

La «Marseille d’Ukraine» n’usurpait pas son nom.

Partout, du mouvement, des gens de toutes origines, de toutes les couleurs. Par chance, on n’était pas en hiver - qui peut être d’une rigueur crasse dans cette ville dont on a surtout une image méridionale. Il faisait chaud, beau, et toutes les odeurs et couleurs du monde se mélangeaient, ravissant les narines du sensuel Shlom qui, n’ayant jamais posé ses orteils sur ce port, s’y sentait à l’aise comme à la maison. Il se frotta les pognes, balança une gentille baffe à un gamin qui venait d’essayer de le pickpocketer, le saisit par une oreille et lui dit:

– Gamin, trois roubles pour toi si tu me trouves un troquet sympa pour y déguster une bonne bière, avec une vodka glacée. Et un de plus s’il y a un peu de ganja.

L’enfant, prénommé Micha, se marra et mena Shlom dans de petites ruelles jouxtant le port, lui évitant les contrôles policiers et douaniers, ce qui n’était pas une mince affaire car, un peu comme partout en Russie, les uniformes étaient omniprésents. La richesse de la Russie empêchait d’ailleurs toute corruption de fonctionnaire, ces derniers occupant les postes les plus enviés de la planète, et les quelques roubles placés par Shlom dans la poche du gavroche furent bien mérités puisqu’ils arrivèrent à destination sans contrôle.

Il se retrouvèrent finalement dans une gargote improbable, aménagée dans une sorte de grotte naturelle, suintante d’humidité.

Le gamin parla à un autre ado qui s’approcha.

Siberian Delight XX? Buriatski elektroshok?

Shlom embraya immédiatement en russe.

– Je ne connais pas la Buriatski elektroshok. C’est bon? Tu me fais goûter?

– Bien sûr, camarade de défonce! Voici.

Le gamin sortit un minuscule pétard et le passa à Shlom.

– Tu me prends pour un gamin? C’est quoi ce truc?

– Attend. Je te l’allume.

Shlom tendit le cou et tira une grosse bouffée. Aussitôt, un flash de chaleur rouge le saisit.

– Ok ok…​ je retire ce que j’ai dit. Je t’en prend une enveloppe.

– Cinquante roubles.

– Un rouble.

– Mais enfin, camarade, cette herbe, elle est magique, ce n’est pas la daube habituelle qu’on va te vendre ailleurs, moi c’est de la qualité familiale, mon cousin la fait pousser dans sa cave, à partir de souches en provenance directe de Yakoutie orientale, et…​

– Ok ok. Trois roubles.

Se retournant vers le premier gamin qui avait servi de guide à Shlom, le dealer le toisa en lui demandant pourquoi il lui avait amené un rigolo pareil, que son honneur était bafoué, que si c’était comme ça il allait s’en aller.

– C’est moi qui vais m’en aller si tu n’acceptes pas ma dernière offre. Cinq roubles, à prendre ou à laisser.

Et joignant le geste à la parole, Shlom se leva et repassa son sac sur son épaule, faisant mine de partir.

– Non non, camarade fumeur, bien sûr, j’y perds à ce prix, mais si Micha te recommande, moi je ne veux que ton plaisir. Donne les cinq roubles, donne.

Le deal se passa rapidement, l’échange du billet et de l’enveloppe se fit discrètement. Shlom reprit néanmoins le billet.

– Une seconde.

Il déchira un coin de l’enveloppe. Qui contenait du foin. Il saisit le dealer par ses deux oreilles et le souleva du sol.

– Alors on se croit malin?

Battant des pieds dans le vide, le second gavroche couina:

– Aïe aïe aïe par ma babouchka lâche-moi cette oreille…​ Désolé, je t’ai pris pour un touriste moscovite. Je vais te donner une vraie enveloppe, et bien fournie.

Shlom le posa et le dealer sortit une autre enveloppe. Shlom vérifia son contenu, cette fois-ci il n’avait pas été trompé sur la marchandise.

– Ok ok. Allez, on fête ça. Asseyez-vous. Micha, va nous commander une tournée.

Micha revint rapidement avec trois Masse, trois petits shots et une carafe de 500 grammes22 d’un liquide transparent.

– Qu’est-ce que tu nous a pris?

– La bière, c’est de la Baltika, la seule industrielle correcte dans ce fichu pays. La vodka, évidemment de la Sibirskaya . Cinquante degrés.

– Moi je préfère la Пятизвёздная, dit le second gavroche.

– Cette horreur au miel! How dare you!

Les trois compères continuèrent leur causerie, entrecoupant lampées et pétards, dans une ambiance bon enfant. D’après les deux gamins Russes, les nouvelles n’étaient pas très bonnes. Le culte du grand Vladi n’avait pas reculé d’un iota, leurs compatriotes se révélant parfaitement crédules en une propagande éhontée. On n’avait aucune nouvelle fiable, même si une rumeur faisait état d’un gros problème récemment survenu dans le grand nord.

Il faut dire que depuis que la Russie avait supplanté les États-Unis dans la domination de la planète Terre, les autorités du Kremlin avaient beau jeu de dire que leur pays était le plus puissant du monde, puisque c’était tout simplement…​ la réalité. Assise sur son tas de ressources énergétiques de l’océan Arctique, taxant les passages maritimes au prix fort, la Russie avait de belles années devant elle et était effectivement devenue la troisième Rome.

– Alors vous devez être ravis d’être riches et puissants?

– Mais non, tu n’as rien compris: la Russie est une oligarchie bolchévique - "bolche" signifie "moins" en russe, quelques-uns sont richissimes, la majorité de la population ne vit que de miettes. Et encore, nous on ne s’en sort pas trop mal, on vit en ville et on trafique, va voir dans les campagnes, c’est la misère noire.

– Comment est la route pour Kiev?

Les gamins se regardèrent l’air ahuri et s’esclaffèrent.

– La route!

– Quel imbécile…​ la route!!!

– Qu’est-ce que j’ai dit de si ridicule?

– Il n’y a plus de route entre Odessa et Kiev depuis belle lurette. La seule solution est de prendre un bac, qui va te permettre de remonter le Dniepr. Auparavant, achète-toi une moustiquaire. En été, ça grignote sévère sur le fleuve, et les sossos23 sont souvent porteurs de pas mal de parasites: palu, dengue, chikungunya ou zika, c’est à choix.

Ils se levèrent, un peu titubants mais de bonne humeur, et les deux jeunes accompagnèrent Shlom à l’embarcadère fluvial, où ils l’aidèrent à marchander un prix correct pour le bac. Shlom salua les gamins et sauta dans le bac, qui s’éloigna lentement de son ponton d’amarrage.

 

Poulet plastic

©By James Gathany, CDC [Public domain], via Wikimedia Commons

Le poulet à la Kiev est une recette de blanc de poulet pressé et roulé autour de beurre à l’ail et aux herbes, puis pané et frit. Ce blanc de poulet peut aussi être servi en papillote.
— wikipédia, article Poulet à la Kiev

La remontée du Dniepr, d’Odessa à Kiev, avait été une partie de plaisir, si on oubliait les voraces moustiques tigres; de toute manière, il y avait bien longtemps, Shlom avait contracté une forme particulièrement agressive de chik; s’il avait souffert, au moins était-il maintenant complètement immunisé. Le bac était relativement moderne, on avait bénéficié de thermiques réguliers pour aider le moteur solaire poussif et on avait régulièrement tracé la route. Les amateurs de baignade, dont Shlom faisait partie, avaient pu se jeter régulièrement dans le Dniepr, étonnamment propre.

Ils arrivèrent au port fluvial de Kiev. Où l’attendait Heifara.

Elle n’avait pas changé d’un iota. À peine Shlom la vit-il sur le débarcadère fluvial qu’il songea immédiatement au vieux tube Aïcha de Khaled.

Car Heifara était une vraie déesse. Juchée sur son tandem noir, elle l’attendait, de cuir vêtue. Alors qu’un importun au crâne rasé tentait de lui faire du plat et que Shlom se rapprochait pour intervenir, elle lui colla une rapide et discrète manchette derrière l’oreille, presque sans bouger. Le jeune homme s’écroula sans un bruit, sinon un petit soupir dont on ne pouvait deviner s’il reflétait la douleur, la stupéfaction machiste ou un plaisir masochiste. Son copain balèze, aussi un crâne rasé, soupesa rapidement du regard Heifara, vit Shlom qui s’approchait rapidement, l’air mauvais et il prit ses jambes à son cou sans demander son reste, sans un regard pour son pote à terre.

– Bien choisir ses amis, telle est la première des priorités. Bienvenue, Shlom.

– Salut, Heifara.

Ils se firent une bise. Shlom posa son barda dans la carriole attachée au tandem et s’installa derrière Heifara qui démarra aussitôt.

– Shlom, enfin, je te cause !

Shlom avait totalement décroché, les yeux dévorant les fesses en mouvement de Heifara. Ses longues jambes musclées et fuselées activaient les pédales à un rythme proprement hallucinant.

– Tu mates mes fesses au lieu de m’écouter. Et en plus, tu n’es qu’un fainéant.

– Et comment sais-tu ce que je regarde? Tu as un troisième œil?

– Non, je connais les hommes, et toi tu es le pire. Mais tu es mon ami, alors je ne te flanquerais pas par terre. Pédale.

– Ça marche, mais qu’est-ce que tu me disais?

– Je te demandais si tu étais déjà venu à Kiev? Et à Tchernobyl?

– Non, ni l’un ni l’autre. Très peu pour moi, partir en vacances dans des zones contaminées par une irradiation radio-active, avec des mutants partout.

– Ah, la vieille rengaine! De ta part j’espérais un peu plus de finesse. Et si je te disais que Pripiat et ses environs sont l’un des plus beaux spots de la planète, et que tu vas y croiser des personnes adorables dont tu te souviendras toute ta vie?

– Et bien, je ne te croirai pas.

– D’accord, il y a quelques désavantages, notamment lié à Техснабэкспорт24 mais il suffit de se tenir à distance et on est tranquille. Euh, tu fais quoi, tu pédales? J’ai l’impression que tu ne fous plus rien.

– Dis, on ne peut pas ralentir un peu?

– Hors de question. On a quand même une petite trotte à faire et la route n’est pas trop sûre, mieux vaut tracer.

Shlom obtempéra et se mit à pédaler régulièrement. À près de trente kilomètres à l’heure de moyenne, ils eurent tôt fait de rejoindre l’ancienne capitale de ce qui s’appelait un temps l’Ukraine et était maintenant rattaché à l’empire russe bolchévique.

– Tu as faim?

– Tu veux rire? Déjà que j’ai toujours faim, là c’est une vraie fringale de loup.

– Alors prépare-toi à te régaler, je t’amène dans un chouette restaurant.

Quelques minutes plus tard, ils arrêtèrent le tandem devant une gargote dont s’échappait un délicieux fumet, et entrèrent derechef.

Dans le bistrot, Shlom choisit sur la carte un poulet Pojarski, soit une cuisse de poulet désossée, remplacée par un morceau de beurre, qui était ensuite pané; au moment où le couteau attaquait la cuisse, le beurre fondu s’échappait de la cuisse et faisait la sauce. Un plat de sauvage, surtout d’un point de vue diététique, mais qu’Heifara avait recommandé à Shlom, prenant pour sa part une salade et un poisson - un esturgeon braisé, autre spécialité de ce troquet.

Heifara expliqua alors à Shlom que leur camarade Hamid, qui menait une mission d’observation pour examiner la faisabilité de l’expropriation d’un sous-marin nucléaire, avait disparu depuis plusieurs jours et que le Яézo était convaincu qu’il avait été kidnappé à Mourmansk par les services de renseignements militaires russes. Et que c’était à Shlom de le retrouver.

Shlom vit le serveur sortir des cuisines avec son poulet Pojarski. Il l’amena à une autre table, où deux gars déguisés en mafiosi, visiblement passablement avinés causaient fort. Shlom fit signe au serveur qui s’approcha.

– Ce n’était pas mon poulet?

– Ah si…​ Désolé, une erreur, je vais vous le récupérer.

Au même moment, le mafioso qui avait reçu le poulet y planta les dents de sa fourchette. Au lieu du délicieux beurre fondu attendu, c’est une explosion qui l’éclata littéralement, brisant du même coup la vitrine du restaurant. Le complet-croisé à rayures laissait maintenant échapper de la tripaille, et à la place de la gueule de caucasien il y avait un crâne à demi explosé, c’était assez moche. Simultanément et dans un grand remue-ménage, tous les convives se jetèrent au sol, habitués des attentats islamistes et craignant une mitraillade qui ne vint pas.

Shlom chopa le serveur, qui s’était caché sous une table:

– Tu es bien sûr que c’était mon poulet?

– Oui, les deux autres ont commandé après vous.

C’était donc clairement Shlom qui était visé. Il voulait en avoir le cœur net.

– Fais-nous sortir par les cuisines.

Heifara sortit de son gros sac à main un énorme Nagant et l’arma d’un geste professionnel qui impressionna beaucoup le serveur.

Tous trois passèrent la porte à double-battant qui les séparait de la cuisine et Shlom attrapa par la col le cuistot qui cherchait à s’enfuir.

– Toi mon gaillard, tu vas maintenant tranquillement m’expliquer ce qui s’est passé avec mon poulet.

– Je n’y suis pour rien. C’est un gars que j’ai pris pour un flic, il m’a donné une cuisse déjà panée et c’était celle-ci que je devais te servir…​

À ce moment, on entendit un petit plop! et une tache rouge se fit à la place de l’œil droit du cuistot, qui bascula en arrière sous l’impact du tir.

– À terre!

Une série de plops très serrés se fit entendre et les murs de la cuisine se couvrirent de trous; les bouteilles éclataient et des morceaux de choux, carottes, poireaux et navets volaient en tous sens.

Puis un crissement de pneus de vélo se fit entendre.

Heifara se rua dehors et on entendit le bruit terrible de son arme résonner à plusieurs reprises.

– Désolé Shlom. Bien entraînés, les gars, et avec leur tandem de course en carbone, je n’avais aucune chance.

– Pas grave. Tiens, tiens…​

Au sol, un bout de semelle qui traînait. Shlom se pencha, la ramassa, et vit "botte homologuée GRUB". L’attentat était donc signé des services militaires russes: Shlom se devait d’entrer maintenant dans la stricte clandestinité.

– Viens Shlom, filons, on va retrouver les camarades à la station de bus.

Comme prévu, une fois arrivés à la station de bus, les camarades étaient là. Ils encadrèrent Shlom et Heifara et ensemble, ils rejoignirent une planque à partir de laquelle ils purent contacter Hannah.

Hannah était l’un des principaux maillons informatiques des hackers du groupe Яézo et depuis son minable appart de la banlieue genevoise, elle constituait un nœud central pour la récolte et la diffusion des informations et la lutte pour la liberté et la solidarité.

– Hannah, tu peux nous faire un topo?

– Selon mes infos, Shlom a effectivement un contrat sur sa tête, vraisemblablement en provenance du Kremlin. Les renseignements militaires ont ordre de tirer à vue, mais les réseaux mafieux russes sont aussi sur le coup. Sans doute qu’ils sont au courant de ton mandat. Ou alors simplement une vieille histoire…​ On sait tous que les Russes te cherchent des crosses depuis un moment.

Shlom l’interrompit:

– Et à propos de mandat, concernant Hamid, du neuf?

– Aucune information supplémentaire. D’après mes derniers recoupements, il a dû être déplacé de Mourmansk et doit maintenant être séquestré dans la base principale de l’île atomique de Novaïa Ziemlia, je ne parviens pas à la localiser plus précisément - il faut dire que la sécurité informatique est excellente là-bas, pour la bonne et simple raison qu’il n’ont pas de connexion internet. Novaïa Ziemlia est coupée du reste du monde au niveau informatique, la seule chose que je peux intercepter sont les communications radios, et pour le moment, dans le peu qui est passé et que j’ai pu décrypter, rien ne concerne Hamid. Désolé Shlom, mais il va falloir que tu te rendes à l’aveugle jusque là, et c’est…​ loin, très loin même! Je te conseille d’allumer au moins une fois par jour, pendant quelques minutes, ton combicom satellitaire crypté, s’il y a du neuf tu le sauras immédiatement. En attendant, le plus simple est de rejoindre notre centrale dans La Zone, ils t’aideront à organiser ton voyage.

Lasone? C’est quoi, ce bled?

– Heifara t’expliquera. Bonne chance, Shlom.

Et Hannah coupa la communication.

– Bon alors Heifara, on fait quoi?

– On reprend le tandem.

– Pitié, boje moi, je n’ai même pas pu manger un morceau.

– De toute manière c’est trop chaud ici. Rassure-toi on ne va pas pédaler longtemps…​

Et en effet, en quelques minutes ils se retrouvèrent en banlieue, et descendirent en direction du Dniepr. Ils trouvèrent un petit bac protégé par une bâche militaire. Heifara y installa le tandem, tendit une rame à Shlom et à eux deux, ils s’éloignèrent rapidement de la rive, aidé par un petit moteur électrique solaire.

– Et maintenant?

– Maintenant…​ on va rejoindre la Zone. L’affaire de quelques heures tout au plus.

La Zone

CC0 - http://maxpixel.freegreatpicture.com/Nature-Zhitomir-Landscape-River-Park-Sky-Ukraine-2848196

In the film "Stalker" (Andreï Tarkovski, 1979) one of the explanations given for the Zone’s origin was a breakdown at the fourth bunker. In six years the fourth energy block of the Chernobyl power plant would explode.
— Stas Tyrkin
In Stalker Tarkovsky foretold Chernobyl

Quelques heures après leur embarquement, après une navigation sans histoire, Heifara et Shlom débarquèrent dans une ensellure aussi discrète que celle du départ. Ils cachèrent le radeau sous la bâche de camouflage et reprirent la route sur le tandem, au grand dam de Shlom.

– On va rouler longtemps?

– On est presque arrivés, par contre il faut qu’on fonce pour être au checkpoint dès que possible. À dix-sept heures précises, les Russes organisent la relève du soir, et le lieutenant Dourakov est un vrai idiot, un casse-roubignoles de première, alors que la responsable de la journée, Appolonia, va nous faciliter les choses. À dire vrai, elle pourrait presque être une de nos sympathisantes, et je crois qu’elle n’est pas insensible à mes charmes.

Dans un pénible hoquet, Shlom acquiesça et s’appliqua à pédaler. Ils roulaient très vite, certainement à plus de quarante kilomètres à l’heure, et la circulation était relativement fluide. Quelques vélos, carrioles, avec des ânes et des chars à bœufs. Le tandem de Shlom et Heifara filait comme une flèche, dépassant allègrement tout ce monde rural.

La circulation se fluidifiait rapidement et ils se retrouvèrent bientôt seuls sur la mauvaise piste, qui n’avait sans doute pas été refaite depuis l’annexion de l’Ukraine par la Russie. Leur rythme effréné les amena rapidement au checkpoint évoqué par Heifara.

Une barrière surplombée d’un vieux panneau métallique «запретной зоне»25 barrait le passage. Une silhouette féminine s’approcha, sortant d’un bunker, une caisse de bière russe Балтика à la main.

Dokumenti …​ Ah non, c’est toi, Heifara. Et tu amènes un ami. Venez partager une ou deux bières avec moi, dans ma modeste isba.

En fait de modeste isba, il s’agissait bien d’une modeste isba. Construite en grossiers rondins de bois, avec un poêle en acier au milieu de la pièce, un lit minuscule, une table encore plus minuscule et trois chaises constituées de simples billots de bois. Ils s’assirent, Shlom sentant les courbatures monter dans les muscles de ses cuisses et de ses mollets.

– Quel est votre nom, monsieur l’ami de la charmante Heifara?

– Il s’appelle Shlom. Il vient visiter la communauté.

– Bien sûr, la centrale du fameux Яézo en territoire bolchévique. Vous savez que mes supérieurs ne vous ont pas à la bonne, on a reçu un avis de recherche à votre nom, monsieur Rublev…​ Comme vous le voyez, je connaissais votre nom.

Les deux femmes se lançaient des œillades enflammées. Shlom commençait à se sentir un peu déplacé et s’excusa, prétextant une sortie pour se faire un pétard de Buriatski elektroshok.

– Ah, si tu veux…​ Mais n’hésite pas à prendre ton temps alors.

Dehors, le temps était magnifique et la nature luxuriante. Shlom entendait un pic, des bruits d’eau et d’autres sonorités amplifiées par l’herbe. Au bout d’un bon moment, Heifara sortit de l’isba, suivie d’une Appolonia, toutes deux rouges, en sueur et visiblement ravies.

– Comment va, Shlomo?

– Pas mal. Peut-être pas aussi bien que vous, mais pas mal.

Il tendit un autre pétard déjà roulé à Heifara et craqua une allumette.

– Wow…​ c’est de la Buriatski elektroshok?

– Oui. Je vois que je suis vraiment décalé. Moi je ne connaissais pas.

– Oh le préhistorique, dit Appolonia. Sérieux, tu ne connaissais pas?

– Et bien non.

– C’est l’herbe la plus recherchée en Union bolchévique. On en produit, d’ailleurs. Et la notre est bio. Mais la tienne est pas mal.

– Heifara m’en file de temps à autre, et moi je lui passe des Балтика, j’ai un…​ "arrangement" pour la bière avec un gars que je laisse passer des caisses sans contrôler.

– Bon c’est sympa tout ça, mais ce serait pas le moment d’y aller, Heifara?

– OK Shlomo. On roule.

Heifara embrassa Appolonia, qui eut une petite larme.

– Arrête ma belle. Ces Ukrainiennes…​ Émotives et romantiques! On se reverra, et tout bientôt!

Ils remontèrent sur le tandem, Shlom étouffa un gémissement.

– Courage: on est bientôt arrivé, promis juré.

La zone immédiate autour de la centrale était toujours théoriquement interdite, mais Heifara avait expliqué à Shlom que la communauté avait procédé à une cartographie très précise. Il suffisait d’éviter les rares poches encore fortement radioactives pour se porter à merveille. Régulièrement, on envoyait les bleus contrôler la carto car les pluies, encore aujourd’hui, avaient tendance à déplacer les zones contaminées, mais ces mouvements étaient relativement faibles et peu significatifs. Comme la communauté vivait sous tente, semi-nomade, elle pouvait aisément se déplacer - mieux, elle adorait le faire et y était contrainte et forcée, à cause des pâturages des bêtes et des rotations de culture.

Pour une fois, Heifara n’avait pas menti à Shlom quant à la distance à parcourir. Effectivement, après un petit quart d’heure de pédalage tranquille dans cette magnifique nature - les arbres, qui n’avaient pas été coupés depuis des décennies, étaient immenses, ils arrivèrent en vue d’un hameau: quelques cabanes en rondins, des tentes. Très accueillant. D’ailleurs, des gamins à moitié nus se précipitèrent vers eux en poussant des cris sauvages, bientôt suivis par des adultes souriants.

La communauté avait des contacts avec les paysans de l’extérieur. Et parmi ces derniers, plutôt ces dernières, l’une d’entre-elles était devenue membre à part entière de la communauté et était aussi la cuisinière en chef, les ayant charmé par une tarte aux pommes succulente.

Elle s’appelait Babette et prépara pour la communauté un festin incroyable: viande de chasse rôtie pour les rares non-végans, tubercules grillés, herbes sauvages, champignons (peu car ils avaient tendance à accumuler la radio-activité), bière maison - une excellente IPA, un blanc aussi local qui tenait plus de la piquette vinaigrée que du vrai pinard, en dessert un café de glands et une vodka de topinambours.

– N’abusez pas, dit une jolie femme d’un certain âge à Shlom.

– Ah bon? Et pourquoi.

– Parce qu’elle fait péter.

Et toute la tablée de se marrer en se tapant les cuisses.

Shlom se dit qu’ils avaient beau être sympas, ces alternos de la zone de Tchernobyl étaient un peu fêlés. Ce qui se confirma bientôt.

Un gars se leva.

– Et maintenant, pour notre pote Shlom, la…​ surprise!

Deux rastas d’un certains âge se levèrent, que Shlom n’avait pas encore remarqué. L’un portait une guitare en bandoulière. Et ils se mirent à chanter.

Tout le monde se leva et se mit à danser. Heifara était ravie et se rapprocha de Shlom.

– Tu les as reconnus? C’est 5’Nizza!!!! Géant!

– Piatnista26? C’est quoi ces clones de Marley? Putain mais depuis Maurice je suis poursuivi par des zombies de Bob, ou quoi…​

– Shlom t’es chou mais t’es vraiment trop ouf. Allez, vieux débris, dégage. Tu ne comprends décidément rien à rien.

Shlom, indécis et un peu vexé, se dit qu’il était temps de faire un tour en cuisine, afin de féliciter la cheffe dans son antre. Cette dernière lui offrit un verre de pomme maison, d’une exquise finesse.

Babette était une menue rousse magnifique qui ne laissait pas Shlom insensible.

– Merci pour ce repas grandiose. Mais j’ai une question…​

– Je la devine: comment se fait-il qu’une paysanne ukrainienne rejoigne le mouvement? C’est une histoire à la fois sordide et belle, et je veux bien te la conter car j’ai maintenant digéré tout cela. C’était il y a quelques années…​

L’histoire de Babette, une histoire de pommes

Cranach l’Ancien, “Adam et Eve”

Ce jeune homme est dangereux d’autant plus qu’il fait de grands rêves; mais il est inoffensif, et il sera facile à manier, car il a négligé d’observer notre monde réel, où l’on examine et vérifie la valeur des rêves. Nous allons, en une seule leçon, lui prouver l’existence des anges et l’inanité de cette existence.
— Karen Blixen, Le festin de Babette et autres contes

Ils m’avaient attrapée dans mon petit verger, celui que j’avais réhabilité seule. J’avais rempli ma robe retroussée de pommes bien mûres, une variété de reinettes du Canada d’origine sibérienne datant d’avant les jazz, dans ce verger à hautes tiges abandonné depuis l’accident nucléaire de Tchernobyl. Les arbres, je les connaissais, je les soignais, les taillais et leur redonnais confiance, et ces pommes soviétiques étaient aussi délicieuses mais aussi, amères, que l’époque de leur plantation.

Je les avais soudain vus. De surprise, j’en avais laissé tomber mes pommes. Et j’étais tombée dans les pommes quand j’avais vu leur regards concupiscents.

Je me réveillais dans un cachot humide et sombre. Devant moi, un gros gars puant. Et parlant.

– Salope, tu vas le sentir, mon tonfa.

Il m’exhiba sa matraque. Et voulut me pénétrer avec.

Au même instant, un grand bruit.

Mes futurs camarades avaient défoncé la geôle, m’évitant une défonce à coup de matraque russe de fabrication chinoise. Je sus plus tard qu’ils étaient venus pour libérer une autre camarade et m’avaient trouvé par hasard.

Moi, je retombais dans les pommes.

Je ne sais pas si je vous l’ai déjà dit, mais j’ai beaucoup à voir avec les pommes.

Lorsque je me réveillais à nouveau, une vieille babouchka se tenait au-dessus de moi, son sourire dévoilant les nombreux trous de sa mâchoire fatiguée. Elle me parla, mais je ne retenais rien. Je me rendormis. Et rêvais.

J’étais en Amazonie, je faisais un trek. Dans un village, je rencontrais des indigènes qui me trouvaient sympa et décidaient de m’apprendre à chasser.

– Ah oui, chouette, j’ai bien envie…​

– Mais tu ne sais pas ce qui t’attends. Car chez nous, pour chasser, il faut se rendre invisible.

Tout ça en espagnol que je parlais soudain couramment, car comme chacun sait en Amazonie les indigènes parlent tous espagnol et non portugais ou un idiome local.

Ils m’amenèrent dans une grange, et là, l’un d’entre-eux saisit un bâton creux et me souffla à l’improviste une poudre blanche au visage.

Je toussais, pleurais, et soudain je vis que nous disparaissions petit à petit. Je me regardais, et je vis mes bras, puis mon corps devenir transparent.

Puis, ils me donnèrent un cours de chasse, nous attrapâmes quelques animaux de basse-cour à mains nues (poulets, canards, oies, pintades, petits cochons et j’en passe), avant de nous enfoncer dans la jungle ou j’attrapai un tamanoir, incroyablement doux et sensuel.

Je revins à nouveau à moi, pour de bon cette fois-ci, me sentant comme un papillon. J’avais l’impression d’être sortie de ma chrysalide.

La babouchka était de retour, elle était penchée sur moi et me souriait.

– Mon enfant, il t’est arrivé une chose merveilleuse: pendant ton long sommeil, ton esprit et ton corps se sont métamorphosés pour retrouver leur véritable ça, et ça va te faire un bien fou.

Je me sentais effectivement toute bizarre, merveilleusement bien. La veille me donna sa main, une main de paysanne étonnamment douce. Je me levai, et elle m’amena devant un miroir. À la place de la grosse et moche dondon de paysanne ukrainienne que j’étais jusqu’alors, je vis une princesse rousse, douce et flamboyante à la fois.

– Comment t’appelles-tu mon enfant?

– Je suis Babette.

– Tu t’es transformée après cette terrible épreuve, et c’est beau, bravo. Maintenant, allons te venger, car la vengeance est douce. Viens, suis-moi.

Comme un petit chien obéissant, je suivis la babouchka anonyme. Nous sortîmes de la tente et entrèrent dans un sinistre et glacial bunker. Dedans, les deux flics sadiques, très abîmés, les bras couverts de piqûres.

– Qu’est-ce que vous leur avez fait?

– On les a accoutumés à de la mauvaise héroïne, ils sont maintenant complètement dépendants et ont révélé leur vraie nature, eux aussi. Mais à ta différence, celle-ci ressemble à ce qu’ils t’ont fait subir: ils sont mauvais, rien à sauver, on va s’en débarrasser. Tiens.

La babouchka tendit à Babette une seringue.

– Qu’est-ce?

– De la strychnine. Choisis ta victime et injecte-lui ça.

Babette choisit celui qui avait tenté de la violenter, celui du tonfa. Il la regardait avec des yeux d’épouvante, elle n’y fit aucune attention. Elle planta l’aiguille dans la gorge du policier et appuya sur le piston avec force et rapidité.

L’ex-flic se mit à trembler et à battre des pieds avec frénésie, puis il vomit et poussa un râle sinistre. Ses yeux exorbités roulèrent, il eut un dernier hoquet et finit son atroce agonie.

– Et l’autre?

– L’autre, on va le relâcher. Pour qu’ils puisse dire à ses collègues ce qui les attendent s’ils continuent à user de la force sur la communauté. Ils nous prennent pour des hippies abouliques, qu’ils sachent que nous pouvons être de vrais terreurs à l’occasion, s’ils s’attaquent à nous. Mais on va quand même le marquer, pour le reconnaître plus tard, si nécessaire.

Le flic épouvanté vit la babouchka sortir un énorme coutelas de derrière son dos. Elle lui trancha posément le nez, le pansa sommairement puis le détacha et lui mit un énorme coup de pied au cul.

– Va-t-en sale bête. Et ne revient plus jamais. La prochaine fois que je croise ton chemin, je te réserve un supplice plus intéressant encore que la strychnine. Et raconte tout à tes collègues. Tu es maintenant marqué, comme un zek27 du XIXe, et ta pauvre vie est en sursis.

Babette conclut:

– Voilà mon histoire.

Aube rouge

© «Винторез» VSS Винтовка Снайперская Специальная, Vintovka Snayperskaya Spetsialnaya

Quand une balle est en rotation, liftée ou coupée, c’est-à-dire d’axe de rotation horizontal, perpen-diculaire à V, alors la traînée et la portance restent dans le plan vertical: la trajectoire reste plane. Si la balle est brossée vers le bas (rotation sens direct), la balle sera aspirée vers le haut, et si la rotation est très vive, la trajectoire peut même passer derrière le lanceur (expéri-ence de Heim) ou présenter des boucles! Si la balle est brossée vers le haut, la balle sera par le même effet Magnus aspirée vers le bas. Ces effets sont utilisés au ping-pong, au tennis, au football, au golf… Dans le cas des balles de golf, les trous « slazenger » ont même été brevetés, car ils modifient le décollement de la couche limite, donc la portance.
— Wikipédia: Balistique extérieure

C’était l’aube à Tchernobyl.

Le chaton pressait de ses petites pattes le ventre de sa mère pour activer la montée de lait. Elle, tiraillée entre douleur et plaisir, se mit à ronronner. Puis elle repoussa son chaton et se mit à le lécher, lui faisant sa toilette.

Elle s’arrêta là, car la balle lui avait arraché la tête. Le petit chat regarda d’un air étonné le cadavre de sa mère et n’entendit pas le deuxième projectile, qui entra par son oreille droite.

Piotr, le sniper ukrainien, ôta son index de la gâchette du SVD à silencieux. Il préférait nettement ce modèle, un «Винторез» VSS28 au classique Dragunov, qui correspondait mieux à son boulot de tueur vicieux. Cette arme moche et trapue lui ressemblait.

Il prit une gorgée d’eau au goût métallique dans sa gourde et sentit que les hippies se réveillaient. Saloperie de hippies.

Dans la maison, Bojana, membre du Яézo depuis ses tous débuts, venait de se lever. Elle était encore toute ensuquée. Elle prépara une assiette avec des restes de poisson pour les chats mais constata avec étonnement qu’ils n’étaient pas encore là, à se frotter entre ses jambes en miaulant. Sortant ses jumelles, elle observa discrètement par la fenêtre et vit les cadavres des deux félins.

Elle se rendit dans le dortoir et secoua l’orteil de Katioucha. La guerrière ouvrit les yeux et se leva instantanément. Bojana mit son index sur ses lèvres et lui fit signe de la suivre. Katioucha, déjà passablement malentendante, était devenue franchement sourde par ses exercices de tir. Elle préférait la langue des signes. De toute façon, elle ne parlait pas beaucoup.

Bojana passa les jumelles à Katioucha, qui se mit à observer attentivement la scène. En examinant la direction des traînées de sang, elle estima la direction des tirs et le type de projectiles. Sans doute du gros calibre, subsonique. Elle diagnostiqua immédiatement dans son cerveau, unidimensionnel mais fort rapide: «Винторез». Réorientant les jumelles, elle suivit le chemin de sa déduction et l’azimut présumé du tireur.

Le sniper, trop confiant, était mal dissimulé. C’était vraiment un amateur. Elle chercha son SVD, un classique Dragunov et y ajusta le lance-grenade, avec une bombe incendiaire. Elle fit un rapide calcul mental et pressa la détente.

Le sniper uniate entendit un sifflement et perçut une ombre. Qui s’avéra être un projectile, explosant sur son crâne et l’aspergeant de kérosène enflammé. Sous l’effet de la chaleur, ses yeux sortirent de ses orbites puis son crâne explosa. Ses cheveux ne brûlèrent pas, car il était complètement chauve.

Une épouvantable odeur de barbecue se diffusa.

– Ferme la fenêtre. Ça pue dehors, ce matin.

Les chats étaient vengés, et les combattant·e·s du Яézo sauvés du minable sicaire, qui finissait de charbonner lentement.

Un peu plus tard, la communauté se réveilla et apprit qu’une fois de plus, leur snipeuse Katioucha les avait sauvés.

Au déjeuner, Shlom discuta de la suite de son voyage. On le présenta à l’aéronaute de service, une petite nana toute carrée dans une combinaison d’ouvrière, qui fumait pétard sur pétard et qui était surnommé Picarka. Elle aussi était sourde. Par chance, pas besoin d’interprète car Shlom codait couramment - l’un de ses neveux était né sourd profond et il avait appris le langage des signes et la LPC29.

Shlom suivit Picarka dehors, qui lui dit:

– Comme on savait que c’était urgent, on a commencé tôt la préparation. Voici l’engin.

Shlom leva la tête et vit, au bout d’une amarre, un très étrange aérostat, aux formes anguleuses et irrégulières. La nacelle ressemblait un peu à la représentation du virus du sida, et le tout était peint en noir.

– L’appareil a cette forme spéciale afin qu’ils soit indétectable. Je sais, ça semble bizarre, mais c’est parfaitement fonctionnel. C’est nécessaire, car il faut gagner de l’altitude pour bénéficier des jet-stream et, avec un ballon normal, on serait tout de suite repéré. D’après nos calculs, on doit pouvoir assez rapidement rejoindre la Nouvelle-Zemble - l’affaire de quelques jours tout au plus. Je t’accompagne, ensuite il faut savoir si je dois t’attendre ou si tu rentres par tes propres moyens.

– Amène-moi, ensuite j’aviserai. Il faut déjà que je retrouve Hamid, et ce n’est pas gagné.

– Partons alors.

Une fois les deux aéronautes embarqués, les camarades détachèrent la nacelle et le ballon pris rapidement de l’altitude. Picarka était très active et concentrée, et Shlom remarqua l’étoile de David sur sa gorge.

– Tiens…​ tu es…​?

– Juive? Oui. Et non. Vu ton prénom, tu le sais sans doute: on n’échappe pas à la judéité.

– La quoi?

– Ah oui…​ en LPC ce n’est pas facile à comprendre. La JU-DÉ-ITÉ. Le fait d’être née juive. Tu as compris, cette fois?

– La judéité oui. Ce que tu veux dire, non.

– Je veux dire que j’ai beau être anarcho-communiste, lesbienne, révolutionnaire et matérialiste, je reste d’ascendance juive. On a tous ce problème, mais nous autres, c’est pire que les autres. D’ailleurs, en ce qui me concerne, c’est même pire que les autres.

– Que veux-tu dire?

– Tous les matins, quand j’étais enfant, je me lavais les mains.

– Ah bon? Pour le moins énigmatique. Et pourquoi? Qu’est-ce que ça a a voir avec la choucroute, même casher?

– À l’époque, je croyais que la nuit, on est impure; d’ailleurs, la nuit l’âme nous quitte.

– Tu veux dire que la religion juive nie les rêves et toute l’activité non-consciente?

– Je ne sais pas, mais ce qui est sûr, c’est que c’est seulement après avoir fait ses ablutions que l’on recommence à vivre. À part pour les Goys, évidemment. Eux, ils ne peuvent pas comprendre.

– …​ euh…​

– Tu comprends?

– Pas vraiment. Explique-moi s’il te plaît.

– La nuit on est impur, parce qu’on perd la conscience - et aussi parce qu’on fait des choses défendues…​

– Défendues?

– Ben oui. Se toucher, quoi. Se donner du plaisir sans fabriquer de bons petits croyants.

– Ah…​

– Mais aussi parce qu’on est inconscient. On ne contrôle plus ses pensées, cadrées par la religion. On rêve.

– Et le matin?

– Le matin, on est à nouveau conscient. Dans la voie de la Torah. Et on se lave les mains.

Elle sourit énigmatiquement à Shlom.

– OK, assez causé camarade. On a quand même une révolution à faire. Toi, tu dors. Tu peux même te toucher, ça ne me gêne pas. Moi, je dois surveiller l’aéronef. D’ici quelques heures, on devrait être au point de largage, alors t’as intérêt à te reposer maintenant. Bonne nuit.

Elle lui tourna le dos.

Shlom chercha à faire le point sur cette étrange histoire qu’il vivait. Peine perdue: pile à ce moment, son combicom vibra. C’était Hannah, la générale en cheffe des hackeurs du Яézo - le réseau avait beau être décentralisé, anarchiste et tutti quanti, personne ne contestait à Hannah sa virtuosité technique et son indomptable énergie. D’après les rumeurs, c’était d’ailleurs elle qui était en tête de liste sur les Rewards des services secrets russes, chinois, kazakhs et zaïrois, c’est dire si les grandes puissances s’intéressaient à elle. Et elle était particulièrement protégée, car indispensable au Яézo. Sous ses cheveux filasses et ses sweats Mickey informes, elle cachait un corps tonique et magnifique.

– Alors mon Shlomo. Tu vas?

– Mais oui ma grande. Je suis…​

– Je sais parfaitement où tu es. Tu sais, moi je suis vraiment "big sister". Nos ennemis aimeraient l’être, moi je le suis. Tu es…​ à environ 342, pardon, 340 kilomètres d’Arkhangelsk. Avec une femme. Mais je ne me fais pas trop de soucis. Je ne crois pas qu’elle soit ton genre. Et puis, tu es libre.

– Tu as raison.

– Je t’appelle pour faire le point, et surtout te donner mes dernières infos.

– Je t’écoute.

– Hamid court un très grave danger. J’en ai eu la confirmation. Il est entre les mains du FSB, qui l’a emprisonné en Nouvelle-Zemble, dans l’ancienne caserne des premières expérimentations nucléaires soviétiques. Comme tu peux l’imaginer, le complexe a été complètement réhabilité. Ils ont chopé Hamid par traîtrise, et cherchent maintenant à le faire parler. Ils pensent qu’il est un sympathisant de base du Яézo…​

Tous deux s’esclaffèrent. Hamid, un petit pion du Яézo! Le gars qui avait formé tous les commandos d’attaque du Яézo et certainement tué plusieurs dizaines, sinon des centaines d’agents ennemis. Tant que ces derniers restaient aussi mauvais, le Яézo avait raison de garder espoir.

Hannah reprit:

– Évidemment, Hamid n’a sans doute rien dit. Il a un sacré entraînement - et surtout une sacrée résistance. Mais ils ont dépêché un gars qui me fait peur.

– Toi, peur? Quelqu’un saurait faire plier Hamid? J’ai de la peine à y croire.

– Peur de l’abbé Ingurube, le prêtre rouge: oui. Ce gars est vraiment ce qui se fait de plus immonde en ce bas-monde. Et il connaît des trucs sur Hamid. Des trucs sensibles. Il faut absolument que tu le libères. Car sinon, il va craquer. Et mourir.

– Comptes sur moi.

– Bon, c’est pas tout ça. Je te laisse te reposer, moi j’ai des trucs à faire. In bocca al luppo, comme on dit chez nous.

– Grazie mille. Baci.

Shlom vit Hannah lui faire un ridicule petit smack. Et l’écran du combicom redevint noir. En le rangeant, Shlom se dit que cette mission était une pure merde. Mais qu’il fallait sauver Hamid. Et il trouva enfin le sommeil.

Boum! (Novaia Ziemlia)

© Fat Man, CC wikipédia

Now I am become Death, destroyer of worlds
— Robert Oppenheimer

Il faisait vraiment chaud pour la saison, en Nouvelle-Zemble. Ce qui rendait ce lieu hautement inhospitalier presque agréable. Enfin, si on ne connaissait pas les détails.

Malgré le beau temps, le directeur de la centrale Z3 de Novaia Ziemlia était bien embêté. Une fois de plus, la centrale posait problème, mais cette fois-ci, à la différence des accidents précédents, c’était vraiment sérieux. Après avoir visité la zone, qui n’était encore pas trop contaminée, et discuté avec les deux derniers ingénieurs en état de parler, il s’était rendu compte qu’il n’avait plus d’autre possibilité que d’appeler l’armée. Ils s’étaient battus avec l’incendie et l’incident qui en résultait depuis plusieurs heures, mais la situation leur échappait maintenant complètement. Il n’y avait plus de personnel valide, l’infirmerie était pleine et l’iode manquait.

Dans le fond, Fiodor Mikhaïlovitch avait toujours détesté cette centrale, à la hauteur de son ignorance en physique. En soupirant, il prit son courage à deux mains et décrocha son téléphone pour appeler, à contrecœur, le général Piannikov.

Qui répondit de son habituelle voix nasillarde:

– Allo, ici Piannikov. Que puis-je pour vous, camarade directeur Gloupov?

– On a un problème. Le cœur de Z3 est parti en fusion.

– Envoyez les Vietnamiens.

– C’est fait, je n’en ai plus. Mes ingénieurs,enfin ceux qui ont survécu, n’ont plus d’idées. Ils en ont peu en temps normal, à vrai dire.

– Alors on appelle le général…​ Ah, ces civils!

Gloupov soupira.

– Oui.

– Vous me déléguez donc la décision?

– Oui.

– Il me faut un ordre signé.

– C’est que c’est un peu urgent. L’enceinte de confinement a été mal réparée et la radio-activité s’échappe. Fortement. Ça va se voir, tôt ou tard, et sans doute plutôt tôt que tard. Vous savez comme nos voisins Finlandais sont sensibles sur ce chapitre, et ils sont franchement proches. Sans parler des équipes polaires.

– Bon. OK. Envoyez-moi un protonov-mail avec votre clé privée.

– C’est fait.

– OK ok…​

Gloupov avait l’impression d’entendre Piannikov se frotter les mains.

– Qu’allez-vous faire?

– Top secret. Ce n’est pas à un civil que je vais confier des secrets militaires. Rompez.

Et Piannikov raccrocha.

Fiodor Mikhaïlovitch, soulagé de s’être déchargé de cette responsabilité, sortit son combicom pour faire une partie de tetris.

De son côté, Piannikov réfléchit quelques secondes - enfin, c’était un militaire, c’est donc une aporie. Disons qu’il fit mine de réfléchir deux secondes. Puis il sortit la mallette et convoqua Kommisarov.

Qui rappliqua illico.

– Vous m’avez appelé?

– Oui mon cher commissaire politique Kommissarov, venez, nous allons appliquer le plan K.

– Le plan K??? Vous êtes sûr de vous?

– Oui. J’ai eu la décharge écrite de Piannikov pour gérer une grave urgence à la centrale Z3.

– Ahhhhhhh…​ Le plan K. Enfin. Tout est prêt?

Les deux militaires affichaient le sourire banane d’enfants recevant leur première sucette.

Piannikov, euphorique, ouvrit sa serrure sur la mallette atomique. Kommissarov, ravi lui aussi, glissa sa clé dans la deuxième serrure.

La mallette s’ouvrit automatiquement.

Dedans, il y avait un clavier numérique et un gros bouton rouge. Et un manuel. Piannikov ouvrit le manuel, qui était en fait une simple feuille de papier.

Ils lurent tous deux la marchrout:

Procédure pour le plan secret K (aka "marchrout")

  • le commissaire politique atomique brise son scellé et entre son code sur le clavier

  • le général atomique brise son scellé et entre son code sur le clavier

  • le général atomique appuie sur le bouton rouge

– Votre code secret, camarade Kommisarov

Kommissarov sortit de sa veste un tube scellé qu’il brisa.

– Voici

Ils lurent tous deux: 1234

– Je vais maintenant ajouter mon code secret, dit Piannikov en brisant son propre tube scellé.

Il cacha de la main le code à Kommisarov, qui après tout n’était qu’un subalterne. Ce dernier s’était de toute manière retourné et cachait ses yeux - ce que Piannikov ignorait, c’était que Kommisarov trichait et clignait des yeux en entrouvrant légèrement ses doigts, comme la petite fille au jeu du loup-garou.

Il le vit donc clairement taper la suite du code ultra-secret, soit: 5678.

– Prêt?

– Prêt. C’est un grand jour, camarade général Piannikov. Je crois que maintenant vous devez appuyer sur le bouton.

– Vous n’allez quand même pas m’apprendre mon métier, camarade commissaire politique atomique Kommisarov.

– Loin de moi cette idée, fit Kommisarov en claquant les talons de ses bottes impeccablement cirées et en se mettant au garde à vous. À vos ordres, camarade général atomique Piannikov.

– Rompez, dit simplement Piannikov. Et il appuya sur le bouton rouge.

Tout d’abord, il ne se passa rien. Les deux militaires se regardèrent, consternés.

– Que faire?

– Lisons le manuel.

Ils re-lirent donc le texte suivant:

  • le commissaire politique atomique brise son scellé et entre son code sur le clavier

  • le général atomique brise son scellé et entre son code sur le clavier

  • le général atomique appuie sur le bouton rouge

– Ah mais il n’y rien d’indiqué.

– C’est la mouise.

– Appuyons à nouveau.

– Mais non mais non, pas nous, c’est le général qui appuie. On est quand même plus important comme général atomique que comme commissaire politique…​

– Permettez permettez, je ne suis pas d’accord, pas du tout d’accord en fait: Lénine disait, les militaires obéissent au Parti, et le Parti, c’est les politiques, donc vous autres militaires êtes des subalternes, c’est donc à moi d’appuyer sur le bouton.

– Ah non ah non ah non…​

Ils furent interrompus par un gros flash qui désintégra le local, les deux rigolos, mais aussi tout le complexe nucléaire. Et une bonne dizaine d’hectares carrés autour de la centrale.

Le plan secret K, inchangé depuis près d’un siècle, consistait à faire exploser une super Tsar bomba de 130 méga-tonnes, enfouie à proximité du réacteur sept de la centrale Z3.

United States Department of Energy [Public domain] - via Wikimedia Commons

Tout d’abord, le flash. Une boule de feu de trois kilomètres de diamètre qui souffla l’ensemble du complexe nucléaire, vaporisé dans l’espace. Puis, le souffle nucléaire, qui propulsa à très grande distance les débris, en altitude et en surface. Un champignon sinistre s’éleva à plus de cent kilomètres d’altitude.

Quelques secondes après l’explosion, l’onde sismique fut relevée dans de nombreux laboratoires de volcanologues. Elle déclencha un tsunami arctique majeur.

Alors que la première vague déferlait, la dorsale de Mendeleïev se déplaça, déclenchant un tremblement de terre de magnitude huit sur l’échelle de Richter, suivi d’un nouveau tsunami, plus important que le premier. Puis, une série de répliques.

Dans les premières heures, une dizaine de millions de personnes périrent des suites des radiations alpha, de la chaleur, de l’onde de choc, et surtout des tremblements de terre et des tsunamis.

Une pluie noire inonda tout l’hémisphère nord, contaminant les nappes phréatiques en les rendant si radioactives que l’eau devint totalement impropre à la consommation.

Dès le lendemain, le nombre de victimes allait dépasser la centaine de millions, principalement en Amérique du Nord, qui avait été la plus touchée par les tsunamis et les séismes, et qui avait les normes sismiques anti-sismiques les plus basses de la région polaire arctique, à cause de la crise initiée par le président Trump. La nuit nucléaire régna dès la première soir, accentuée par une chute énergétique mondiale de près des deux tiers des ressources, hormis l’hémisphère sud.

Au Svalbard, la réserve de semences surmonta les tsunamis et la radiation, enterrée au fond de sa mine de charbon, car un employé plus futé que les autres, à l’écoute d’une petite radio, eut la présence d’esprit de fermer la porte principale blindée. Plus tard, affamé, il allait se nourrir d’une partie non négligeable des graines censées préserver la diversité du patrimoine génétique agricole mondial.

Toujours au Svalbard, la réserve de données électroniques fut en revanche noyée car les gardiens cuvaient leur gnôle maison, et la porte principale, mal verrouillée, ne résista pas aux tsunamis successifs. Alors qu’internet était déjà mort depuis plusieurs heures, les vagues submergèrent la réserve électronique mondiale et l’ensemble des documents centralisés fut irrémédiablement détruite.

Le plan K avait effectivement été très discret.

Exit

© CC BY-SA 3.0 (https://creativecommons.org/licenses/by-sa/3.0)], via Wikimedia Commons

Dans les atolls du Pacifique où l’on a fait exploser des bombes atomiques, on a remarqué que les cafards et les scorpions sont aujourd’hui les espèces les plus résistantes. Si un nouvel événement devait supprimer 99% des espèces à la surface de la Terre, ils devien-draient les espèces dominantes.
— Jean-Pierre Luminet & Élisa Brune, Bonnes nouvelles des étoiles

Alors que Hamid observait les insectes qui se rapprochaient, il y eut des cris. Les cafards s’arrêtèrent.

Puis le silence.

Flash. Forte sensation de chaleur.

Une sensation très bizarre, comme si tout l’air avait été aspiré d’un coup.

Puis, enfin, un gros « boum ». En fait, un énorme « boum ».

Les cafards se mirent alors à s’agiter, puis, l’un après l’autre, s’immobilisèrent.

Hamid tomba dans les pommes, une fois de plus. Cela devenait une habitude.

Au bout d’un long moment, la porte de sa cellule s’ouvrit. Entra le père Tomate suivi de deux matons baraqués, munis de tenues anti-radiation et de masques à gaz.

– Que s’est-il passé?

– On ne t’a pas sonné. Ta gueule. Allons-y.

Et tous de sortir de la prison, au milieu d’une foule en panique. Partout, des cadavres brûlés, certains, comme fondus. Des gens en train de vomir, partout, tripes et boyaux. Les survivants de Novaia Ziemlia allaient mal. Hamid se sentait comme un figurant égaré dans un mauvais film de zombies de série B.

– Je n’y crois pas… Vous avez fait péter une bombe atomique? C’est ça, n’est-ce pas?

– Silence, prisonnier.

Coup sur la gueule. Mais maintenant Hamid savait. Ils étaient tous gravement irradiés. Hamid voyait des cloques se former sur sa peau.

– Pour être tout à fait honnête, personne n’en sait rien. Mais tu as sans doute raison. Cela a tout l’air d’être une explosion atomique, majeure. Il faut fuir, maintenant.

Ils le poussèrent dans un hélico dont les pales tournaient, ainsi que la turbine. Tomate, les traits masqués par l’équipement nucléaire, se tourna vers Hamid. Comme le sas de l’hélico se fermait, tout enlevèrent leur équipement.

Tomate s’adressa à son prisonnier:

– Je te réservais un traitement spécial, plein de subtilités. En définitive, il va falloir que je me contente du traitement argentin.

– Le traitement argentin?

– En 1977. Les vuelos de la muerte.

– Ah. Je vois. Vous allez me jeter de l’appareil. Bonne idée, au vu de la situation, on dirait que c’est vraiment une priorité.

– La priorité pour moi a toujours été de me débarrasser des cafards. Et oui, nous allons te jeter dans la mer de Kara. Radioactive. Fais tes prières, sale mécréant.

L’appareil avait décollé depuis quelques minutes et survolait une vaste étendue liquide. La Nouvelle-Zemble, du moins ce qu’ils pouvaient en voir, semblait avoir été anéantie. Sur la mer de Kara, on voyait une vague monstrueuse, grotesque, qui allait en s’amplifiant et en s’accélérant. Les quelques navires que l’on apercevait furent submergés par la vague et coulèrent en quelques secondes. Derrière la vague, la mer semblait à nouveau lisse. Puis, de nouvelles vagues gigantesques.

Les deux baraqués attrapèrent Hamid et le poussèrent vers le sas. Au dernier moment, celui-ci se laissa aller en arrière, attrapa le prêtre Tomate par la manche de sa soutane et se jeta dans le sas, qui se ferma automatiquement au nez des baraqués. Hamid et Tomate furent emportés par l’appel d’air lorsque la porte extérieure du sas s’ouvrit et entamèrent leur funeste chute.

Tomate était rouge comme une tomate, et ses yeux exprimaient une stupéfaction béate. Il chercha à étrangler Hamid mais ses griffes arthritiques n’avaient pas la force nécessaire, d’autant plus qu’il vomissait abondamment sur Hamid. Hamid, se souvenant de ses prises de sauveteur, se dégagea et chercha une position optimale pour sa chute. Il savait que l’impact de l’eau pouvait s’avérer fatal au-delà d’une trentaine de mètres, et il était à peu près sûr que l’hélico était nettement plus haut.

Au moment du contact avec l’eau, Hamid sentit chacune de ses vertèbres. Mais il eut la joie de voir le prêtre, déséquilibré, écarter les jambes en touchant la mer.

La musculation de Hamid lui sauva la vie, alors que Tomate avait été éclaté par l’eau, dans un lavement final et mortifère.

Hamid se rapprocha de Tomate et le dépouilla de son équipement insubmersible, qu’il revêtit et regonfla à l’aide de la petite paille de survie. Il regarda le cadavre, ajouta murabeho30 et ijoro ryiza31. Ce n’était sans doute pas très malin, mais ça lui fit du bien.

Sur le plan physique il était encore plus urgent de se faire du bien: il referma la cagoule, posa le masque et se sentit instantanément mieux, ce qui était compréhensible dans cette eau glaciale et fortement radioactive. Il eut encore la présence d’esprit d’étarquer la voile de survie intégrée à la combinaison de sauvetage, et une petite brise se mit à le pousser, tranquillement mais certainement, vers le sud.

Puis il retomba dans les pommes.

Guildenstern & Rosencranz

© The Library of Congress, "Outline studies in the Shakespearean drama, with an index to the characters in Shakespeare's plays;" (1906)

Of course, as you well know, little grandchildren, sometime later the white man showed up, and now there are not too many Indian people and even fewer bears, and even Brother Bee, bless his spirit, lives in a little square house and works for the white man.
— James Crumley, Dancing Bear

Moscou avait hésité, mais Tomate ne répondait plus - le Kremlin estimait qu’il avait disparu en même temps que la quasi-totalité des forces bolchéviques arctiques, et la puce de Hamid émettait toujours et confirmait qu’il se déplaçait. Il était dans les priorités de l’armée brun-rouge de cacher au reste du monde sa responsabilité dans l’événement atomique déclenché par le plan K. Et donc de supprimer les témoins directs, ce avant tout le reste. Les bolchéviques avaient en commun avec les fascistes une très grande faculté à réécrire l’histoire, et quoi de mieux pour ce faire que de faire disparaître ses témoins?

Le Kremlin équipa donc deux tueurs du FSB spécialisés dans la poursuite arctique et les dépêcha depuis Leningrad, via Arkhanglesk, en les parachutant à proximité du dernier relèvement de la puce-espion de Hamid.

Depuis, les deux tueurs suivaient toujours les traces de Hamid.

Ils venaient de finir leur prière à Saint-Vladi, qu’ils terminaient selon les termes consacrés:

– Mon seigneur vénéré!

– Mon seigneur bien-aimé!

Pourtant, ils n’auraient objectivement pas dû vénérer les autorités du Kremlin. En effet, dans la précipitation, les bagages des deux tueurs avaient été mal constitués.

Après avoir sorti une paire de tongs, un masque et un tuba de son paquetage, Guildenstern se rendit compte qu’il n’y avait aucune provision alimentaire dans son paquetage.

Le tueur Guildenstern avait une faim de loup. Il s’en ouvrit au tueur Rosencranz.

– J’ai une faim de loup.

– Oui, moi aussi. Attends, je sors mon i-combicom.

Joignant le geste à la parole, Rosencranz parla à son appareil.

– Hey Googlov, recherche: "pizza".

L’IA répondit:

Votre recherche "pizza près de Mer de Kara" ne correspond à aucune adresse.

Suggestions:

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  • utilisez des mots-clés plus généraux.

Vous connaissez une adresse et vous voulez la faire découvrir à tout le monde? Ajoutez-la à Googlov Maps!

– Et merde, pas de résultat.

– Et si tu essayais kebab?

– Hey Googlov, Recherche: kebab.

Recherche "kebab" sur "mer de Kara".

Résultat: "Arkhangelsk Royal Stanbul", distance: sept cent quatre-vingt neuf kilomètres.

Alternative: Sultan Kebap, Norilsk, distance: neuf cent vingt kilomètres.

– Ah, on a plus de chance là. Ça fait quand même un bout, non?

C’est à ce moment que Guildenstern vit l’ourse croquer la tête de Rosencranz. Elle avait surgi du néant, sauté sur son collègue et avalé sa tête. Elle secoua le corps comme une poupée de chiffon, Rosencranz jetant des jets de sang artériel partout sur la glace.

– Ouïlle, ça doit faire mal. Rosencranz, ça va?

Alors qu’à cette question Rosencranz répondait habituellement de manière elliptique par un "comme un médiocre fils de la terre", là il n’y eut pas de réponse.

Guildenstern réalisa que Rosencranz ne constituait peut-être qu’un en-cas pour l’ourse et qu’il avait sans doute intérêt à s’éloigner, voir prendre ses jambes à son coup, s’il ne voulait pas servir de plat de résistance après l’apéritif. Il vit cependant l’i-combicom de Rosencranz sur la glace et ne put s’empêcher de se pencher pour s’en saisir, c’était quand même le modèle 17-C.

Au moment où son gros moufle se referma sur le petit bijou technologique, il sentit une ombre sur lui et comprit qu’il avait peut-être fait une bêtise. Sensation qui se confirma lorsque sa botte gauche fut immobilisée par une patte blanche. Puis, un coup de griffe lui lacéra l’abdomen, libérant sur la glace ses entrailles chaudes et fumantes.

Juste avant de mourir, il se dit qu’il était heureux de ne pas être trop heureux.

Il lâcha l’i-combicom qui, au moment de tomber au sol, émit un dernier message:

Nouveauté pour votre recherche: pizza. "Pizzeria Don Peppino", Mourmansk.

Distance: mille neuf cent vingt trois kilomètres.

Zoologie arctique

CC0 Creative Commons https://pixabay.com/en/polar-bear-bear-white-bear-mammal-2240271/

Il se manifeste généralement par une phase prodromique non létale dans les minutes ou heures qui suivent l’irradiation. Elle dure quelques heures à quelques jours et se manifeste le plus souvent par les symptômes suivants: diarrhée, nausée, vomissements, anorexie (manque d’appétit), érythème (rougeurs de peau). S’ensuit une période de latence, dite Walking Ghost Phase, d’apparente guérison, d’autant plus courte que l’irradiation a été sévère; elle dure quelques heures à quelques semaines. Enfin survient la phase aiguë, potentiellement mortelle, qui se manifeste par un vaste spectre de symptômes possibles, dont les plus fréquents sont liés à des troubles hématopoïétiques (production des cellules sanguines), gastro-intestinaux, cutanés, respiratoires et cérébro-vasculaires.
— Wikipédia, Syndrome d'irradiation aiguë

Hamid avait survécu. Enfin, si on pouvait dire survivre. Sa peau était sujette à un érythème généralisé et il se félicitait d’être blackos car ça se voyait moins que s’il avait été un vulgaire caucasien. Et il se sentait comme un vieux tox héroïnomane, sujet à de constantes démangeaisons. Certaines zones de son corps - ses mains, son visage - commençaient à peler, comme s’il avait pris un coup de soleil. Et il vomissait abondamment. Il s’était pris une sacrée dose de rayons. En état de syndrome aigu d’irradiation, il n’en avait plus pour longtemps et il le savait. Mais il s’en foutait.

Après sa baignade prolongée, il avait rejoint la rive de la mer de Kara. Retrouvé la terre ferme, et marchait depuis un moment dans sa loufoque combinaison. C’était déjà ça.

Il avait repéré les tueurs à ses trousses. Ces salopards de collabos néo-bolchévistes, constituaient le fer de lance du plus terrible adversaire du Яézo. On ne comptait plus le nombre de camarades tombés sous leurs balles. Ils allaient toujours par deux et ne lâchaient jamais leur proie. Heureusement, il y en avait pas mal qui avait aussi fini sous les balles ou les lames du Яézo. Ces deux-là lui semblaient particulièrement peu doués et cela faisait un bon moment qu’ils n’avaient plus donné signe de vie. Il espérait les avoir semés, ce qui n’était pas une mince affaire sur ce terrain - on laissait facilement des traces sur la neige ou la glace. Il avait été très attentif à passer au maximum par l’eau, lorsque c’était possible. Elle était bien sûr glacée, mais Hamid avait l’habitude, et dans son état il n’était plus très inquiet à l’idée d’un simple refroidissement. Par contre, malgré sa combinaison, ses muscles étaient proches de la tétanie.

Il aurait préféré n’importe quoi à ces professionnels obstinés qui le coursaient avec l’énergie de leur commun désespoir.

Même un ours.

C’est à ce moment que Hamid perçut l’odeur fauve, suivie d’un sourd grognement.

Une femelle. Énorme. Affamée et agressive, elle était à moins de cinquante mètres. Et se rapprochait. Trop rapidement. Beaucoup trop rapidement.

L’ourse était sur lui. Elle s’arrêta toutefois à moins d’un mètre. Et se mit à regarder intensément le grand Tutsi maigrissime et balafré, qui n’était plus noir mais gris de peur. Elle avait un regard infiniment compréhensif et d’une grande douceur. Elle s’approcha d’Hamid et l’enlaça avec délicatesse. Ils entamèrent une sorte de danse lente qui n’était pas sans rappeler un tango. Hamid, qui avait totalement perdu l’initiative vu la force du fauve, qui le portait plus qu’elle ne dansait avec lui, parvint à attraper le puukko finlandais qu’il portait dans sa botte, héritée de l’équipement de feu Tomate. Tout en tenant doucement l’ourse de son bras gauche, il planta l’arme qu’il tenait dans sa main droite sous le cœur du fauve et la remonta en diagonale, passant entre les côtes et découpant son cœur et une artère coronaire. L’ourse se dégagea, et regarda d’un air surpris sa fourrure immaculée se teindre de rouge. Elle regarda alors tristement Hamid, l’air incrédule.

Elle se jeta sur lui, toute en douceur, toute maternelle, le renversa et l’écrasa.

Hamid s’évanouit sous le poids du fauve.

Rêva.

Son chat Spoutnik, qui le réveillait, lapant dans son verre d’eau. Puis un groupe de touristes parigots branchés, avec un guide qui avait russifié son nom afin de faire du lèche-botte à Vlady. Le guide pérorait, discourait pompeusement, expliquant que le nucléaire était la seule voie pour lutter contre le réchauffement climatique, les gaz à effets de serre, etc. Leur disant qu’ils devaient lui rendre visite au Futa Djalon, dans son éco-club, que c’était infiniment plus agréable que la Sibérie - en fait c’était un mensonge, comme tout ce qui sortait de la bouche de ce guide, ce camp n’était qu’une secte débile, sorte de club Med décati, dont le seul but réel était de soutirer un max de pognon à ses visiteurs, essentiellement de riches Zaïrois, avant que ces derniers ne se fassent achever par les moustiques à chik guinéens.

Puis derrière le groupe, une explosion: un flash atomique. Le bang, la lumière, le souffle.

Les corps désintégrés, instantanément transformés en squelettes.

Le champignon atomique s’élevant à des kilomètres.

Hamid se disait que ce n’était pas possible de voir cela sans mourir.

Un chat gigantesque - Spoutnik? - lapant la mer de Kara et la vidant.

Au fond de la mer, des sous-marins nucléaires rouillés, émergeant de ces épaves, des zombies de mariniers soviétiques, tendant leurs bras décharnés vers Hamid. Certains avalés goulûment par le chat géant.

Un rêve bizarre, pour le moins.

Passa un certain temps. Dont Hamid n’eut pas conscience, car il était inconscient.

Lorsque finalement, il revint à lui, Hamid était toujours sous l’ourse. Dans son agonie, elle avait un peu roulé sur le côté, aussi parvint-il à se faufiler en se contorsionnant et à se dégager du cadavre de l’animal.

Il se sentait mal, mais ce n’était pas dû à l’écrasement de l’animal. Il sentait que la douleur venait de l’intérieur. Moralement aussi, il était au plus mal. Il joignit ses mains et fit une prière polythéiste à l’animal qu’il avait tué, contre son gré.

– Ô ourse, ô grand ourse. Mère. Je regrette. Je suis désolé. Je suis misérable. Mais j’ai eu peur. Et je me repens de mon crime. Accepte ma repentance. Je vais d’ailleurs payer pour mon crime.

Il n’avait pas tort. Son dosimètre était devenu noir. Inerte et inutilisable. Il le jeta.

Hamid était gravement irradié: il vomissait régulièrement, se sentait faible et avait développé une brûlure particulièrement sévère. Elle partait de son talon gauche et remontait le long de sa jambe pour s’arrêter vers le milieu de son dos, suivant le canal lymphatique. Il toucha ses cheveux: ils venaient par poignées.

Il était perdu, tant sur le plan physiologique que géographique. Son compas, affolé par la radio-activité ne lui était plus d’aucune utilité. Il le jeta. Il ne lui restait sans doute plus que quelques heures à vivre.

Un épais brouillard s’était levé, l’entourant de son mystère. Il chuta.

Les heures allaient se transformer en minutes, voire en secondes.

Il se mit à penser à sa vie: l’horreur du génocide. La plus grande horreur, ensuite, lorsqu’il avait pensé que la vengeance allait soigner sa douleur. Mais c’était une erreur. La violence, même justifiée, même exercée sur des salauds, ne guérit pas les plaies. Elle mène inévitablement à devenir soi-même un salaud. Il avait quand même fini par bosser pour ces salauds d’espions militaires russes, dans un complot ignoble. Et il n’en était pas très fier. Il lui avait fallu du temps pour réaliser tout cela. Et pourtant tout était venu en une fois, en quelques secondes, en un flash, alors que le chaos s’installait au lac Nyos, et qu’il avait été frappé par la beauté du coup de foudre qui avait touché Shlom et Helena32. Et qu’il avait soudain retrouvé la sérénité. Rejoint le mouvement. Trouvé des amis. De l’amour, et de l’amitié. Mais tout cela était fini, bien fini. Il lui restait encore à faire la paix avec lui-même, s’il en trouvait le temps.

Dans la brume neigeuse, il râle, ferma les yeux et s’abandonna à son agonie.

Il se remit à rêver.

Apparition

© By unknown; photo retaking by George Shuklin - Public domain - via Wikimedia Commons

– En ce qui me concerne, il y a toujours quelque chose qui m’échappe.
– Exprime-toi un peu plus clairement, demanda Bjørken.
– Eh bien, voilà. Mettons que je vais atteler les chiens et que je décide qu’aujourd’hui je vais penser au mot café. Aujourd’hui tu dois penser au café, Lasse, que je me dis, et à rien d’autre. C’est un bon début, n’est-ce pas, Bjørk ? Mais avant d’être monté sur le traîneau, le café m’a échappé. Parce que, à ce moment, je me suis premièrement imaginé les petits grains ronds qui seront moulus dans le moulin, et ça me fait penser à mon oncle paternel qui est meunier et tellement fort qu’il peut porter un plein sac de blé sous chaque bras. Et ça me fait penser à un solide gaillard qui s’appelait Ursus et qui était dans un cirque dans ma ville natale, un cirque où il y avait aussi un manège que nous, les garçons, devions tirer dix fois pour avoir un tour gratuit.
Lasselille leva un regard plein d’excuses.
– Tu vois, je me suis éloigné de… qu’est-ce que c’était?
— Jørn Riel, La vierge froide et autres racontars

Hamid se sentit secoué, pensant à un ange ou plutôt à un démon. et ouvrit les yeux. C’était bien un démon. Un vieillard ridé aux yeux asiatiques, qui le dévisageait d’un air curieux, comme s’il l’évaluait avant de le dévorer.

Hamid se dit que la capuche traditionnelle samoyède que portait le démon cadrait peu avec la chaleur de l’enfer. Et sentit le froid ambiant. Dante et ses contemporains pensaient que l’enfer était glacé, il ne s’était réchauffé que les siècles suivants. Ceci dit, Hamid se rendit compte qu’il était revenu des morts. Pour un court instant sans doute.

– Mais…​ Qui es-tu?

– Je suis celui qui est. Non. Trêve de plaisanterie nietzschéenne. Je suis Arseniy, Nénètse de son état, ou si tu préfères Inuit, ou encore Eskimo, même si je déteste quand on me traite de mangeur de poisson cru. Je ne suis pas un dégénéré de Japonais bouffeur de sushi, moi. Enchanté. Je n’enlève pas mes moufles, je préfère sauver mes doigts, mais le cœur y est.

Hamid retomba dans les pommes.

Quand il émergea des limbes à nouveau, il sentit qu’il était environné d’un nuage de vapeur. L’air était brûlant. Au-dessus de lui, une tenture de peau. Entre les deux, dans la vapeur, à nouveau cet étonnant visage ridé, qui psalmodiait d’étranges mélopées venues de la nuit des temps, tout en remuant les bras selon un rite aussi déconcertant qu’établi.

– Mais…​ Qui es-tu?

– On peut dire que tu es obstiné et que tu as la mémoire courte. Il te faut de la patience, car là il y a urgence. Si je ne finis pas ce rituel, toi, c’est cette journée que tu ne finiras pas, et elles sont courtes en cette saison. Ferme les yeux et laisse-toi bercer par ma magie.

Et l’Inuit recommença. Hamid, petit à petit, eût la sensation que la brûlure en lui s’échappait. En vérité, il ne sentait tout simplement plus son grand corps malade, supplicié, comme s’il se détachait de son enveloppe charnelle. Il se vit, par en-dessus, avec ce petit homme bizarre, au milieu des volutes de fumée. Ferma les yeux. Les souvenirs affluèrent.

Nouveau réveil. Toujours à l’intérieur. Une yourte? Des murs de feutre. Décorations orientales. Un poêle à bois, ronronnant comme un gros chat. Oui, une yourte, certainement. Au-dessus de Hamid, des yeux rieurs – une petite fille. Souriant de toutes ses dents.

– Hi hi hi hi…​

– Ho ho ho ho, rétorqua Hamid de sa belle voix de basse.

Mais la petite fille prit peur et alla se cacher dans un coin de la yourte. Aussitôt remplacée par une babouchka, une grand-mère ridée qui se mit à parler dans un russe volubile, voulant savoir si Hamid n’avait pas faim, soif, trop froid ou trop chaud, sans lui laisser le temps de répondre quoique ce soit à son flot de questions, enchaînant les questions suivantes, dans une avalanche de logorrhée verbale qui fit le plus grand bien à Hamid, puisqu’elle lui prouvait qu’il était bien vivant.

Tiens, à propos, comment était-ce possible? À l’heure actuelle, son cadavre radioactif aurait dû se retrouver à l’horizontale en train de creuser un trou dans la banquise, ou ce qui en restait.

Hamid s’assit et s’examina. La grave brûlure qui longeait sa jambe droite avait tout simplement disparu. Ses cheveux crépus semblaient bien tenir s’il essayait de les arracher, et il n’avait aucun sentiment nauséeux. Et, encore plus incroyable, l’auriculaire sectionné par le prêtre Tomate avait…​ repoussé!

À ce moment, dans une tourmente neigeuse, son sauveur fit son apparition dans la yourte. Il jeta les bûches qu’il tenait entre ses bras courts et puissants au sol et se rua littéralement sur Hamid.

Il l’apostropha en russe:

– Que la paix de la Grande Ourse Blanche soit sur toi.

Hamid, ne sachant pas trop que répondre, improvisa :

– Que la fourrure de la Maline Renarde Arctique te soit douce.

Aussitôt dit, crise d’hilarité générale. L’Inuit et sa femme ainsi que la petite fille, tous se roulaient par terre en se tordant de rire. Même le matou qui était sorti de derrière le fourneau avait l’air de se marrer.

L’Inuit, se rajustant, lui expliqua.

– Vois-tu, cher visiteur qui ne connaît visiblement pas ou fort mal notre cosmogonie, la peau de la renarde arctique a une très grande valeur et nous la réservons exclusivement aux sous-vêtements féminins, donc en gros tu m’as souhaité une très belle partie de jambe en l’air, ce qui n’est pas pour me déplaire, au contraire.

D’abord, je te présente: notre petite-fille: Sarteto. Orpheline. Ses parents - mon fils et ma bru - ont été empoisonnés par Gazprom. Ma femme - sa grand-mère, Anaba. Trève de bavardage. Examen médical.

Et il déshabilla en un tour de main Hamid, ce qui était assez aisé vu qu’il lui avait suffi de lever la couverture, Hamid étant nu au-dessous.

Le vieux se mit à palper Hamid un peu partout, y compris dans des zones très personnelles, en poussant de petits grognements de temps à autres.

– Mmmh…​

– Mmmh quoi?

– Comment te sens-tu?

– Moi? Un pur miracle. À dire vrai, je n’ai plus souvenir de m’être senti si bien…​ Une vraie renaissance.

– Tu ne crois pas si bien dire. Nous autres Inuits avons des secrets bien gardés, que nous nous transmettons de chaman en chaman. Avec l’arrivée des Néo-bolchéviques dans le Grand Nord, ces soûlards nous ont amené de nouvelles maladies, celles liées à la pollution provoquée par l’exploitation du pétrole septentrional et les affections radioactives, surtout vers Mourmansk et en Nouvelle-Zemble. Nous avons donc développé de nouvelles compétences nous permettant de traiter ces affections et sommes notamment devenus des coupes-feu atomiques. À part, bien entendu, l’alcoolisme, qui a ravagé mon peuple et contre lequel il était nettement plus difficile de lutter, car l’alcool est un psychotrope et qu’il chasse le spleen. Et du spleen, dans le Grand Nord, on connaît. Sans parler du gros rab de spleen ramené par les Russes, presque autant que leurs tombereaux de vodka frelatée.

Ainsi, te voici réparé. Enfin, presque, tu es encore convalescent, tu vas donc encore rester ici au moins cette journée et autant qu’il te plaira afin de réellement remettre sur pied ce grand corps noir magnifique. Ah oui, je t’ai laissé tes cicatrices à la tête, car les esprits m’ont révélé qu’elles racontent une histoire sur toi et ton peuple que je ne devais pas y toucher. Ah, et ton mouchard. Lui, je t’en ai débarrassé.

– Quel mouchard?

– Tu avais une puce électronique greffé sous ta peau. Je l’ai chopée, de même qu’un saumon, et je lui ai collé la puce avant de le remettre à l’eau. Le FSB doit se dire que tu nages drôlement bien. Viens, maintenant, il est temps de manger.

Hamid sentit alors l’odeur délicieuse qui provenait du fourneau. Anaba avait longuement bataillé avec le bouillon, et commença par une plaisanterie typiquement inuit.

– J’ai fait un bouillon de phoque.

Et tous de s’éclater de rire, en regardant la tête ahurie de Hamid.

– Les non-Inuits, qui ne comprennent rien à ce qui est bon, ont un peu de peine avec le bouillon de phoque, pourtant c’est bon, n’est-ce pas?

Hochement de tête des autres - excepté Hamid, qui resta interdit.

– Alors j’ai fait un petit plat de pelmenis sibériens, dans un bouillon Maggi.

Le plat était divin. Hamid se demandait ce qu’était un grand plat, car il se resservit au moins cinq fois, et il n’était pas le seul, et il en restait encore une sacrée quantité.

– On cuisine toujours pour un bataillon. Faut dire qu’on ne sait jamais si quelqu’un ne va pas s’inviter à la dernière minute, et en général les invités sont plutôt du genre affamés. Tiens, regarde, toi…​ Tout en os et pourtant tu manges pire qu’une meute de chiens. Sans vouloir te vexer bien sûr…​

– Vous êtes trop aimable, mais…​

– Oui, on sait, on sait. Mais…​ Tu ne vas pas rester, c’est cela non?

– Oui.

– Oui mais non, ta langue elle s’agite dans ta bouche sans savoir.

– Sans savoir quoi.

– Demande-lui. À elle, à Sarteto.

– Sarteto, pourquoi ne dois-je pas partir?

Sarteto commença à répondre dans un dialecte inuit. Sa grand-mère lui fila un gros calot sur la tête et cria:

En russe, demeurée!

Sarteto recommença donc, cette fois-ci en russe.

– Il va faire froid.

– OK, d’accord, il va faire froid, c’est pas vraiment un scoop non? On est quand même plus près du Pôle Nord que de Copacabana, sauf erreur?

– C’est quoi, Mamie, Cobapacana?

– Laisse et réponds à cet ignorant.

– C’est qu’il va faire très, très froid. Nous, on le sait. Le problème, c’est que seul notre peuple le sait.

Hamid regarda l’enfant, sa grand-mère puis le vieux.

Le vieux poussa un gros soupir.

– Je vois bien. Tu as beau être un poil plus malin que les autres, tu ne vaux guère mieux. Allez, la nuit porte conseil. On range et on fait les lits, Hamid, merci d’aider pour la vaisselle.

Une fois tout rangé, chacun s’installa sur une couche. À peine couchés, les vieux s’endormirent. Hamid sentait le sommeil le gagner, c’est alors qu’il entendit une petite voix. C’était Sarteto.

– Tu as déjà fait de la motoneige?

– De la motoneige? Tu veux dire, à essence?

– Oui. De la motoneige, quoi.

– Oui. Pas souvent parce qu’avec la crise du pétrole, c’est pas facile, mais ça m’est arrivé.

– C’est vrai qu’on a les cheveux qui flottent et qu’on sent le vent sur son visage?

– Oui, c’est vrai.

– Et qu’on a un grand sentiment de liberté, et qu’on a envie de foncer, toujours plus vite?

– Oui, enfin, en général. Pourquoi toutes ces questions?

– J’aurais aimé faire de la motoneige, les Russes en ont. Avec un peu de chance je pourrais bientôt, vu que la plupart vont crever. Bonne nuit.

Le lendemain matin, après un roboratif petit-déjeuner de porridge chaud, ils sortirent tous. Il faisait grand beau, et même chaud.

– Alors, c’est ça votre apocalypse glaciale?

– Ne ricane pas trop. Bon, on va t’organiser un truc…​ Viens par ici.

Ils allèrent derrière la tente. Le vieux enleva une bâche et Hamid vit une pulka rouge pétard.

– Euh mais on dirait…​

– Oui, c’est le rouge Ferrari. C’est à un de mes neveux qui a toujours eu des goûts de chiotte. Ceci dit, elle est relativement fiable, mais franchement trop petite pour une famille. Vient maintenant, on va te trouver un chien.

Hamid suivit le vieux qui détacha une chienne agile du reste du troupeau.

– Je te présente Laïka. Laïka, Hamid. Il faudra veiller sur lui car il est plus incompétent qu’un bébé morue. C’est compris?

– Waf, fit Laïka.

– Tu es sûre?

– Waf, waf.

– Bon. La pulka est prête. Tu trouveras tout ce dont tu as besoin dans le paquetage, je te conseille de t’arrêter assez tôt en milieu d’après-midi et de regarder ce qu’on t’a laissé. De toute manière, Laïka refusera d’avancer dès qu’elle sentira que c’est le moment. Car le grand froid se rapproche à grands pas.

– Oui, oui, c’est ça.

– Oui c’est cela même. Allez, nous autres n’aimons pas trop les adieux. On se dit à la revoyure, camarade! Check!

Et le vieil Inuit tapa de son poing dans le poing de Hamid. Qui se retrouva seul. Laïka le regarda et fit: waf!

Hamid saisit les rênes, et la chienne le propulsa à la vitesse…​ à la vitesse d’une chienne de traîneau dans l’immensité glacée.

C’est-à-dire pas très vite.

Le grand froid

Ice Frazil Winter Forest Snow Russia Cold Nature, Creative Commons Zero, Max Pixel http://maxpixel.freegreatpicture.com/Ice-Frazil-Winter-Forest-Snow-Russia-Cold-Nature-2190853

Lorsqu’il voulut rouvrir ses paupières, il ne put y parvenir. Et il comprit que le gel de ses larmes les avait closes. Il n’essaya même pas de les libérer de la couche glacée. La mort venait. Qu’importait la nuit ?
Il n’avait pas cru que mourir fût chose si aisée.
— Jack London, Construire un feu

C’était le milieu de la journée. Il faisait de plus en plus chaud, au point qu’Hamid avait posé la veste et l’équipement d’hiver dans la pulka rouge Ferrari. À nouveau, il sentit un frisson. Laïka aboya, et au même moment Hamid eut un léger tremblement inhabituel.

Au loin, il eut l’impression de voir une ombre. Regardant plus attentivement, il se rendit compte que l’ombre était une silhouette qui se rapprochait rapidement.

– Alors Laïka, ami ou ennemi? De toute manière je n’ai pas d’arme.

La chienne leva le museau, humant le vent. Elle grogna puis se mit à japper de plaisir et émit un bref aboiement.

– Ami?

La silhouette se rapprochait et semblait étrangement familière à Hamid. Elle se mit à courir.

– Hamid!!! Hamid!!! C’est dingue!!!

C’était Shlom. Après ces étranges journées, Hamid ne fut pas plus étonné que cela de retrouver son ami au bord de la mer de Kara. Après tout, ça ne faisait que confirmer une probabilité de un sur environ quelques trillions de zéros.

– Shlom. Ravi de te voir.

Ils s’étreignirent longuement, émus.

– C’est génial de te retrouver. Tu sais quoi? J’ai rêvé de cette scène cette nuit. Et il y avait une espèce de démon asiatique qui me disait que j’allais te trouver avec une chienne, et que vous alliez me sauver la vie, et qu’on devait reconstruire l’humanité à partir de demain, mais pas ensemble parce que ce n’est pas possible, qu’il fallait qu’on se trouve au moins une femme. Tu y comprends quelque chose, toi?

– Oui. Tout, en fait. Je vais t’expliquer. Maintenant, on doit s’organiser pour la nuit.

– Euh mais attends, on va encore marcher un peu et…​

– Non. Le froid arrive. Tu ne sens pas?

Effectivement, le ciel s’était voilé soudainement. Des nuages noirs recouvraient uniformément l’horizon, venant du nord. Une fine poussière se mit à tomber des nuages et la température se mit à brusquement dégringoler.

– Vite! Organisons le campement.

Ils déplièrent la pulka, qui se transforma en une sorte de tente, et entrèrent précipitamment, suivis par Laïka, alors que d’énormes flocons noirs s’étaient mis à tomber. La chienne leur désignait du museau les compartiments de la pulka, et ils en sortirent les objets suivants:

  • des couvertures de renne;

  • de la nourriture (des poissons huileux peu ragoûtants)

  • une grosse branche de chocolat russe

  • des biscuits militaires

  • un petit réchaud à alcool

  • une pochette d’allumettes de survie

  • une petite radio chinoise, pourvue d’une dynamo

  • une girafe en plastique

La chienne avala le chocolat et se mit à jouer avec la girafe qui faisait: pouic! pouic!

Ils allumèrent le réchaud et se mirent à mastiquer le poisson gras, tout en essayant d’obtenir un signal radio. Finalement, ils captèrent une émission entrecoupée de craquements et de silences.

– Lapin 7 appelle Polarus, Lapin7 […] Polarus

– Crr… crrr…

– Quoi? Qu’est-ce que vous racontez? Une glacia_[…]_ Mais c’est complètement imposs…

[…] c’est impossible mais c’est pourtant ça, on a refait tous nos calculs on en est sûr. C’est un hiver volcani_[…]_

– Crr… crrr…

– Oui on sait que c’est impossible mais c’est comme ça. C’est comme il y a soixante-dix mille ans, vous savez, après la super-éruption du lac Toba. D’après nos signaux, cette fois-ci c’est un super-volcan en Islande qui a explosé, suite à l’explosion nucléaire et aux tsunamis… La réserve électronique du Svalbard a été pulvérisée.

– Tout ça à cause de la Tsar-bomba?

– Oui. D’après les renseignements français, les militaires russes ont pensé que l’explosion de la Tsar-bomba allait juguler la catastrophe de leur centrale qui partait en fusion. Outre l’effet de la bombe, les tremblements de terre et les tsunamis, la super-bombe et la super-éruption ont inversé le réchauffement climatique […]. Tout s’est fait en quelques heures. On a perdu en moyenne 10 degrés par heure […]

– Crr… crrr…

– Oui, nous aussi on a enregistré à l’instant le même résultat. Cela va se gâter encore, dans très peu de temps. Et vous?

– On a réussi à plonger avec un sous-marin abandonné. Voulez-vous que l’on vienne vous chercher? On espère réussir à crever la glace, au pire on utilisera la foreuse.

– Crr… crrr…

– Mais bien sûr bande d’idiots, qu’on a du chocolat! On arrive… euh, attendez, notre sonde infra-rouge détecte quelque chose, on localise et on vient vers vous. Vous nous rappelez la position?

– Latitude […] et […] longitu[…].

Puis l’émission s’arrêta.

Hamid et Shlom se regardèrent, l’air un peu perdu.

La chienne fit pouic! pouic! avec sa girafe en plastique.

Et juste après, un grand silence.

Puis comme un claquement.

La respiration coupée pendant un bref instant, les trois habitants de la pulka sentirent une langue glaciaire les étreindre, la chienne venant se coller à eux.

Ils se serrèrent, emballés dans une couverture de survie dorée. Et sombrèrent dans une douce léthargie, la petite bougie chauffant l’espace minuscule.

Le matin

© Toys for Tots 2016, https://www.flickr.com/photos/arcticwarrior/30730098703

Couché pour tenter d’affaiblir sa fatigue, Kyo attendait. Il n’avait pas allumé; il ne bougeait pas. Ce n’était pas lui qui songeait à l’insurrection, c’était l’insurrection, vivante dans tant de cerveaux comme le sommeil dans tant d’autres, qui pesait sur lui au point qu’il n’était plus qu’inquiétude et attente.
— André Malraux, La condition humaine

Toujours ce sentiment de terrible froid. Et pourtant, en sortant de la pulka, Shlom et Hamid virent le soleil. Mais il avait comme un voile blanc. Laïka avait d’ailleurs doublé de volume, et à chaque inspiration on sentait comme un glaçon qui s’insinuait dans la poitrine.

– Fait pas chaud.

– Non, c’est le moins qu’on puisse dire. Allez, avançons.

Ils étaient repartis vers le nord, cherchant à rallier la côte arctique: après en avoir discuté, ils avaient estimé qu’ils avaient plus de chance de s’échapper par le nord que par le sud, qui les rapprochait des autorités russes.

Pendant l’attente du grand froid, Hamid avait trouvé du matériel pour transformer la pulka en mini-voilier. Ils installèrent le kit et profitèrent d’une légère brise, glaciale, pour avancer un peu plus confortablement. C’était sans compter sur les innombrables écueils de la banquise qui, ayant soudainement gelé, présentait de nombreuses aspérités empêchant une progression aisée. Ils devaient régulièrement détacher tout le matériel, passer à dos d’homme les obstacles gelés, remonter tout le matos et recommencer.

Tout cela sous les aboiements sournois de Laïka, qui commençait à les chauffer sévère.

Puis le brise se transforma en vent, et le vent en petite tempête. La mâture de la pulka céda. Il n’était plus question de continuer à la voile. D’ailleurs, la rupture du pied de mât avait entraîné un dommage structurel qu’ils ne remarquèrent pas tout de suite.

La pulka était morte.

– Construisons des skis avec les débris de la pulka, fit Hamid, qui avait lu ses Jules Verne.

Et de démonter les débris de la pulka, de prendre le minimum vital dans des sacs à dos, tailler la voile en deux kitesurfs de fortune. Et de repartir, poursuivis par Laïka et ses aboiements, qui ressemblaient à des rires humains.

– Tu as une idée de notre moyenne?

– Je pense: entre trois et quatre kilomètres à l’heure.

– Quoi, tu es sérieux? Pas plus?

– On va beaucoup plus vite, mais notre moyenne est faible, avec ces aspérités.

– Alors on va mourir?

– Oui. Je vois pas trop quoi sinon.

Et ils repartirent.

Shlom péta un de ses skis. Continua en monoski à grand-peine. Bientôt, ce fut au tour de Hamid.

– Marre de ces foutus skis. Marchons.

La glace permettait une progression aisée car on ne s’enfonçait pas, mais la moyenne diminua sans doute encore un peu. Le soleil déclinait.

– Mon gars, c’est inutile. Cessons de nous agiter. Et profitons du moment ensemble. On ne va de toute manière pas passer la nuit, et en tout cas pas les premières heures du crépuscule. OK?

– OK. De toute manière, ce serait arrivé un jour.

Les deux amis, soudés comme les doigts de la main, se serrèrent fort. Acceptant leur sort glacial.

– C’est con quand même. Toi comme moi, combien de fois on a échappé à la grande faucheuse?

– Souvent. Vraisemblablement trop. Fallait que je te dise, pour Hécube…​

– Quoi, Hécube? Tu te l’es faite?

– Euh ben en fait…​ en fait oui et…​

– Connard de merde!

Et Shlom de sauter sur Hamid et de lui cogner sur la gueule, Hamid ne restant pas en reste, les deux frères d’agonie de l’instant d’avant se retrouvaient en combattants, essayant de s’entre-tuer mais n’y parvenant pas, car tous deux étaient experts.

Tout cela, sous l’œil bovin de bœufs musqués qui chassaient leur ennui en observant ces stupides, partageant le spectacle avec Laïka.

C’est alors qu’ils cessèrent tous deux car ils entendirent la glace craquer.

Puis, ils virent une lézarde les séparer.

S’agrandir.

Walking Ghost Phase

USS_Annapolis ©Wikimedia Commons - CC-by-3.0

– Un mot, un seul mot de vous et je suis sauvé.
Le prince fit un brusque demi-tour et les regarda tous deux.
— Dostoïevsky, L'idiot

Au milieu de la lézarde, une tourelle noire fit son apparition, suivie par le corps d’un énorme sous-marin. Dans un couinement plus joyeux que sinistre, la tourelle s’ouvrit et livra passage à un gros barbu aux yeux ébahis, qui, du fond de sa capuche polaire entourée de fourrure, regarda les deux combattants - qui ne se battaient plus mais étaient restés en position de garde.

– Bien le bonjour. Je suis Innocent.

– On ne vous a jamais pris pour un coupable, répondit fort à propos Hamid.

– Non, je veux dire que c’est mon prénom. Je m’appelle Innocent, quoi, et voici mon compère, Isidore.

Innocent sauta habilement sur la banquise, livrant le passage à un autre encapuchonné, le susnommé Isidore.

– Enchanté. Moi, c’est Isidore. Wah, un frère. Salut, frère. Check! Pouvons-nous savoir à qui nous avons l’honneur?

– Hamid, frère. Pour vous servir. Et voici mon camarade, Shlom. Contrairement aux apparences, nous sommes amis. Juste un petit différent que nous tentions de régler à l’amiable.

– À l’amiable, voyez-vous cela. À voir l’état de vos visages, je me demande ce que c’est lorsque vous les réglez au pugilat.

– Bon, trêve de présentations: nous avons eu un signal d’une certaine Hannah, qui nous a demandé de vous secourir. Moi j’étais assez contre, mais mon camarade Innocent, qui a l’âme d’un bon samaritain, a estimé que nous devions nous dérouter pour venir vous chercher. On sera serrés, mais c’est possible - le sous-marin est prévu pour quatre-vingt-dix personnes.

– Mais nous sommes quatre…​ Je ne comprend pas.

– C’est de l’humour: nous aurions dû être plus nombreux, mais tout le monde est mort dans la station météo russe, à l’exception d’Anastasia. Anastasia! Tu arrives ou quoi!

Une troisième personne fit sont apparition sur la dunette du sous-marin.

Une jeune et fort jolie fille. Hamid et Shlom se mirent à sourire béatement et bêtement.

– Enchantée, je suis Anastasia. Seule survivante de la mission bolchévique Polarski, sise jusqu’à il y a peu au pôle Nord. Les autres ont gelé, même le major Karpov qui me semblait immortel. Je suis contente de voir d’autres êtres vivants, je croyais que tout le monde au-delà du soixantième parallèle était gelé ou brûlé par les radiations. C’est moi qui ai secouru nos amis météorologistes ici présent, en venant les chercher avec le sous-marin nucléaire de la base. Je n’en suis pas peu fière, le «Ульяновск»33 est un classe 885 «Ясень»; d’accord, il est vieillot mais il fut un temps où il faisait trembler tout le monde. Et vous? Qui êtes-vous? Des scientifiques, comme nous? Que faites-vous ici?

– C’est une longue histoire…​ On va tout vous raconter, mais que diriez-vous de nous mettre en route? Il ne fait pas chaud…​

Effectivement, sur la banquise - car dans leur périple, Hamid et Shlom, sans s’en rendre compte, avaient fini par rallier la mer de Kara. Suite au Grand Froid, elle avait gelé en surface. Les cinq survivants polaires34 entrèrent dans l’immense et sinistre engin miliaire.

Les météorologues racontèrent leur histoire, Shlom et Hamid la leur.

– Incroyables nos histoires, ça nous fera des trucs à raconter à nos petits-enfants, si on survit. À propos de survie: cap sur Severodvinsk. C’est la base d’attache des sous-marins nucléaires russes, donc de l'Ульяновск.

– Vous voulez vraiment vous rendre en Union bolchévique?

– Pourquoi? Ça vous pose un problème, d’aller dans ma mère patrie?

– À vrai dire, oui…​ On est pas vraiment persona grata en ce moment en Union bolchévique.

– Ah bon? Et pourquoi donc?

– Euh…​ bon, autant vous le dire franco. Nous appartenons au Яézo.

Isidore et Innocent ne dirent rien mais avaient l’air étonnés. Anastasia, elle, battit des mains.

– Des membres du Яézo! Génial! Vous êtes les premiers que je croise. J’en venais à me dire que c’était une légende inventée par Vladi pour justifier les crédits à la police secrète.

Innocent les regarda d’un air idiot.

– Euh mais attendez, c’est quoi ce réseau. Un truc de rencontres?

Anastasia dit d’un ton sec:

– Non mais j’y crois pas, les papys météos. Vous croyez pouvoir prévoir le temps qu’il fera et vous ne savez pas ce qu’est le Яézo! Quand je vais raconter ça aux copines elles ne me croiront pas, les vieux ploucs…​

– Un peu de respect, jeune fille…​

– Bon, on se calme. On va vous expliquer. Mais vous n’auriez pas de quoi faire un petit thé, avec éventuellement quelques biscuits, on est un peu assoiffés et affamés sur les bords, là.

Isidore s’affaira un moment et revint avec un énorme plateau composé de:

  • harengs marinés

  • zakouskis de pain de seigle et saumon

  • blinis au caviar

  • une marmite de Soljanka fumante

Pour arroser tout cela, il y avait du champagne de Crimée et de la Stolitchnaya.

– Excusez la modestie de ce petit en-cas, fit Isidore avec un petit sourire…​

– Du délire…​ Je n’y crois pas?

– On a droit aux réserves des officiers…​ C’est à la qualité de la cuisine des officiers militaires que l’on voit la grandeur d’une nation.

– Bon, mangeons, on discutera après.

Le repas était succulent, et les bouteilles s’alignèrent les unes après les autres. Anastasia montra à Isidore comment sabrer le champagne. Ce dernier était surexcité et remplissait les verres sitôt vidés, afin d’avoir un bon prétexte pour sabrer une nouvelle bouteille.

Après le champagne, la vodka. Les cinq compères furent bientôt bourrés comme des Polonais. Et de fort bonne humeur.

– Alors, ma p’tite Anas', quelle destination?

– D’un point de vue scientifique, ce sous-marin est moins performant que ceux développés pour la recherche par le cabinet Rubin, en revanche au niveau autonomie, vitesse et discrétion…​ On a le plein, on peut donc naviguer pendant des mois à une vitesse de plus de cinquante nœuds, et faire le tour du monde à plusieurs reprises. Donc c’est où vous voulez. En plus, je doute que la chasse marine du nord soit en état de nous barrer la route. Vu ce qui est arrivé, ils ont d’autres chats à fouetter.

– Alors, que diriez-vous d’un peu de soleil? J’ai un bon plan…​ à Maurice. Et le rhum y est bon.

– Cap sur Port-Louis!

Ronds comme des billes, ils appareillèrent.

Cap sur Maurice!

Kalvingrad

© Alain GAVILLET - Trams de Genève (Anciennes cartes postales) - https://www.flickr.com/photos/trams-lisbonne/4698518517

La prison […​] s’est constituée à l’extérieur de l’appareil judiciaire, quand se sont élaborées, à travers tout le corps social, les procédures pour répartir les individus, les fixer et les distribuer spatialement, les classer, en tirer d’eux le maximum de temps, et le maximum de forces, dresser leur corps, coder leur comportement continu, les maintenir dans une visibilité sans lacune, former autour d’eux tout un appareil d’observation, d’enre-gistrement et de notations, constituer sur eux un savoir qui s’accumule et se centralise.
— Michel Foucault, Surveiller et punir

Après des vacances bien méritées à Maurice, cette fois-ci ininterrompues. Shlom était rentré en Suisse. Grâce à Anastasia, le voyage avait été une partie de plaisir, celle-ci ayant offert l'Ульяновск à Hypathie35 et à son équipage, qui se retrouvaient ainsi à la tête d’une petite flottille digne d’un armateur grec.

Malgré le détour obligé par le Cap de Bonne-Espérance, le Canal de Suez étant à nouveau sous étroit contrôle miliaire, Anastasia et Hypathie avaient débarqué en un temps record Shlom à Nice, et en quelques coups de pédale, le long de la route Napoléon, il avait rejoint ses pénates.

Où peu de choses avaient changé.

En effet, Kalvingrad36, continuait sa morose décadence.

Shlom s’était d’abord baigné dans le Rhône, glacé. Il y avait croisé un allumé - cet endroit, surnommé "la frite", attirait toujours des allumés - particulièrement sévères. Le gars était un cubain kayakeur qui disait s’appeler Pablo, aka Pablo Esborca.

Il avait tout du dopé, l’œil noir et l’air agité. Il venait d’un petit bled où, selon lui, "l’on ne touche pas l’eau sinon avec la pointe du pied".

– Ah bon, Pablo, mais pourquoi donc?

– Et toi, pourquoi tu te baignes là?

– Pourquoi? Tu penses que c’est froid?

– Non. Moi, je ne me baigne pas là-dedans. Chez nous, on ne se baigne pas dans un cimetière. Avec les noyés.

– ???

– Dans ce fleuve, c’est plein de fantômes de noyés.

– Et chez toi, tu ne te baignes pas dans la mer?

– La mer, c’est autre chose. Bon, je te laisse là, j’ai mon kayak à renforcer pour la descente jusqu’à Marseille.

Shlom n’eut pas de réel regret à voir partir Esborca. Les allumés, c’est marrant un moment et puis ensuite, c’est l’ennui. Surtout les allumés qui critiquaient sa baignade en eaux vives.

Il se rendit ensuite à la grande poste de Montbrillant.

Arrivé devant le bâtiment, il remarqua un attroupement inhabituel et entendit des vociférations furieuses, qui allèrent en s’accentuant lorsqu’il déboucha des escaliers, au quatrième étage du bâtiment.

Il vit alors la cause de tout cet émoi. Sur la coursive, un chômeur, la centaine bien tassée, s’était aspergé de produit allume-feu, du même type que celui que les Kalvingradois, qui sont des Helvètes, utilisent pour leur réchaud à fondue: une sorte de pâte bleue gluante, puant l’alcool à brûler et hautement inflammable. L’homme hurlait à l’intention d’employés de l’office cantonal de l’emploi, retranchés derrière leurs vitres blindées, relativement au chaud, compte tenu des restrictions en charbon.

Shlom et un gars au type maghrébin furent les seuls à s’approcher, les autres se contentant de leur rôle de spectateur, filmant la scène à l’aide de leur combicom, pour les chanceux qui avaient encore du crédit.

L’incendiaire potentiel les alarma:

– Un pas de plus et je me fous le feu.

Shlom fit une tentative pour le raisonner:

– Allons, vous avez bien des amis, de la famille? À quoi bon en finir pour une bête histoire de boulot…​ Il y a autre chose dans la vie, non?

Pour toute réponse, le forcené escalada la rambarde de sécurité. Ses orteils étaient déjà dans le vide. Il sortit son briquet, et l’alluma.

– Un pas de plus, je m’allume et je saute.

Le Maghrébin parla alors des nombreux enfants du quartier. Il y avait deux écoles à proximité, ils allaient sortir dans les minutes qui suivaient, qu’il devait s’imaginer leur traumatisme en voyant un corps écrasé, que ce n’était pas bien, au nom de Mahomet, et que c’était plutôt sale pour la Suisse, même si le mythe de la propreté avait du plomb dans l’aile, il fallait respecter les ancêtres, nom de nom.

Difficile de savoir quel argument avait porté, sans doute le côté hygiénique. En tout cas, l’homme perdu se retourna et se rassit.

Shlom et le Maghrébin se rapprochèrent, mais le forcené ralluma son briquet.

– Ok je ne saute pas. Mais je m’allume.

Shlom demanda en chuchotant au Maghrébin s’il était prêt à intervenir. Il avait une veste dont il pourrait recouvrir l’homme, afin d’éteindre les flammes, le cas échéant.

À ce moment, la police arriva. Une seule voiture, déglinguée. Les flics, à peine arrivés, repoussèrent dédaigneusement Shlom qui souhaitait leur dire un mot. Il faut dire que l’un d’eux était Hiésus M’Bokolo37 et que Shlom et Hiésus M’Bokolo avaient toujours eu des rapports, disons, …​ particuliers. En tout cas, pas très tendres.

– Ouste, les civils.

– Mais, Hiésus, nous…​

Rien à faire. Les experts étaient là. D’un gros accent genevois, le plus gros flic, un Caucasien, s’approcha du forcené en l’apostrophant:

– Hé là, c’est in-ter-dit. On-ne-bouge-pas.

L’homme le regarda. S’alluma.

Et sauta.

Tant qu’il fut en l’air, ce fut un beau mais tragique spectacle. Une grande flamme bleue plongeant dans le vide du gris urbain.

Ce fut bref.

Au sol, c’était autre chose. Assez moche.

Les cloches des écoles sonnèrent. En trois minutes, des dizaines d’enfants furent sur la scène.

Shlom se dit qu’on vivait vraiment une époque formidable.


 

Personnages

(Par ordre d’apparition)

  • Isidore Surpied, météorologue belge

  • Innocent Pouyo, météorologue togolais

  • Major Anatoli Karpov, militaire russe à la retraite, chef de la station météorologique polaire russe

  • Anastasia, météorologue et glaciologue russe

  • Jeanne Claria Douceur, plus connue sous le pseudonyme de Keublayo

  • Shlom Rublev, détective privé

  • Anonyme russe surnommé Passepartout, sans qu’on sache bien pourquoi

  • Feng Po-Po, cuisinier chinois

  • Mr Kitty, transitaire

  • Oreste Lazaridis, capitaine du Solar Impulse

  • Hypatie, premier lieutenant du Solar Impulse

  • Hamid, rescapé du génocide rwandais

  • Deux employés russes du FSB

  • L’abbé Ingurube, aussi nommé père Tomate

  • Un infirmier

  • Fiodor Mikhaïlovitch Gloupov, directeur de la centrale atomique Z3 de Novaia Ziemlia

  • Le général Piannikov, responsable militaire du secteur sud de la Nouvelle-Zemble

  • Kommissarov, commissaire politique

  • Deux matons baraqués

  • Un marin kenyan

  • Heifara Boulala, activiste du Яézo

  • Deux skins ukrainiens, qui ne font que passer

  • Un serveur et des convives dans un restaurant de Kiev

  • Un cuistot qui ne fait pas long feu

  • Hannah, hackeuse de génie

  • Appolonia, gardienne de la zone interdite de Pripiat

  • Babette, menue cuisinière rousse et russe, d’origine ukrainienne

  • Piotr, sniper ukrainien hautement inflammable

  • Bojana, membre du Яézo

  • Katioucha, tireuse d’élite du Яézo

  • Deux méchants flics ukrainiens qui seront méchamment punis

  • Une babouchka anonyme

  • Picarka, astronaute

  • Guildenstern & Rosencrant, deux tueurs du FSB au tragique destin

  • Une ourse, affamée

  • Un chaman nénétse, Arseniy et sa famille: sa femme, Anaba, leur petite-fille, Sarteto et leurs chiens polaires, notamment Laïka

  • Un incendiaire suicidaire

  • Un jeune Maghrébin anonyme

  • Deux policiers de Kalvingrad

Remerciements

Ce petit bouquin n’en a pas l’air, mais il a nécessité pas mal de recherches, outils, documentation, aide et ambiances.

Je remercie donc ici:

  • Écrire un livre en 2017 by Antoine, excellent article qui m’a servi de fil rouge technique initial (https://www.quaternum.net/2017/03/07/ecrire-un-livre-en-2017/);

  • Les logiciels libres Atom (atom.io), Asciidoc & Pandoc, Piwigo, DokuWiki, utilisés pour la réalisation de ce livre, ainsi que tous les contributeurs à wikipédia, à wikimedia et autres libristes qui croient encore à un internet libre, décentralisé et non-commercial;

  • L.F., pour les conseils avisés en matière de radioactivité ainsi que les bibliothécaires de Kalvingrad, pour leur aide;

  • Les pré-lectrices & pré-lecteurs, pour leurs conseils avisés;

  • Les membres de ma famille pour leur patience.

En ce qui concerne les symptômes de la contamination radio-active, j’ai pris pas mal de libertés. Les brûlures par exemple ne sont pas visibles avant un moment, un blessé radioactif n’est pas "contagieux", mais il faut bien un peu de cinéma. Que les puristes m’en excusent.

Bibliographie / sites web (résumé)

  • Boudaraevna Darima, Dandarova Zhargalma, Entretien avec une chamane sibérienne,Labor et Fides, Genève, 2007

  • Joachim Heinrich Campe, Voyage au Spitzberg et à la Nouvelle-Zemble, entrepris, en 1596, par J. Heemskerk, dans le dessein de trouver, par le Nord, un passage aux Indes Orientales, suivi des aventures de quatre matelots russes sur les côtes du Spitzberg, 1746-1818

  • Breton de La Martinière, Jean Baptiste Joseph, 1777-1852, G. Olms, New York, 2000

  • Franck Desplanques & Jean-Pierre Thibaudat, Nénètses de Sibérie, les Hommes debout, photographies de Franck Desplanques, Textes de Jean-Pierre Thibaudat et Franck Desplanques, Éditions du Chêne, 2005

  • P. Galle & R. Guidaur, Conséquences médicales de l’accident nucléaire de Tchernobyl, 1987

  • Marie Antoinette Czaplicka, Le Chamanisme en Sibérie, Arbre d’Or, Genève, 2004

  • Jean-François de La Harpe, Abrégé de l’Histoire Générale des Voyages (Tome 3), Ménard et Desenne, Fils, Paris, 1825, gutenberg.org

  • Dr. Yves JOUCHOUX & Dr. Christophe BOYER, Accidents d’Exposition à la Radioactivité, Centre Hôspitalier Universitaire, AMIENS

  • Vassili Emélianov, "L’atome au service de l’homme", In: Études soviétiques, URSS, 1960

  • Barr, William, "Sedov’s Expedition to the North Pole 1912-1914", In: Canadian Slavonic Papers / Revue Canadienne des Slavistes, 1 December 1973, Vol.15(4), pp.499-524

  • Svalbard.fr

  • sevprostor.ru

  • Сайт Президента России

  • laradioactivite.com

  • sortirdunucleaire.org

  • dissident-media.org/infonucleaire

  • BBCRussian.com

  • English Russia

  • La Russie d’Aujourd’hui

  • Правда.Ру

  • laradioactivite.com

  • irsn.fr

  • Левиафан (Léviathan), Андрей Петрович Звягинцев, 2014

Musique

Écrire demande du silence, mais aussi parfois de la musique.

Un petit choix:

  • Orizinal Blakkayo - Confians (Clip Officiel 2011)

  • Orizinal Blakkayo - Freestyle

  • Владимир Высоцкий Песня о земле (Vladimir Vissotsky, Chanson de la terre

  • KIGALI by GauChi

  • Zao, Ancien combattant

  • Benjamin Clementine - St-Clementine-On-Tea-And-Croissants (live at France Inter)

  • Добро Пожаловать К Нам - ОСТ Чернобыль

  • Ester Poly Live @ Altamura (Italy 2015)

  • Деревня под подошвой MC Oxxxyroboton пародия Oxxxymiron Город под подошвой

  • Yat-Kha/ Vladimir Vysotskiy, песенка про жирафа

  • 5’Nizza - Soldat

  • 5’ Nizza - Jamayka

  • Табор Уходит В Небо - Каспийский Груз

  • Чернобыль 2. Зона отчуждения (Оригинальный саундтрек телесериала) 2017

  • Politburo Reggae, Trans-Siberian March Band

  • Песни Чернобыль Зона отчуждения - STALKER

  • Shostakovich Cello Concerto No. 1 in E-Flat Major, Op. 107_ II (Remix)

1 HRW:Human Rights Watch est une ONG qui se donne pour mission de défendre les droits de l’humain et le respect de la Déclaration universelle des droits de l’homme.

2 OMON: Отряд Мобильный Особого Назначения « Détachement mobile à vocation particulière », nom générique pour désigner les unités de forces spéciales du ministère de l’intérieur russe.

3 Le sodabi est un alcool de vin de palme togolais, souvent frelaté.

4 Digital Rights Management, "Gestion des droits numériques", ou protection technique des droits d’auteur

5 Les beignets piments sont très populaires à Maurice. La fadeur du beignet, une fois croqué le piment, explose dans une harmonie de goûts.

6 Walter Benjamin, « L’œuvre d’art à l’époque de sa reproduction mécanisée » (1935).

7 Voir, aux mêmes éditions: Gaz.

8 Bogarter un joint: le garder pour soi sans le passer au suivant, en référence à la clope toujours vissée entre les lèvres du comédien Humphrey Bogart.

9 Seggae: mélange de reaggae et de sega, musique populaire mauricienne.

10 À Curepipe, deux saisons seulement: la saison des pluies, et la saison pluvieuse.

11 Tampopo, le premier (et dernier) western-nouille, 1985, Juzo Itami.

12 Metaxa: une sorte de brandy, très populaire en Grèce.

13 ФСБ/FSB: Service fédéral de sécurité de la fédération de Russie (Федеральная служба безопасности Российской Федерации).

14 Francis Bacon (1561-1626), «Knowledge is power»

15 "Tonton" est le surnom affectueux donné à François Mitterrand, accessoirement fossoyeur du socialisme européen, par ses groupies: la France a massivement armé et entraîné les forces hutues rwandaises, les années qui ont précédé le génocide.

16 Vierge de fer: sarcophage garni de longues pointes métalliques qui transpercent lentement la victime placée à l’intérieur lorsque son couvercle se referme.

17 Brodequins d’Esmeralda ou brodequins, torture pratiquée sur les jambes des suppliciés allant jusqu’à faire éclater les os.

18 Voir, aux mêmes éditions: Gaz.

19 Suite à la Grande Crise, des dizaines de milliers d’Européen·n·es cherchent régulièrement à tra-verser la Méditerranée pour trouver du travail dans la riche Afrique centrale, et ils sont nombreux à périr dans leur périple

20 Voir, aux mêmes éditions: Gaz.

21 "La grue blanche déploie ses ailes", l’un des mouvements des cinq animaux de Wudang, dans la première forme du Tai-chi-chuan, style Yang.

22 En URSS, comme dans l’ancienne Russie, on commande la vodka en grammes.

23 Sossos: en bambara: moustiques.

24 La compagnie russe Techsnabexport commercia-lise combustibles nucléaires et services de retraitement des déchets.

25 Запретной зоне: zone interdite.

26 5’Nizza ou Пя́тніца en ukrainien, piat=5, nitsa, soit "vendredi"; célèbre groupe de reggae acoustique ukrainien fondé en 1998.

27 Zek: zaklioutchoniï (заключённый, abrégé en з/к), prisonnier du Goulag.

28 «Винторез» VSS, Винтовка Снайперская Специальная, Vintovka Snayperskaya Spetsialnaya

29 LPC: ensemble de signes manuels destiné aux sourds et malentendants, qui aide à l’apprentissage et à la compréhension de l’expression orale en français, palliant les ambiguïtés de la lecture labiale.

30 Murabeho: au revoir.

31 Ijoro ryiza: bonne nuit.

32 voir, aux mêmes éditions: Gaz

33 «Ульяновск» (Oulianovsk), un sous-marin appartenant à la classe 885, qui, à l’époque reculée où les États-Unis étaient encore une grande puissance mondiale, avait terrorisé la marine militaire américaine, car il était nettement plus performant que la classe américaine Los Angeles.

34 Sans compter la famille samoyède qui avait secouru Shlom et Hamid, et sans doute encore quelques sauvages avisés.

35 Depuis la perte de sa partie de backgammon, Oreste avait été destitué par son équipage mutin qui l’avait remplacé par la belle Hypatie, qui avait néanmoins souhaité garder Oreste pour qu’il lui fasse son café; comme elle avait créé un collectif de gestion du Solar Impulse, les autres membres de l’équipage n’y avaient vu aucun inconvénient, d’autant que le café d’Oreste était effectivement excellent.

36 Anciennement Genève jusqu’à son rachat par l’institut de physique de Smolensk.

37 Voir, aux mêmes éditions: Gaz.

Яadioaktif

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Entre polar et science fiction, Fred Radeff nous livre la seconde aventure de son détective privé. Shlom se retrouve dans un monde futuriste et dégradé dans lequel il se débat en quête d'un sens tout à la fois pragmatique et essentiel. Après la chaleur africaine de Gaz, Shlom croit pouvoir prendre un repos bien mérité sur l'île Maurice. Mais une aventure bien singulière va le mener aux confins septentrionaux de la planète, entre grands froids naturels et grandes chaleurs artificielles.