Tox

CHF15.00

covertox.png

Au croisement de Jack London et de J. D. Salinger, Tox nous livre cinq brèves nouvelles sur la découverte de la vie et la drogue. Une ironie grinçante accompagne ce parcours où l’innocence et les rires cèdent parfois la place à la violence et à la mort, au coeur d'une Genève alternative, crue mais vivante, qui pulse dans l'ombre des banques et des conférences internationales. Au rythme du rock et des utopies des années 80, tendu entre les rêves de fortune ou d'évasion et la dure réalité du deal et de la violence, le livre de John Fergo nous parle d'espoirs et de drames, de la quête nostalgique d'une impossible liberté et, en somme, de notre interminable initiation au réel.

 

Nous donnons ce que nous vendons

Nous vendons ce que nous donnons

 

Genève ville internationale, connue à travers le monde pour ses banques et ses conférences, a aussi une part plus sombre. Plongée dans les rêves et les utopies des années 80 dans une zone interlope où se mélangent petits bourgeois et frappes des quartiers. Dans l’univers de la drogue et du rock, leurs rêves de fortune et de libertés entrent en collision avec la réalité du deal et la violence. Ce parcours initiatique est un chemin parsemé de rêves et de drames, la quête nostalgique d’une impossible liberté.

Max, le personnage principal, désabusé et presque cynique, son pote Gorille le garagiste, Romain l’artiste et sa copine Anouk se croisent à travers cinq nouvelles qui tracent le parcours de leur adolescence. Ils croisent Quentin, le surfeur à la dérive sur des vagues de Pink, et sa « cousine » la belle Sophie.

Chacun est emporté par le courant. Jérôme rêve de dealer assez pour pouvoir se tirer au Maroc « on way ». Anouk veut devenir assistante sociale « comme ses parents » et Romain se prépare à devenir musicien.

Arnaques et petits braquages sont le tremplin facile vers leurs rêves de fortune et de liberté. Mais de trahisons en malentendus, de désirs en vengeances, ils sont emportés par leur fatalité. L’insouciance tourne au drame. Pat, le Hell’s Angel un peu lourdaud s’envole avec ses secrets, Virginie devient le mouton sacrificiel des « Balkanais ».

Le Gros, lui, « il avait allumé la mèche depuis longtemps. Il était devenu un de ces feux du 1er août qui partent en tournant et en sifflant comme des moustiques bourrés au speed. »

John Fergo

Tox

tox1.jpg

Copyright © moinsdecent.net, Genève, 2021

N° ISBN – 978-2-9701286-5-6

Genève ville internationale, connue à travers le monde pour ses banques et ses conférences, a aussi une part plus sombre. Plongée dans les rêves et les utopies des années 80 dans une zone interlope où se mélangent petits bourgeois et frappes des quartiers. Dans l’univers de la drogue et du rock, leurs rêves de fortune et de libertés entrent en collision avec la réalité du deal et la violence. Ce parcours initiatique est un chemin parsemé de rêves et de drames, la quête nostalgique d’une impossible liberté.

Max, le personnage principal, désabusé et presque cynique, son pote Gorille le garagiste, Romain l’artiste et sa copine Anouk se croisent à travers cinq nouvelles qui tracent le parcours de leur adolescence. Ils croisent Quentin, le surfeur à la dérive sur des vagues de Pink, et sa « cousine » la belle Sophie.

Chacun est emporté par le courant. Jérôme rêve de dealer assez pour pouvoir se tirer au Maroc « on way ». Anouk veut devenir assistante sociale « comme ses parents » et Romain se prépare à devenir musicien.

Arnaques et petits braquages sont le tremplin facile vers leurs rêves de fortune et de liberté. Mais de trahisons en malentendus, de désirs en vengeances, ils sont emportés par leur fatalité. L’insouciance tourne au drame. Pat, le Hell’s Angel un peu lourdaud s’envole avec ses secrets, Virginie devient le mouton sacrificiel des « Balkanais ».

Le Gros, lui, « il avait allumé la mèche depuis longtemps. Il était devenu un de ces feux du 1er août qui partent en tournant et en sifflant comme des moustiques bourrés au speed. »

Quel bourbier doit donc être l’espèce humaine, qui se rue ainsi dans les tavernes avec des lèvres affamées de débauche, quand moi, qui n’ai voulu prendre qu’un masque pareil à leurs visages, et qui ai été aux mauvais lieux avec une résolution inébranlable de rester pur sous mes vêtements souillés, je ne puis ni me retrouver moi-même ni laver mes mains, même avec du sang !

Musset, Lorenzacio, Acte IV, Scène VI

Done deal

Dèche

On avait à peu près tout essayé. Alain, qu’on appelait Gorille, à cause de sa corpulence et de ses bras trop courts, était d’abord allé chercher tous les mégots de joint qu’il pouvait trouver dans les cendriers de l’appart, et même dans les poubelles de la cuisine. Ça en faisait une bonne poignée. Il les avait soigneusement désossés, et récupéré tout ce qui pouvait encore se fumer. En réalité des restes de mixte à moitié carbonisés. On avait mélangé tout ça avec une clope et fait tourner ce qu’il appelait « le joint du lendemain ». C’était un peu comme fumer un mélange de charbon et d’huile rance. Les poumons morflaient à mort mais la tête restait froide. C’était pas le but recherché.

Il paraît que c’est dans le froid que le cerveau fonctionne le mieux. Pour le coup, les nôtres carburaient à fonds, mode réfrigération. Avec comme seul but de trouver le moyen de les rendre les plus inefficaces possibles. Romain, lui, il moulinait en roue libre comme un véritable artiste, genre le gars qui a oublié sa tête dans le micro-ondes. C’est là qu’il nous a balancé qu’il avait entendu parler d’une plante que tu faisais bouillir et que tu buvais comme une tisane :

– Après tu mets deux sucres et tu t’enfiles ça easy, comme une petite camomille du soir. Y paraît que c’est mieux que des buvards ou des champis.

J’ai regardé Romain comme un vendeur à deux balles qu’a jamais épluché une patate de sa vie et qui essayerait de nous fourguer un presse-purée sans moteur.

– Et où est-ce qu’on va la chercher cette plante magique dont tu connais même pas le nom, Docteur Romain ? il lui a demandé Gorille.

C’est vrai qu’il commençait déjà à nous faire chier avec son idée à la con Romain-l’artiste. Il suffisait qu’il ait entendu un type à qui quelqu’un avait raconté un truc ou qui connaissait un super plan pour qu’il saute dessus à pieds joints et nous le ramène en frétillant de la queue comme un clebs. Il nous soûlait sans arrêt avec ses théories à deux balles. Lui, c’est sûr qu’il l’achèterait le presse-purée sans moteur. Même qu’il le payerait deux fois le prix. Nous on voulait juste se foutre en l’air sans qu’il se la ramène avec ses idées fumeuses sans rien à fumer.

– Faut que tu sortes de l’abstrait mec, que j’lui ai balancé !

Gorille s’est esclaffé de rire à s’en taper sur les cuisses. Même Anouk, la petite chérie de Romain, s’est mise à se marrer. On aurait dit une souris qui glousse. Et entre deux gloussements elle lui a définitivement pourri son plan à Romain. Pasqu’elle, Anouk, avec une mère préparatrice en biologie, la botanique elle connaissait.

– C’est sûrement de la Datura ta plante, Rom. Le frère d’une de mes copines s’est fait une tisane comme tu dis. Le problème c’est que tu sais pas comment doser le truc. Résultat le mec est resté croché. Ma copine m’a dit que ça lui a brûlé la tête et que les médecins savent pas s’il va redescendre. Mais de toute façon, même s’il redescend un jour, y a des morceaux qui vont rester accrochés aux branches.

Ça a jeté un froid. Ce qui fait qu’on s’est tous mis à réfléchir encore plus à fond, les neurones en version cryogénisée. C’est Gorille qui a trouvé la solution :

– On a qu’à y aller aux médocs. Ça au moins on peut doser et ma mère a plein de trucs qu’on lui a donné quand elle a eu son accident et qu’elle s’est pétée l’bras. 

Black-out

On s’est bien fait chier à les chercher ces médocs. C’est pas vraiment que la mère de Gorille était le genre de meuf à baliser à mort et à planquer ses boîtes. C’est juste qu’elle aimait un peu trop téter d’la boutanche. Ça la rendait plutôt bordélique. Il nous a fallu un bon moment mais on a fini par trouver trois boîtes de codéine et deux de Dafalgan, au milieu des produits de nettoyage. Anouk, qui lisait toujours les dates de péremption et les notices d’utilisation comme sa maman lui avait appris, nous a dit que les Dafa avaient dépassés la date limite de presqu’un an. C’est vrai que la mère de Gorille avait retrouvé l’usage de son bras depuis un moment. Elle avait intérêt remarque, avec un fils comme le gros Alain, les tatanes ça fusait en série.

– On aura qu’à doubler les doses pour ceux-là, lui a répondu Gorille, en soulevant ses petits bras.

Alors, on a chacun pris trois Codés et, comme on doublait les périmés, six Dafa. A quatre, ça faisait qu’on avait presque sifflé une boîte de chaque. Même en les faisant descendre avec les deux bières que Romain avait réussi à piquer chez lui, c’était vraiment dégueulasse. En fait la bière c’était une vraie connerie pasque quand tu rotais t’avais un putain de goût chimique, comme si tu t’étais avalé un accident chez Firmenich, l’usine d’arômes artificielles qui balançait de temps en temps des gaz de framboise acidulée. On a attendu un moment mais ça nous laissait froid comme la pierre. Et nous on voulait être stone, pas rester froid.

Y a juste Anouk qu’a dit qu’elle se sentait plus légère. Mais elle devait même pas faire 40 kilos la gamine. Ça voulait rien dire. C’était clair que ça nous faisait que dalle. Il fallait augmenter les doses. Alors on s’est balancé une nouvelle tournée de cinq codés et cinq Dafa chacun, mais cette fois on les a fait descendre avec la flotte du robinet. Marre de roter l’accident industriel.

Comme on n’était pas très loin du lac et que depuis chez Gorille c’était tout droit en descente, on s’y est lugé direct.

– Peut-être qu’on pourra trouver un pétard à tirer là-bas, qu’il rêvait Romain le rêveur.

Je sais plus si on a trouvé un pétard à tirer mais la dernière chose dont je me souviens c’est de la voix d’Anouk qui disait de faire gaffe à pas nous foutre en l’air en bas des Quais. Ensuite, c’était comme après un bombardement. Le black-out complet. Juste plus rien, plus de son et plus d’images. Même pas une putain de sirène pour te rappeler qu’il faut te planquer avant que tout te descende sur la gueule.

La déflagration chimique nous a soufflé tous les quatre d’un coup.

Quand on a émergé, on était de l’autre côté de la Ville. Au milieu du parc des Cropettes, l’arrière-cour lugubre de la Gare. Je crois que c’est le froid et la nuit qui nous ont dégivré. J’ai émergé comme un noyé qui revient à la vie. Gorille était en train de parler avec un vieil alcoolo qui brandissait une bouteille de rouge en rotant. Et impossible de dire s’il voulait généreusement la partager avec Gorille ou la lui foutre sur la gueule.

On a finalement réussi à se tirer mais on a dû porter Anouk jusqu’au bus pour rentrer. Elle était blanche et elle puait la gerbe. C’est quand on l’a assise à l’intérieur du bus que j’ai vu qu’elle s’en était foutu partout. Ça allait pas trop rigoler chez elle en rentrant. Chez moi non plus d’ailleurs. Et effectivement quand je suis arrivé à Casa ma mère avait pas arrêté d’appeler celle de Gorille et elle était sur le point d’avertir les flics. J’ai pas eu d’autre choix que de raconter une grosse bourre et de tout balancer sur Anouk. Comme ça, si ma mère vérifiait avec ses parents, ils lui confirmeraient qu’elle était rentrée dans un sale état et ça éviterait que Gorille soit black-listé. En réalité, que ma mère m’engueule je m’en battais un peu les couilles.

Le truc qui me stressait vraiment, c’est qui fallait qu’on trouve une autre solution que les médocs.

Big Brain

Je m’étais pris trois jours de quarantaine, confiné dans ma chambre. Pas de sorties, pas de télé et une grosse dragée de morale à la con sur les méfaits de l’alcool, de la drogue et tant qu’on y était sur les abus en tous genre. Putain, ma mère en représentante de la ligue contre les addictions. Plutôt marrant pour une bourgeoise qui carburait aux antidépresseurs. C’est juste ce qu’il fallait pour bien me motiver.

Gorille et moi on s’est retrouvé le jeudi suivant. On avait décidé de se donner notre après-midi de congé. De toute façon le jeudi après-midi c’était travaux manuels au collège, genre atelier pour les débiles. Une vraie connerie, soi-disant pour apprendre à développer notre créativité. Pour ça, j’avais pas vraiment attendu là-dessus. Gorille lui, le jeudi, il avait cours d’apprentissage à l’école professionnelle du CEPIA. Mais il disait que pour son CFC de mécano ça lui servait à que dalle. De toute façon, le seul truc qui l’intéressait c’étaient les moteurs. Les démonter, les remonter et faire que ça crache un max. Il était en train de se tuner une caisse d’enfer avec une vieille coccinelle qu’il avait entièrement désossée. La bagnole était pimpée avec des gentes super larges. Ça allait en jeter un max. Paraît que même son patron lui avait dit que c’était le meilleur moyen d’apprendre vraiment le job. Et avec un peu de bol et pas mal de boulot elle serait prête pour ses dix-huit ans.

Gorille, le seul truc qui l’emmerdait c’était cette saloperie de graisse de moteur. Comme y disait :

– Tu nages dedans toute la journée et t’as beau frotter comme un con t’arrives jamais à t’en débarrasser.

Alors il avait toujours un peu de cette crasse noire sous les ongles. Ce qui fait que quand on était avec des filles il avait toujours tendance à fourrer ses mains dans ses poches ou derrière son dos. Ça lui donnait un air bizarre, genre inspecteur Colombo.

On avait choisi le jeudi après-midi pour se donner congé pasque c’était le jour où la mère de Gorille faisait l’inventaire à la Coop. Comme ça on était sûr qu’elle se pointerait pas avant huit heures. On avait une longue journée devant nous, alors on s’était installé dans le salon à fumer des clopes en regardant notre reflet dans des boules de verres à savon. Sa mère en avait toute une collection.

– Faut vraiment qu’on trouve un truc Max.

Il gueulait presque Gorille, tellement il avait les boules :

– J’ai la paye que dans quinze jours et en attendant plus un rond.

– Moi, que je lui ai dit, j’ai vidé la réserve de thunes que ma vieille planquait dans un faux livre et depuis elle laisse même plus trainer une pièce de cinq centimes.

Mais je crois que les jours de quarantaine m’avaient bien remotivé. On allait pas se laisser abattre, alors j’ai ajouté :

– C’est simple gros, on a qu’à dealer : on achète en gros et on revend au détail. 

Gorille me regardait comme si j’étais le dernier des cons.

– Je t’ai pas attendu pour ton idée de petit bourgeois, Max. Et je connais bien des gars qui pourraient nous en fourguer par kilos. Mais sans thune tu peux te gratter le dos avec ton pied gauche. Ces mecs c’est pas le genre à faire crédit. Et je te jure que j’ai essayé.

Il a eu un moment de silence un peu chiant. Même les bulles de savon avaient l’air fatiguées de monter et de descendre dans leurs boules en verres. Pis j’ai dit comme si je parlais à mon reflet dans la boule devant moi :

– On a qu’à le faire nous-même notre shit alors.

Encore une fois, il m’a dévisagé comme si j’étais le dernier des débiles, alors je lui ai balancé:

– T’inquiète on va pas le fumer, on va le dealer et avec ça on se fera la thune pour en acheter en gros à tes mecs.

Je crois que ça a commencé à tourner dans sa caboche. J’entendais presque le grincement des rouages de son moteur mental au Gros. Faut dire qu’il en avait pas des masses non plus. Alors, à voir sa gueule, j’ai pas résisté à pousser l’avantage :

– Tu sais quoi, Gros, t’aurais pas dû arrêter le collège pour ton putain d’apprentissage à la con. Et tu peux même m’appeler petit génie si tu veux, je m’en bas les couilles, pasque j’te jure, ça va marcher. 

On s’est regardé et on a éclaté de rire à s’en faire péter les durites. Cette fois on la tenait notre solution. Une putain de belle arnaque. Pour qu’il ne doute pas du truc je lui ai raconté que quand j’étais môme un de mes jeux préféré c’était la boîte du petit chimiste. Sûr qu’elle devait encore trainer quelque part au fond du grenier. A l’époque je mélangeais un peu tout et je faisais chauffer pour voir ce que ça donnait. Ça finissait toujours par une bouillie violette ou marron foncé qui lâchait une fumée puante. Mais je m’en foutais que ça crame et que ça pue. Ce qui comptait, c’était l’intention créative. Et j’adorais mélanger des substances pour voir l’effet que ça faisait.

Ça, j’avais continué, mais pas dans un Bécher de chimie.

Home made

On s’y est mis tout de suite, excités comme des singes qu’auraient trouvé une banane à deux têtes. Faut dire que c’était aussi fun que quand je faisais les gâteaux de Noël avec ma Grand-mère. Le mélange chimie-pâtisserie y a rien de mieux pour libérer la créativité. Tout y passait : farine, fond de teint, henné, cirage. On essayait pas mal de trucs pasqu’il fallait qu’on arrive au meilleur Canada Dry de shit possible.

On a pas réussi du premier coup. Fallait la texture, la couleur, la matière et, idéalement, que ça pue pas trop. Comme c’était mon idée, j’avais pris la direction des opérations. Ça le changeait un peu Gorille, lui qui se la ramenait toujours en pensant que comme il faisait un apprentissage, qu’il avait un patron, un salaire de merde et tout le tintouin, il avait de l’avance sur nous. C’était une bonne leçon pour le Gros.

Au final ça nous a pris tout l’après-midi. Comme quoi, en fin de compte, on les avait faits nos travaux manuels. On a terminé avec presque une quinzaine de barrettes emballées dans du papier d’alu. A cinquante balles la barrette on en avait presque pour mille cinq cents boules ! Avec ça on pouvait sérieusement penser à se lancer dans le vrai business. Quand j’ai dit à Gorille que si on suivait mon plan, on ramassait fissa la thune avec notre shit au henné et ensuite on investissait dans du vrai matos, il a pigé qu’on pouvait carrément aller super loin. Je lui ai balancé le chiffre :

– On fait ça quatre ou cinq fois, et on peut se faire dix milles boules. C’est à ça qu’on peut arriver et après y a plus de limite.

Là je crois qu’il a définitivement percuté. Tous les deux on était juste le Best Team ! Alors Gros m’a balancé son plus beau sourire et on s’est claqué les mains.

On avait plus qu’à fourguer notre came.

Special offer

Le lendemain Gorille et moi on s’est retrouvé avec Romain et sa chérie. Il fallait qu’on assure un max. L’objectif c’était risque minimum pour pas se faire gauler. Quand je lui ai expliqué à Romain, pour une fois qu’il était pas à planer sur des conneries qu’un mec lui avait raconté et qu’il avait la gueule bien callée dans le réel, y s’est mis à baliser à mort. Et si on se fait choper. Et si mes parents doivent aller me chercher au poste. Et si on nous fout en taule. Et blabla et blabla.

– Ta gueule Romain. T’arrête deux minutes de flipper comme un hamster. De toute façon tu connais le plan alors t’es déjà mouillé, que je lui ai balancé.

Même Anouk ça la gonflait. Quand il a recommencé à brailler qu’on pouvait pas l’impliquer comme ça, elle s’est couchée sur lui et lui a roulé une putain de pelle juste pour qu’il ferme sa tronche de mioche.

Au moins on était tous d’accord sur un truc : pour en écouler un max le plus vite possible, il fallait y aller le soir même. Pasque c’est le vendredi soir que ça deal le plus, quand tous les mecs veulent se déglinguer après une bonne semaine de merde. Et là où ça dealait le mieux, c’était sur les Quais.

– Faut juste faire gaffe aux junkies, qu’il nous a asséné Gorille.

Il y avait deux bonnes raisons pour ça. La première c’est que c’était leur territoire et la deuxième c’est que si tu tombais sur un junkie en manque il hésitait pas à te braquer pour se payer sa merde.

Au final, on a réussi à convaincre Romain et Anouk de faire le guet, au cas où des keufs ou n’importe quelle sorte d’emmerdeur pointerait son nez. Mais c’était clair, en tous cas pour Gorille et moi : petits risques, petits profits. Fallait pas que les deux mioches s’attendent à la moitié du gâteau.

Le plus important c’était la vitesse. C’est jamais bon de s’éterniser sur un champs de bataille. Fallait qu’on écoule notre merde le plus rapidement possible. C’est une chanson des Clash qui m’a donné l’idée qu’il nous fallait. Joe Strumer qui scandait  ”I’m all lost in the supermarket. I came here for that special offer”.

Putain, ouais, c’était ça qu’on allait faire, je lui ai dit à Gorille. Des putains d’offres spéciales. Au début il pigeait pas, il raisonnait comme un comptable de garage qui veut te faire payer le max pour un joint de culasse. Pour lui, il fallait qu’on vende chaque barrette cinquante balles pièces. Point barre. Il voulait pas en démordre. D’un autre coté je lui en voulais pas trop. C’est pas comme s’il avait fait beaucoup de cours de math ou d’économie dans son apprentissage. C’était plutôt piston-cylindre je lui ai dit en me marrant. Il trouvait pas trop drôle mais une des qualités du Gros c’est qu’il finit toujours par piger. Et plutôt bien. Au final, on s’est mis d’accord pour « quatre barrettes achetées, une offerte ».

Je te jure que ça allait le faire.

On s’est pointé sur les Quais vers les huit heures du soir. Ça caillait dru. Mais même avec ce froid Romain y balisait tellement qu’il avait la gueule couverte de gouttes de sueur, comme en plein été. On aurait dit que son visage s’était pris un gros orage rien que pour lui.

Au vrai ça s’est pas passé exactement comme on l’avait prévu. La couleur, ça passait vu que la nuit, en plus emballé dans du papier d’alu, tu voyais pas grand-chose. Le problème c’était l’odeur : ça sentait que dalle. Et si tu triturais un peu trop la barrette, elle commençait à s’effriter comme du sable. Avec ça on s’est fait envoyer chier pas mal de fois. Y a même un mec qui a voulu nous balancer dans le lac. Genre je suis responsable d’assurer la bonne qualité des produits dealés. Je crois que le type se prenait vraiment pour une sorte d’agent du service administratif de la dope. Le problème c’est qu’il avait l’air super sérieux avec une vraie sale tronche vérolée pleine de trous gros comme des cratères. Il aurait mieux fait de faire gaffe où il avait été tremper sa bite au lieu de nous casser les burnes pour trois barrettes au henné. Mais ça je lui ai pas dit.

Heureusement, Gorille, qui était ceinture marron de kung-fu avait amené avec lui ses nunchaks. Il a bien fait voir au mec qu’il les avait coincés dans sa ceinture à portée de mains et il a pris son air de maboule. C’était son truc, faire le mec complètement givré. En général ça déroutait n’importe qui. Sauf quand tu tombais sur un type vraiment dingue. Mais là Monsieur-du-service-qualité-de-la-came, il était mauvais mais pas dingue. Et même s’il nous a bien fait chier, ça l’a calmé et il s’est barré.

On devait bien se les geler depuis deux heures sur ces Quais de merde à se faire envoyer balader comme une vieille boîte de MacDo et on avait pas vendu une seule barrette. Et plus le temps passait, plus on flippait que les flics débarquent. On était sur le point de laisser tomber et de se casser quand les deux mecs sont arrivés. En repensant à ce moment je me souviens qu’après j’ai dit à Gorille :

– Tu vois mec, la vraie leçon de toute cette histoire c’est que la persévérance, ça paie toujours.

Les mecs se sont approchés. C’était deux grosses tarlouzes. Ils dandinaient tellement du cul que Gorille m’a donné un coup de coude en se marrant. Mais les deux types étaient sympas. Alors avec Gorille on a été super sympa aussi. Ils nous ont expliqué qu’ils venaient de Lausanne, vu que là-bas c’était dur de trouver de la came. Se faire chier à venir depuis là-bas juste pour acheter un peu de shit ? on s’est plutôt dit que les mecs voulaient être discrets.

Bien sûr qu’on leur a dit qu’on avait de la super dope. Gorille avait bien rodé son histoire et il leur a dit que la came venait directement du Maroc. Qu’un pote à lui l’avait ramené en go-fast. De la première qualité. C’est là qu’un des deux mecs nous a dit que c’était vraiment cool qu’ils soient tombés sur nous pasque la dernière fois qu’ils étaient descendus à Genève ils s’étaient fait refiler de la vraie merde, même pas fumable.

Quand il a entendu ça, Gros est parti au quart de tour, comme un de ses moteurs tout frais sorti de révision, tout droit, sans fumée et sans à-coups :

– Mec, je te garantis que ça c’est unique. Et comme c’est direct de l’importateur si ça te dit on te fait cinq barrettes pour le prix de quatre.

J’ai bien vu qu’ils hésitaient, alors j’ai enfoncé le clou :

– Ça vous évitera de devoir revenir à chaque fois à Genève. 

Et là putain ça a été le jack-pot ! Les mecs nous ont dit qu’ils en prenaient dix barrettes. Mais fallait closer vite alors on leur en a même ajoutée une de plus gratos.

– En gage de notre amitié genevoise, je leur ai dit.

Au prix du henné on n’allait pas se ruiner et on bossait pas non plus pour le service du tourisme ou l’amitié entre les peuples. Je te l’ai dit, dans n’importe quel deal le plus important c’est d’assurer le timing. Maintenant, fallait accélérer et emballer ça avant que les deux tafnioles se mettent à gamberger ou à vouloir mieux vérifier la came. Alors Gorille leur a dit :

– Venez les mecs, on marche. Y a pas mal de keufs par-là.

On s’est enfilé dans la rue des Étuves, bien sombre grâce à un réverbère cassé. Gorille a vite sorti les barrettes emballées dans l’alu et les a comptées en les posant dans les mains d’un des gars, tout en regardant à droite et à gauche pour maintenir la tension.

Quand le mec m’a filé les biftons, j’y ai quasiment pas cru. J’ai même failli pas compter, putain ! Après avoir vérifié j’ai dit OK au mec et ils se sont cassés presque en courant. Gros non plus il y croyait pas. Au regard qu’il m’a balancé c’était clair. Et je voudrais pas être prétentieux mais tu vois, entre nous, y avait aussi une sorte de reconnaissance mutuelle. Putain, on l’avait fait, le plan était en train de marcher !

Nous aussi on s’est vite barrés avant qu’ils pigent le truc et ça allait pas leur prendre beaucoup de temps. Quand on est sorti des Quais, Romain et Anouk étaient plus là. Merci les guetteurs.

On marchait pour rentrer chez Gorille après s’être acheté un morceau de vrai shit. Je lui ai dit en palpant les billets au fonds de ma poche :

– Hé Gros, je crois qu’ils se la sont bien prise dans le cul ! 

Putain, je crois qu’on a pas pu s’arrêter de se marrer pendant vingt minutes, chrono en mains, mec.

Big deal

Quand t’es un boss et que t’as réussi ton coup, tu dois être cool. Alors on a pas été rancunier avec Romain et Anouk. Même si nos deux petits tourtereaux s’étaient barrés en nous larguant en plein territoire junkie. Bon, Gorille était quand même un peu vénère au début :

– Tu réalises Max si les keufs s’étaient ramenés ?! Nous on pensait qu’ils nous assuraient gentiment le cul et on se serait fait serrer comme des cons.

– Ouais Gros, et dis-moi, ça va chercher dans les combiens le deal d’henné ? 

Il m’a fait son sourire des grands jours :

– OK, Max. Mais la prochaine fois c’est sans eux.

Alors sans rancune, on s’est tous retrouvé le lendemain, samedi après-midi, dans la piaule de Gorille. Je te jure, on n’avait pas fini de fumer un pétard qu’il y en avait déjà un autre qui commençait à tourner. C’est souvent ce qui arrive après des périodes d’abstinence. Faut compenser. Au bout d’un moment y avait tellement de fumée dans sa piaule au Gros que c’est à peine si on se voyait encore. Heureusement qu’il avait fermé la porte de sa chambre à clé. Sa mère gueulait de l’autre côté de la porte :

– Qu’est-ce que vous faites mon chéri ? C’est quoi cette odeur ? 

– C’est de l’encens Ma. C’est pour purifier l’air ! 

Nous on pouffait de rire comme des bouffons de l’autre côté de la porte. Comme ça marchait pas, sa mère a essayé de nous avoir à la bonne :

– Je vous ai fait des tartines pour le goûter. Ouvre que je vous les donne. 

C’était pas con comme stratégie, pasque nous on avait une putain de dalle. Mais ça a pas marché comme elle pensait la vieille. Gorille a juste entre-ouvert la porte, piqué le plateau de tartines et il lui refermé la porte sur la gueule juste au moment où elle essayait de se faufiler à l’intérieur. Je crois qu’il lui a même pas dit merci. Au fond, c’était sa manière à elle de participer à la fête à sa maternelle : nous beurrer les tartines.

Au bout d’un moment, Anouk et Romain étaient tellement high qu’ils étaient roulés l’un sur l’autre à se baver des palots. On les a matés un moment avec Gorille et on s’est regardé les deux en hochant la tête. C’étaient encore des putains de mômes ces deux-là. Heureusement au bout d’un moment Rom avait tellement envie de se fourrer Anouk qu’il nous a dit qu’ils devaient rentrer.

– C’est ça, bonne baise, que je leur ai balancé.

C’est vrai, autant appeler un chien en rut, un chien en rut. Gros et moi, ça arrangeait nos affaires. On allait pouvoir passer aux choses sérieuses.

Gorille était sûr qu’avec le fric qu’on s’était fait, on pouvait acheter une plaque de cent grammes à un des mecs qu’il connaissait, un albanais ou un bulgare du genre. Il lui avait parlé il y a deux jours. Le gars faisait réparer sa caisse dans son garage. Il avait eu un gros arrivage d’Afghan, du shit noir comme un pet de mouche et moelleux comme un loukoum. The best of the best.

Après c’était simple de le couper, surtout avec notre expertise de fabriquant de shit artificiel. On pouvait faire le double en quantité et facile deux ou trois fois le prix. Ce qui fait qu’on allait easy pouvoir se faire dans les cinq mille balles.

– OK, que je lui ai dit, appelons-les et on va chercher la came ce soir.

Je voulais aller vite. Mais Gorille m’a dit que les mecs c’étaient pas des gars que tu pouvais appeler comme ça. Ils avaient même pas de numéro de téléphone. Ils voulaient pas de traces.

– Je vois un des types la semaine prochaine. Y doit venir récupérer sa Benz, m’a dit le Gros avec un clin d’œil appuyé, genre cette fois c’est la bonne.

Le plan roulait comme prévu. On allait passer à l’étape supérieur. Gorille nous en a roulé un gros bien assaisonné pour fêter ça.

Fiesta

C’est des fois difficile de distinguer l’excitation du stress. Là fallait pas chercher, c’était les deux à la fois. Gorille devait rencontrer le gars mercredi. Tout était prêt, le Gros avait le pognon s’il fallait le lui montrer ou le payer d’avance. Mais le gars avait appelé le garage pour décaler son rendez-vous à la fin de la semaine.

– J’espère juste qu’il va se pointer et qu’il lui est pas arrivé une bricole, tu sais jamais avec ces mecs, m’a dit Gorille.

Finalement, le Bulgos ou je sais pas quoi, lui a confirmé pour le lundi suivant. Ça faisait bien chier d’attendre aussi longtemps, surtout qu’il nous restait plus beaucoup de shit. Le Gros arrivait à rester assez stoïque, il disait que c’était grâce aux entrainements de kung-fu. Moi, ça me foutait les boules et j’étais à cran.

Samedi soir, on devait se retrouver avec des potes du Collège au centre-ville, vers la fontaine. C’était juste à côté de la rue des Belles Filles, au centre de la vieille ville, là où s’alignait une série de bars. Ça brassait pas mal et ça hurlait beaucoup. Mais là où ça bougeait le plus c’était devant le Galaxy, un bar-tabac qui restait ouvert jusqu’à une heure du mat. C’était comme un phare dans la nuit où s’agglutinaient tous les insectes insomniaques de la Ville. A l’ombre de Calvin, c’était aussi le seul endroit où tu pouvais t’approvisionner après vingt-deux heures. Le samedi soir, tout le monde allait y acheter ses clopes, ses gummies ou ses binchs. Comme c’était pas loin du centre, ça grouillait de bourges et forcément ça attirait les punks et les fachos qui avaient besoin de leur public pour exister.

Le Galaxy était en réalité un long comptoir étroit éclairé par des néons qui te balançaient leurs watts bien crus à t’en faire cligner les yeux. Et ça bousculait pas mal à l’entrée de cette espèce de goulet. Ça faisait un moment qu’on se cherchait avec le grand Julien, mi-punk, mi-facho. C’était le fils du marchand de pinard de Veyrier, à la périphérie de la ville. Alors outre le fait qu’on blairait pas les fachos, lui, il avait la haine contre les fumeurs de shit. Je crois qu’il pensait que ça piquait de la clientèle à son paternel.

Difficile de dire qui a lancé les hostilités le premier et on s’en fout, mais on s’est croisé dans le goulet et c’est parti sans préliminaire. On s’est retrouvé dehors à se foutre sur la gueule. J’ai réussi à lui en balancer un en premier, bien en travers de sa gueule. C’était suffisant pour le calmer vu qu’il pissait le sang. J’allais me barrer avant qu’il ramène sa meute de chiens pelés à croix gammées quand il m’a crié :

– Et toi la petite salope, si ton pote il continue à dealer sa crasse vous allez avoir de sacrées emmerdes.

– De quoi tu parles connard.

Je voyais pas comment le fils spirituel d’Adolf pouvait être au courant de notre petite arnaque au henné. J’ai dû tirer une telle tronche qu’il a ajouté en se marrant :

– Demande au mec à coté de toi, pauvre tache ! 

Et y s’est barré en crachant un gros glaviot bien sanglant.

Le mec à côté de moi c’était le petit Stan, celui dont personne connaissait vraiment la gueule à cause de la choucroute de dreadlocks qui lui pendait devant la tronche. Un vrai baba-cool, toujours high. Je l’ai regardé en pointant le menton pour qu’il me balance vite l’explication. J’avais pas trop de patience à ce moment-là.

Il a mis la main dans sa poche et il m’a montré un joli bout d’afghan bien noir comme un pet d’mouche et tendre comme un loukoum.

– Je l’ai acheté à Gorille. Il est super bon. Ça fait une semaine qu’il en a et il deal pas mal. Ça part comme des petits pains cette merde. 

Là j’ai pigé pourquoi ça faisait une semaine que le Gros me disait d’attendre et qu’il avait toujours un autre truc à faire quand on devait se voir.

C’est là aussi où j’ai compris qu’il apprend vite le Gros et que finalement c’était moi qui me l’étais bien prise dans le cul.

Panzer Division

C’était le coup de couteau dans le dos. Je l’avais mauvaise. Genre colère froide. Mais le premier truc, c’était de récupérer ce qui pouvait rester de mon investissement. Si Gros avait encore du shit, il fallait que je le trouve. Et très vite, avant que ce traitre ait tout fourgué. Mais je pouvais pas non plus lui envoyer un télégramme pour lui demander où il planquait sa came. Il fallait que mes synapses entrent en hyper conductivité. Je me suis carrément foutu la tronche dans un seau à glace, histoire d’aider le destin.

Putain où est-ce que je planquerais une plaquette de shit, moi ? Pas dans ma piaule en tous cas avec ma fouineuse de mère, parano comme toutes les mères. Un truc qui pue l’ivresse sulfureuse et auquel je dois pouvoir accéder facilement, c’est pas chez moi que je le mettrais au chaud. Mais le Gros il avait autre chose que sa piaule, il avait sa putain de caisse ! Il l’aimait tellement sa Cox qu’une fois, il avait même pioncé dedans. Il la laissait bien garée tout au fonds du parking extérieur du garage où il bossait. Et juste à côté de l’endroit où le grillage métallique était à moitié détaché, ce qui faisait que t’avais qu’à te glisser dessous pour être à l’intérieur du parking. Ni vu, ni connu.

Ce coup-là je le jouais à mille pour cent. Tous les jetons sur le même numéro. Et dans l’état de haine où j’étais, j’allais pas cogiter les probabilités trop longtemps. J’ai foncé direct au garage où Gros bossait. C’était l’heure de la soupe au chou. Suffisamment tard pour que ce soit fermé et suffisamment tôt pour que Gros soit pas déjà en train de dealer.

Je m’suis fait la serrure avec un tournevis qui trainait. Après, ça a pas été trop long. Il se sentait trop en sécurité Gorille. Il croyait quoi, que c’était fort Knox sa caisse ? J’ai trouvé le paquet en trente secondes, planqué au milieu les fils électriques sous le tableau de bord. C’était pas le jackpot mais je rentrais dans mes frais. J’ai quand même piqué l’autoradio en bonus.

Mais ça me suffisait pas.

Il fallait qu’il paie sa trahison. Il fallait que ça lui fasse mal comme ça me faisait mal à moi. J’avais un moyen pour ça. Qui en plus me couvrirait complètement en maquillant mon braquage.

Le petit Stan est assez con pour pas reconnaître un camion quand il se cogne dedans. Ça a pas été très compliqué de lui raconter un truc sur une Cox bourrée de came et d’ajouter qu’il faudrait pas que Julien le Facho l’apprenne. Parce que non seulement il est con, mais il est chiard en plus. Il en voulait aussi au Gros depuis qu’il lui avait renversé une tasse de chocolat chaud sur ses dreadlocks soit-disant « pour qu’il fasse plus jamaïcain».

Celui-là de coup, je le donnais à cinquante-cinquante. Si l’info passait et que la bande à Mengele descendait faire un tour, c’est sûr qu’ils laisseraient des traces. Et là c’était Bingo. Ils portaient le chapeau pour mon petit casse en version sombrero mexicain.

Mais on est jamais trop prudent. Alors j’ai adopté la technique du Gros. Je me suis mis en apnée. Jamais le temps, toujours d’autres trucs à faire. J’ai quand même assez vite appris que le gros avait déclaré la guerre au fan club d’Adolf-Julien. Faut dire que c’est un peu dans leur nature d’avoir tendance à l’excès aux petits nazillons.

Ils étaient descendus en version Blitzkrieg. Mais ça les avait déçus de pas trouver de came et que Stan leur ait balancé un tuyau pourri. Comme le Petit s’était vite tiré quand il a vu que les skins en avaient gros, ils se sont rattrapé sur la bagnole. Après leur petite descente, avec la grosse croix gammée à la peinture noire, elle avait un autre look la caisse de Judas.

Gorille m’avait rien raconté. Il m’avait juste grogné des conneries quand on s’était croisé une fois. Je me disais qu’on était « square ». Zéro à zéro. Balle au centre. Mais je restais avec ce goût dégueulasse. Pas de ce qu’il avait fait.

Mais de ce qu’il m’avait fait faire.

Trop lourd pour voler

Pat

Un jour, le plafond avait été blanc. Mais depuis, le temps l'avait recouvert d'un fin duvet gris et autour de l'ampoule qui pendait, nue et tachée de restes d’insectes brûlés, la chaleur avait vitrifié la poussière. Elle formait un halo sombre et rond qui maintenant se détachait et se mettait à tourner de plus en plus vite. En accélérant cela ressemblait à une roue de moto qui, soudain, se teinta de rouge.

Pat ne pouvait pas décoller son regard de cette roue qui tournait. Elle continuait d’accélérer et creusait dans le plafond de sa chambre un sillon toujours plus profond. Son corps paralysé s'enfonçait dans le lit rectangulaire que sa mère lui avait acheté chez Caritas, quelques années plus tôt, pour l’anniversaire de ses quatorze ans. Ce lit qu'ils avaient eu tant de peine à monter dans cette chambre trop étroite. Il avait tellement envie d'avoir quatorze ans encore et de pouvoir échapper à cette roue sanglante qui grandissait et se rapprochait de son visage.

Soudain, sans que son corps n'ait bougé, il se trouva face aux quatre étagères de sa bibliothèque. Dans la feuille posée devant lui, là où la poudre avait collé le papier à l’endroit de la pliure, il ne restait plus rien. Pat ne savait plus quelle quantité elle avait contenu. Il se souvenait juste qu’il avait tout pris. Comme quand tu pars pour ne plus revenir.

Maintenant, il regardait la coupe de plastique doré, posée en haut de l’étagère. Celle qu'il avait reçue quand il avait fini troisième au concours intercommunal de karaté. En réalité c'était plutôt la coupe, surmontée d'un karatéka levant la jambe, qui le regardait en vibrant étrangement. Il s'aperçut alors qu'à côté du précieux écusson en métal que lui avait donné son frère Ken et où était gravé "support your local Hell's Angels", la petite figurine d'Elvis, celle qu’il avait piqué à un concert des Stray Cats, tournait doucement la tête vers lui en souriant.

Il faisait tellement chaud dans sa chambre. Beaucoup trop chaud. Et la roue au-dessus de lui continuait de tourner.

Pat avait envie de chanter "les portes du pénitencier" avec Elvis. Comme il le faisait avec son frère Ken, en gueulant, de la mousse de bière plein la bouche. Mais la petite figurine aux couleurs criardes ne chantait pas. Ni les portes du pénitencier, ni " My Way" ou " Fever". Elvis ne chantait pas. Mais il se mit à lui parler. D'une voix si brûlante, que Pat sentit son corps se couvrir de sueur.

– Viens Pat, allons voler.

Il se sentit apaisé par cette voix ardente, comme empli d’un sentiment nouveau. Et alors qu’il se levait pour partir voler avec la petite figurine de plastique, pour la première fois, il faisait l’expérience de la sérénité.

6 mois plus tôt

Il nous restait encore vingt minutes à glander avant la première heure de l'après-midi. C’était vendredi. On avait déjà la tronche dans le week-end, quand Jérôme nous a dit :

– Allez quoi, on a le temps. 

Romain était pas très chaud. Mais c'est pas lui qui allait contredire Jérôme. De toute façon, quand Jérôme voulait un truc, il finissait toujours par l'obtenir. Ça servait à rien qu’il nous fasse chier des plombes pour rien. Alors quand Jérôme, genre grand séducteur des cours de récré, s'est tourné vers Anouk, la meilleure copine de ma frangine Léa, et qu'il lui a dit en la regardant bien droit dans les yeux :

– Viens Nou-nouk, ça nous fera une petite mise en bouche pour le week-end, en s’esclaffant de rire à sa propre vanne. Alors nous, on l'a suivi.

Voilà comment on s'est retrouvé tous les quatre, Romain, Anouk, Jérôme et moi, couchés sur le bas-côté de la route qui menait au Collège avec les herbes drues et des morceaux de branches qui nous grattaient l’cul. Jérôme a tendu à Anouk un shilom qu'il avait bourré d'herbe jusqu'à la gueule en déclarant :

– A toi l'honneur Anouk.

Tandis que le shilom tournait, Jérôme expliquait à Romain que si on réunissait mille balles chacun on pouvait descendre sur la côte, à Marseille ou à Nice, ou même à Gênes, en Italie où c'était moins cher, embarquer sur un cargo et être en trois jours au Maroc. Comme Romain, les yeux complètement dilatés, répétait connement " au Baroc !? " on a tous éclatés de rire sans pouvoir s'arrêter.

C'est le bruit de la voiture qui, en freinant brusquement, nous a tous immobilisé. On s'est plaqué au sol. C'était Madame Lemaire, la Prof d'anglais. Celle qu’on appelait " Big nichons ". Sûr qu'elle nous avait vu depuis la route. Elle est descendue de sa voiture en laissant la portière ouverte. Un peu comme si elle hésitait à vraiment s'arrêter ou à continuer son chemin.

Nous, on a fait comme si elle nous avait pas vu. On attendait juste qu'elle reparte, plaqués au sol sans bouger. Comme quatre morts. C'est quand on a levé la tête pour guigner qu’on a croisé son regard. Elle avait pas l'air fâchée. Juste triste. Elle s'est retournée sans rien dire et on a attendu que le bruit de sa voiture se soit éloigné pour se tirer.

Qu'est-ce qu'on en avait à foutre. De toute façon on allait pas retourner au cours.

Les Libellules

Ce soir-là, on avait rencard en bas de chez Romain, au quartier des Libellules. C'était pas loin de chez Anouk et des fois Romain passe la nuit chez elle. Ça fait déjà six mois qu'ils sont ensemble et ils sont comme un vrai couple. On dirait presque qu'ils sont déjà vieux. On y est allé Léa et moi. Tu me diras que c’est un peu chiant de se trimballer sa frangine qui te colle comme un vieux caramel. Et t’aurais raison. Mais en même temps, c’était pas trop le genre de gonzesse que tu te risques à contrarier. Elle a fini troisième au concours intercommunal des jeunes tireurs et j’avais pas trop envie qu’elle m’en balance une. C’est pas le genre à rater sa cible ma frangine.

Léa avait dit à nos vieux qu’elle dormirait chez Anouk. Ça marchait toujours comme truc parce que le père d’Anouk est assistant social à l'école professionnelle des Marronniers. Alors mes parents se disaient qu'avec le père d’Anouk, les filles étaient cadrées. Faut dire que les Marronniers c'est un bahut qui cadre plutôt hard. Genre formation pour ceux qui peuvent aller ni à l'école normale, ni en apprentissage. C'est juste en attendant qu’ils soient majeurs qu’on les met là, histoire de les parquer quelque part. Je te jure, t'as des mecs là-bas y ont déjà la barbe.

En fait, le père d’Anouk est super cool. Et comme Anouk venait d’avoir dix-sept ans, il disait qu'elle doit apprendre à se débrouiller dans la vie. En fait, elle se débrouillait déjà plutôt bien. Ses parents habitaient un petit pavillon du coté de Meyrin. Sa chambre était au rez-de-chaussée alors quand elle sortait, elle laissait toujours sa fenêtre entre-ouverte. Ça fait qu'elle pouvait rentrer à n'importe quelle heure sans réveiller personne. Il lui suffisait de passer par la fenêtre, comme un chat.

Quand on est arrivé Jérôme et Romain étaient déjà là. Ils attendaient assis sur le tourniquet de la place de jeux pour les gamins. Faut dire qu'à cette heure, y a plus beaucoup de mioches dans l’coin. Soi-disant que ça deal la nuit en bas des Libellules. Alors que c’est juste les mecs du quartier qui passent le temps. Que c’est quand même moins chiant que de rester devant la télé avec tes vieux qui te bassinent de conneries en écoutant Jacques Martin et les petits chanteurs à la Croix d’bois.

Tu te dis peut-être que c’est bizarre comme on se retrouvait, mélangés comme ça, des bourges, des semi-bourges et des mecs des quartiers à zoner ensemble. C’est qu’on était dans un Collège à l’intersection des quartiers et qu’on se connectait, à travers la dope, les potes du foot et les concerts. On convergeait, mais c’était pas comme le Rhône et l’Arve, on se mélangeait jamais vraiment.

Il y avait aussi un troisième gars avec eux. Une sorte de Rasta qui habitait aux Libellules. On l'appelait "Septembre Noir " vu qu'il était black couleur cendre avec un air bien flippant. Le type dealait un peu de tout. Forcément Jérôme ça l’excitait à mort. Un joint tournait et on l’avait pas encore fini que Romain en roulait déjà un autre. Ça partait fort. C’est là que Jérôme a demandé à Septembre Noir s’il avait pas des acides.

Il faisait super chaud pour mi-juin et Jérôme voulait qu'on fasse tous un trip sous les étoiles. Il disait qu'on allait faire un voyage intergalactique et que le tourniquet serait notre vaisseau spatial. Qu’on allait vraiment s’envoyer en l’air et traverser les étoiles. Rasta l’a gentiment ramené sur la planète terre quand il lui a répondu que c'était cent balles pour quatre doses. Alors Jérôme lui a demandé :

– Et si on te paie avec une des filles ?

Avec Jérôme, c’est toujours difficile de savoir si c'est un vrai tordu ou juste un sale connard. Comme son père est comptable et qu'il habite une grosse baraque avec piscine, ce trou-du-cul se croit toujours tout permis. Comme si habiter une villa à Cologny, le quartier des gros bourges qui domine le lac, ça te donnait un passe-droit pour enculer tout c’qui bouge.

Septembre Noir a reluqué Anouk et Léa comme s’il soupesait une dose de came. Mais la blague l'a pas fait rire, ou alors il les a pas trouvées à son goût. Il a regardé Jérôme en prenant un air super sérieux et il lui a balancé, aussi froid qu'un rat mort, qu'ici le quartier était contrôlé par les Hell's et qu’il fallait pas déconner :

– T'as le fric ou t'as pas le fric ?

Jérôme a sorti quatre billets de vingt et il a dit à Romain :

– Passe-moi vingt balles, on invite les filles.

Ça, c'est son côté « prince de la colline dorée ». Quand il décide de se la jouer grand seigneur tu peux avoir un acide à l'œil. Avec le pognon d’un autre.

Rasta s'est levé et nous a dit d'attendre. Il est revenu, accompagné d'un type en perfecto noir qui ressemblait plus à un ours qu'à un motard. Romain s'est levé pour le saluer et Rasta nous a dit :

– J’vous présente Pat. Ce mec faut pas l’faire chier.

C'était un type du quartier. Il habitait la grande tour des Libellules. Celle que tu vois même depuis Cologny. Même depuis la piscine de Jérôme, tellement elle est haute cette putain d’tour.

Pat nous a filé les acides et on les a bouffés comme tu t’envoies des smarties. OK on était stone, mais je crois quand même qu’ils étaient pas mal frelatés les buvards au LSD du Rasta. Plus tard, je suis rentré avec Léa et Anouk. Les autres étaient restés à planer, complètement déchirés sur leur carrousel en métal. Moi, tourner en rond, ça commençait à me faire tourner en bourrique et pour être franc, j’avais toujours trouvé Anouk plutôt bonasse. Même si elle était pas franchement libre. Après c’était le problème de Romain s’il laissait sa meuf complétement défoncée en stabulation libre.

Finalement, on s’est retrouvé tous les trois dans la chambre de Léa à se refaire la soirée. Ça nous faisait marrer, tout en engouffrant des tartines dégoulinantes de Peanuts butter, d’imiter Septembre Noir et l’autre type en perfecto, le gros Pat. Ce mec avait l’air à moitié autiste. Pendant qu’on déconnait grave, lui, il avait passé presque toute la soirée à jouer au couteau en lançant son surin dans le gazon jaunit. Même qu’à un moment Septembre Noir s’était foutu de sa gueule en l’appelant « le Mongo ». Les deux filles pouffaient comme des vieilles bécanes pendant que j’répétais " Pat-le-Mongo ! Pat-le-mongo ! ". Je te jure, ils étaient carrément zarb les mecs du quartier des Libellules.

Le père d’Anouk nous a entendu quand on parlait de Pat, tellement on s’marrait. Il a bien vu aussi qu’on était fonçdés comme des écureuils. Mais il a rien dit pour ça. Je crois qu’il trouvait que la bonne attitude quand t’es assistant social c’est de faire que tu comprends les jeunes. En fait, il pigeait que dalle, mais j’te l’ai dit, il est super cool le père d’Anouk.

A un moment, il m’a juste regardé un peu sérieux et il m’a dit :

– Tu sais, Max, Pat-le-Mongo comme tu l’appel, c'est un élève de l'école des Marronniers. Alors vas-y mollo.

Je sais pas si ça voulait dire que je devais faire gaffe ou que je devais être sympa mais au final, il m’a bien fait passer pour un con, le gentil assistant social.

Holiday in the sun

On avait attendu la fin de l'année comme une libération. L'été qui s'ouvrait paraissait être un horizon sans fin. Quand on passait pas nos après-midi à la piscine de Carouge, on allait faire des virées dans les champs. Romain s'était mis à la guitare et il était trop bon. Surtout quand on avait bien fumé. Fin juillet, les parents de Jérôme sont partis dix jours je sais plus où, à Câpres ou un truc comme ça. Ils étaient invités chez un client de son père. Pendant dix jours on allait avoir la baraque et la piscine en accès libre. Ça allait être « open bar » chez Jérôme.

Un soir, il avait organisé ce qu'il appelait une soirée Woodstock. Il avait demandé à Septembre Noir de passer « avec de quoi tenir ». Les types des Libellules, pas besoin de leur dire deux fois de venir s'éclater à Cologny-Beach dans la piscine d’un gros bourge. Tant qu’ils pouvaient échapper à leur gazon pourri et aux allées d'immeubles qui puaient les poubelles rances et la pisse de chat, à cause qu’il faisait trop chaud, ils étaient toujours partants.

Ce soir-là, avec Romain et les deux filles, on s’était déguisés en hippies avec des trucs à franges et des foulards. Mais Léa, elle y croyait trop. Elle s’était tissé une couronne avec des fleurs. Pour mettre l’ambiance, on avait préparé un super punch. Le père de Jérôme, sous la piscine, il avait une salle avec plein de bouteilles et on avait trouvé la clé, bêtement planquée dans un cendrier vide. Au début on avait juste pris quelques bouteilles. Mais comme il faisait méga chaud, le punch partait super vite. Il fallait toujours qu’on redescende chercher des bouteilles avec des noms bizarres, genre château la Pomme ou château l’Mouton, pour recharger la soupière.

C'est comme ça, en retournant à l’intérieur de la baraque pour chercher à boire, que je suis tombé en face de Jérôme, Rasta, Pat, son frère Ken et une meuf des Libellules qui s'appelait Christelle. Ils étaient dans le grand salon, à côté de la piscine, assis par terre autour d'une table basse. Avec la pointe d'un couteau, Septembre Noir sortait de la poudre blanche d'une grande feuille pliée en deux.

Jérôme l'a regardé aligner ses rails de poudre sur la table. Ses pupilles avaient déjà la forme de deux pointes d'aiguilles. Il avait de la peine à parler, comme s’il fonctionnait au ralenti. Il m’a dit :

– Allez viens Max, on vit qu'une fois, faut tout essayer. Tu verras c'est suuuuper cool.

Quand il a entendu ça, Ken, le grand frère de Pat, qui se vautrait torse nu avec juste son gilet en jeans des Hell's, a balancé à Jérôme:

– Ah ouais, et t'as déjà essayé d'enculer ta sœur à l’œil ? C'était cool ?

Il avait dit ça comme il aurait tranquillement demandé à Jérôme s’il avait pas envie qu’il lui pète la gueule. Elle était pas en distribution libre la poudre. Fallait qu’il raque Jérôme. Mais il a assuré cette grande tronche de con, il a sorti les billets et il a payé. En fait, il s’en foutait, il avait trouvé la planque à biftons de sa mère au fond du dressing, Jérôme. C’est ça qu’il m’a dit après.

Le frère de Pat, c'était pas un type avec qui tu déconnais trop. J'avais entendu dire par Romain qu’une fois le mec avait suriné un gars et que ça pissait l’sang partout. Il parait aussi que Pat avait été en taule à cause de lui ou un truc comme ça. En tous cas il avait un look bien craignos le frangin de Ken. Ses bras et sa poitrine étaient couverts de tatoos bleutés, avec des têtes de morts et une vierge en larmes. Il en avait même sur les doigts. Quand il fermait le poing pour te le balancer dans la tronche ça faisait F.U.C.K. Je crois que lui non plus, le frère de Pat, il aimait pas trop Jérôme et sa grande gueule de gosse de riche. C'est pour ça qu'il le cherchait. Mais Jérôme il s’en tapait. Il était chez lui et cette baraque c'était son territoire.

En plus, il avait même pas d’sœur.

Alors, Jérôme a rien répondu. Il a juste souri et il a sniffé la grande ligne que Rasta lui avait préparé. Après il a passé son doigt sur la poudre qui restait sur le verre du plateau de la table, il l’a frotté sur ses gencives et ensuite il l'a passé sur les lèvres de Christelle. Il appuyait un peu trop fort. Comme s’il voulait lui déchirer la bouche. Rasta s'est marré et s'est mis à me préparer un rail en me faisant un clin d'œil. J’allais pas dire non, c’était Jérôme qui régalait.

Il y a des fois, tu sais pas où est le début et où est la fin. Le haut et le bas. Tu sais même pas où t'es ou même plus qui t'es. Moi, après, je me souviens juste de la piscine pasque y avait plein de trucs qui flottaient. A un moment on a même cru que quelqu'un s'était noyé. Mais c'était rien qu'une peau de pastèque retournée.

Romain se prenait pour une rock star. Il arrêtait pas de beugler en massacrant sa pauvre gratte. Il avait mis la couronne de fleurs de Léa sur sa tête et il se la pétait à plein tube. Mais il ressemblait plus à Janis Joplin en fin de jam, qu’à Jim Morrison.

La plupart des gens s'étaient tirés ou dormait dans un coin du jardin. C'était un vrai bordel. Des mecs auraient pu se barrer avec des tableaux sans que personne s'en rende compte. D'ailleurs, je crois que quand les parents de Jérôme sont rentrés une semaine plus tard, ils lui ont gueulés dessus à mort pasqu’il manquait pas mal de trucs. A un moment on a tous plongé dans la piscine. Sauf Rasta et le frère de Pat qui ont pas bougé de toute la soirée. Comme si ce salon de richto était le nid le plus douillet du monde ou que la flotte ça les faisait flipper. Après, Romain et Anouk, les deux petits amoureux, sont partis et j'allais rentrer quand Jérôme m'a dit :

– Allez Max, une dernière pour la route. De toute façon c’est pas ce soir que tu vas te l’envoyer la petite Nou-nouk.

Putain s’il me gonflait trop cet enfoiré. En plus il me faisait passer pour un looser même pas capable de baiser la meuf de son pote.

On s'est encore retrouvés autour de la table du salon. C'était devenu le coin V.I.P. Rasta a préparé une rangée de lignes pendant que Jérôme reluquait les seins de Christelle. Faut dire qu’elle était bien partie la gamine et quand ils ont eu le pif assez rempli, ils ont commencé à se rouler des pelles. Jérôme s’est à moitié vautré dessus en lui plotant les ballons. Il en avait plus rien à foutre. Il lui a ouvert son short et a glissé sa main dedans. Nous on les matait, un peu comme si on participait au truc. Septembre Noir, lui, il avait le petit sourire goguenard du fournisseur devant un client comblé.

Ils étaient tous pliés de rire que Jérôme doigte la petite Christelle au milieu du salon. Mais en fait c’était juste que tout à un prix. La gonzesse des Libellules c’était son tribut. Le petit problème c’est que Jérôme avait plus de limites.

Il lui avait tiré son short. Christelle avait la culotte sur les genoux et il lui enfonçait ses doigts de plus en plus fort. Fallait pas avoir fait Polytechnique pour comprendre que la fille ça l’amusait pas trop et qu’il lui faisait mal. Elle essayait bien de se dégager mais son short lui bloquait les jambes, et Jérôme la coinçait fort. Il lui avait mis son autre main sur la bouche. J’allais sauter pour défoncer la sale gueule de Jérôme quand Christelle a réussi à lui morde la main. Jérôme a crié comme s’il s’était pincé la bite et elle a réussi à se dégager sous les hurlements de rire de Septembre Noir.

Jérôme, ça l’a bien refroidi, le petit con. Il lui a juste balancé "sale pute" en regardant sa main où chacune des dents de Christelle avait laissé une profonde marque rouge. C’était bien fait pour sa sale tronche de tordu. J’ai juste regretté qu’il pisse pas l’sang, ce connard.

Soudain j'ai senti un truc contre moi. En tournant la tête j'ai vu Pat qui s’était à moitié effondré. Le mec devait être trop stone. Il avait passé un bras autour de mes épaules et appuyait sa grosse tête sur ma poitrine. Le mec était super lourd. Je lui ai dit qu’il était trop défoncé mais il regardait droit devant lui en chialant à moitié. Tu vois, des fois c’était un mec un peu perdu Pat. C’est un peu comme s’il était enfermé à l’intérieur de lui-même. Les autres se foutaient souvent d’sa gueule à cause de ça.

Bon, sauf quand son frangin Ken était là.

Moi aussi j’étais trop défoncé, putain. Je sais pas pourquoi, ça me faisait mal de l’voir comme ça avec les yeux tous mouillés. Alors je l’ai pris dans mes bras et je l’ai serré fort. J’étais là en train d’enlacer ce mec des Hell’s, comme un gros nounours et ça m’a fait éclater d’rire. Lui, ce con de Pat, il me serrait en chialant encore plus fort. Il devait vraiment être méga stone.

Crotale

On a bien mis trois jours à s'en remettre de la "Woodstock night ". Jérôme, lui, il avait plus trop envie de remettre ça tout de suite. Surtout que Septembre Noir il pratiquait pas le pique-nique gratuit. Donc voilà à quoi ramène tous ces grands moments de bonheur. Rien qu'à la thune.

Après, ce putain d’été a filé comme un rat dans son trou. T’avais la tête devant toi que tu voyais déjà plus la queue.

C’est comme ça qu’on s’est retrouvé à la rentrée à se faire chier de cours de math en cours d’allemand. On en était là quand un après-midi on est passé chez Pat. Romain avait dit qu'il avait sûrement un peu de dope. Depuis cette soirée, il aimait bien qu'on se voit Pat. C’était un peu comme s’il faisait partie de notre bande maintenant. Il était devenu le mec des libellules qu’était pote avec le bourge de Cologny et ses copains du Collège. Ça devait le poser un peu quand même dans son quartier.

Des fois quand je me retrouvais avec lui, j’avais presque l’impression d’être avec un gamin. Il me regardait avec un air concentré, comme s’il cherchait à tout enregistrer. Je sais pas si on était devenu ses modèles ou quoi mais ça me foutait presque mal à l’aise. De toute façon, il parlait pas beaucoup Pat, comme s’il était encombré par sa grosse masse. Mais il était plutôt cool et en fait, bien moins lourd que Jérôme.

Lui, Jérôme, il faisait une fixation sur l'idée de descendre au Maroc. Ça le lâchait plus ce truc. Il nous disait sans arrêt :

– Écoutez les mecs, on trouve un peu de blé, on descend et on ramène deux ou trois kilos de shit. Même un kilo. Et quand on le revend ici on fait au moins cinq fois la mise.

Nous, on l’écoutait en silence. Serrés comme des sardines dans la minuscule chambre de Pat. On se demandait s’il était sérieux ou si c’était juste sa dernière lubie. Mais lui il continuait :

– Vous comprenez pas, putain ! On descend avec deux mille balles et après on en a dix mille ! On refait ça avec dix et on se retrouve avec cinquante mille balles. Tu piges Max ? On descend avec deux milles biftons et on se retrouve avec cinquante mille ! Ça y est ? Tu as visualisé ?

Ça c’est sûr que j’avais visualisé. Le coup du starter quand t’as pas de flouze, j’avais déjà donné. Mais Jérôme c’était trop tard pour l’arrêter. Pour lui c'était comme si c'était déjà fait. Alors j’ai fermé ma gueule.

– Et tu les trouves où les deux mille balles, il lui a demandé Romain, alors que t'as même plus assez de fric pour payer ce que tu dois à Septembre Noir ?

Pat les regardait argumenter, tournant la tête une fois vers l'un, une fois vers l'autre. Comme si c'était un match de ping-pong. Soudain Jérôme a eu une illumination. Il s'est à moitié relevé et il a crié :

– Le bar-tabac de la vieille, en bas de la rue du Petit-Chêne. Je suis sûr qu'elle se fait un max de fric. On y descend un vendredi comme ça on a toute une semaine de recettes. On peut même se faire beaucoup plus que deux mille balles. On attend qu’elle soit partie et on passe par derrière. Je suis sûr que c'est facile à crocheter sa porte.

Romain avait réalisé que Jérôme était sérieux et il était devenu tout pâle.

– T'es un dingue ! T’es un grave dingue ! il lui a dit Romain.

Pat, lui, il a lentement levé sa grosse masse et il a tranquillement dit :

– J'ai ce qu'il faut.

Il a glissé sa main sous le matelas et il a sorti une sorte de gros paquet qu'il a posé sur le lit. Il a déplié le tissu qui était tout taché de cambouis et quand il s'est reculé, on a tous fixé l’énorme flingue en acier qui enfonçait le duvet.

– Waow, il a fait Jérôme, avec ça c'est dans la poche !

Nous, on avait jamais vu un truc pareil. Ça paraissait super lourd et Romain j'ai bien vu que ça lui foutait la trouille.

– Moi je mange pas de ça, il a dit d'une voix froide et blanche.

Mais Jérôme il avait déjà tendu la main pour saisir le gun. Fasciné comme si c'était un truc vivant. Un crotale noir et froid.

– Tu peux y aller. Il est pas chargé, lui a dit Pat. C'est celui de mon frangin. Il le planque ici. C’est au cas où.

Bar-tabac

C'est Jérôme qui nous a raconté comment ça s'était passé. En même temps qu'il parlait, il arrêtait pas de mettre en avant son bras bandé. Comme si c'était la preuve qu'il était devenu un vrai dur. Ça l’avait fait passer en surrégime, complètement excité :

– On s'est pointés là-bas vers les onze heures du soir. Y avait plus aucune lumière et on s'est approché tranquille mais sans hésitation. Pat c'est comme s’il allait faire ses courses. Il a peur de rien ce mec.

Moi, je m’suis demandé si c’était pas pasque des fois il était un peu perdu et qu’il se faisait chambrer, qu’il fonçait comme ça Pat. Je te jure, t’avais l’impression qu’il avait pas de limites. Genre le mec qu’a un truc à prouver. Ou qu’est juste à côté de la plaque.

Et puis Jérôme s’est arrêté de parler, comme s’il réfléchissait ou comme s’il se revoyait là-bas.

– Ce qu'on avait pas prévu, c'est le clebs. C'était un truc de dingue, putain. De dingue ! On était devant la porte à regarder comment on allait crocheter cette serrure de merde quand tout d'un coup cet énorme machin nous a sauté dessus.

Il était fasciné par ce qu'il nous racontait. Fasciné par lui-même.

– Le chien m'a chopé le bras. C'était comme une putain de serre qui me verrouillait et me tirait. Pat, lui, il a pas hésité. Il a levé le pied de biche qu'on avait pris pour la porte et il l'a balancé sur le crâne du clebs. Ça a fait un putain de bruit. Un énorme craquement. Comme quand tu casses une grosse branche toute sèche. Le chien est tombé et s'est mis à couiner. Purée, on a cru que ça allait réveiller tout le quartier.

Pat avait achevé le chien. Après ils avaient attendu cinq bonnes minutes. D’un côté, ils avaient eu envie de partir en courant. Mais maintenant qu'ils étaient là, ils voulaient pas avoir fait tout ça pour que dalle.

Comme rien ne se passait, ni bruit, ni personne qui se pointait, ils avaient forcé la porte avec le pied de biche. En franchissant le seuil, Pat avait ouvert son blouson pour bien montrer à Jérôme qu'il était pas venu sans rien. Pour qu'il voit bien la crosse striée du gun qui dépassait de sa ceinture.

– Faut dire qu'après le coup du clebs, disait Jérôme, on savait pas si la vieille allait pas se pointer. De toute façon, on l'aurait bien reçue.

Mais il n'y avait pas de vieille et pas beaucoup de fric non plus.

– Cent-cinquante balles. Vous vous rendez compte. A peine une poignée de biftons ! Bon mais maintenant on est rodé, disait Jérôme. On sait comment ça marche et la prochaine fois on se fera beaucoup plus.

Pour cette fois, il avait à peine pu rembourser Septembre Noir qui lui avait avancé une dose de coke. Le Maroc ce serait pour une prochaine fois.

Police on my back

Depuis la salle de classe, on a bien vu la voiture de police qui était garée devant le collège. Romain m'a regardé avec un air préoccupé. Après on a vu les deux flics. Ils étaient en train de parler avec Mme Lemaire. Elle s'est tournée et ils l'ont suivi dans la salle des profs.

A la pause, Jérôme s'est tiré. Il a dit qu'il fonçait aux Libellules pour prévenir Pat. Qu'il fallait planquer le flingue et la dope, et aussi que s’il le fallait, ils trouveraient bien où se planquer eux aussi. Que c'était pas une cavale qui allait lui faire peur. On aurait dit que tout ça c’était un jeu pour Jérôme. Il se prenait pour Al Pacino dans Scarface.

Après les cours, on a croisé Mme Lemaire et Anouk a joué la naïve. Elle a demandé pourquoi il y avait la police au Collège. Mme Lemaire a eu une sorte de petit sourire en coin, genre "Alors, on a pas vraiment la conscience tranquille ".

Mais elle nous a quand même répondu que c'était parce qu'une fille de deuxième avait fugué et que la police voulait savoir si les élèves de sa classe avaient une idée d'où elle aurait pu aller. Ce con de Jérôme était encore parti en roue libre pour rien.

Les flics avaient que dalle à voir avec leur connerie de bar-tabac et le chien mort de la vieille.

Pat

Le bruit de la sonnette résonnait encore dans la tête de Pat. Jérôme avait pas levé le doigt avant que la porte s’ouvre et Pat, le bruit lui avait vrillé le crâne comme un sifflement d’serpent. Jérôme était même pas rentré. Il lui avait juste balancé que les flics arrivaient et qu’il fallait se casser fissa. Il avait même dit :

– Prends ton gun, on sait jamais.

Après que Jérôme s’est tiré en descendant les escaliers quatre-à-quatre, pour pas se retrouver coincé dans l’ascenseur si les keufs étaient déjà là, Pat entendait plus rien d’autre que cette putain d’sonnerie. C’est comme quand une alarme résonne tellement qu’elle remplit tout l’espace dans ton crâne. Ça devenait difficile de réfléchir pour Pat avec ce sifflement de crotale qui lui vrillait l’cerveau.

Mais ce qui était sûr c’est qu’il y retournerait pas. Que cette fois, ces flics de merde l’embarqueraient pas. C’est pour ça, qu’au fond de lui, il savait qu’il avait pas d’autre solution.

Il a sorti la feuille pliée avec la poudre que Ken avait planqué derrière son étagère. Il s’est mis à sniffer la dope directement dedans. Mais il chialait et ses larmes qui tombaient mouillaient la poudre qui lui collait au nez. Il chialait pasque il s’était mis à penser au chien. Il était là, couché sur son pieu, le visage plein de poudre à sangloter sur ce malheureux clebs. A se demander pourquoi il avait été là ? Pourquoi c’était sur lui que c’était tombé ?

Il aurait tellement aimé le serrer dans ses bras, ce pauvre chien. Mais il ne pouvait pas se mentir, il l’avait tué.

My Way

Il faisait de plus en plus chaud. La roue rouge n'arrêtait pas d'accélérer. Elle commençait même à se démultiplier. Maintenant Pat était sur un véritable circuit de moto, avec toutes ces roues qui avaient envahi sa chambre et qui tournaient de plus en plus vite. Heureusement qu'Elvis avait cette voix chaude et forte. Cette voix si apaisante qui lui disait :

– Pat, si on s'envole, ils nous rattraperont jamais. On pourra aller où on veut. On pourra même aller partout. On sera libre Pat. Allez, viens !

En même temps qu'il disait ça, Elvis lui souriait. Il avait exactement le même sourire que Max, le frère de Léa.

C’est ça qui l’a décidé.

Quand la fenêtre s'est ouverte, les roues ont commencé à ralentir et c'est comme si un chemin s'était déroulé vers le ciel. Elvis s’est mis à chanter et les paroles de " Fever ", résonnaient comme un appel.

Pat pensait à ce sourire, et le tapis de vent qui s’était ouvert devant lui devenait un souffle qui l'aspirait.

L’été indien

On venait de passer les épreuves de la rentrée. Je m'en souviens pasque comme c'était la troisième année, on s’était tous mis à bosser plus sérieusement. Ça veut dire qu’on s’était mis à relire nos cours et qu’on fumait un peu moins de joints la journée.

Quand c'est l'automne et qu’il fait chaud comme au printemps, il parait qu'on appelle ça l'été indien. C'était peut-être pour ça que les choses paraissaient un peu irréelles et que nous on n'arrivait pas à y croire. Il y avait déjà des feuilles qui étaient tombées. Elles maculaient l'allée de taches rouges et jaunes.

Je m’souviens bien de ce matin-là. Il y avait beaucoup de monde du quartier des Libellules et toute sa classe de l'école des Marronniers qui avait eu un congé spécial. Mais personne ne parlait. Anouk disait qu’on était tous à l’intérieur de nous-même, pasque c’est là qu’il était pour toujours et que nous, on voulait être avec lui pour lui dire ce truc qu’on avait jamais dit à Pat : Qu’on l’aimait.

En marchant dans la longue allée baignée de soleil, tous ces pas faisaient voler les feuilles rouges et jaunes comme des papillons fatigués. C’était comme si la terre voulait s’ouvrir pour qu’on avance tous ensemble avec lui et qu’on soit plus jamais séparés. C’était un long cortège silencieux. Des fois on entendait comme un gémissement que nos poitrines serrées pouvaient pas s’empêcher de laisser sortir.

On voulait pas y croire.

Léa était restée derrière avec Anouk et son père qui les serrait fort contre lui. Devant, il y avait une délégation de Hell's qui avançaient la tête basse et un poing sur le cœur. Ils avaient tous leur perfecto noir avec le sigle en tissu cousu dans le dos. Y en même un qui portait une sorte d’écusson avec une moto dorée dessinée dessus. Sûr qu'il aurait été super fier de voir ça, Pat.

La Tour des Libellules

On est allé à la Tour des Libellules deux jours après l’enterrement. Tout le quartier parlait que de ça. Quand on a sonné, c'est la voisine qui nous a ouvert. On lui a dit qu'on était des amis de Pat et qu'on venait voir sa mère. Romain il a dit « C'est pour les condoléances ».

La voisine nous a dit d'entrer et on l'a suivie dans la cuisine où la mère de Pat était assise sans rien dire, en fixant le plastique de la table. Elle était caissière à la Coop des Libellules, la mère de Pat. Elle avait pris deux jours de congé pour la mort de son fils.

– C'est qu'il faut encaisser, a dit la voisine en se rasseyant à côté d'elle.

Nous, on savait pas trop quoi dire.

– Josiane, elle a dit la voisine, y a des amis de Pat qui sont là.

Elle avait l'air de pas être trop là, Josiane. Mais quand elle a tourné la tête et qu'elle nous a vu, elle s'est levée et nous a embrassé tous les cinq, Romain, Anouk, Jérôme, Léa et moi. Elle nous a serré fort et un peu trop longtemps, comme si on était de la famille.

Après avoir relâché son étreinte, elle nous a dit qu'on connaissait le chemin et qu'elle avait pas besoin de nous accompagner. Ça nous a fait bizarre de nous retrouver dans la chambre de Pat. On était là, tous les cinq, et c'était comme si on l'attendait. Qu'il allait arriver d'une minute à l'autre. Mais on savait qu'il allait pas venir. Qu'il rentrerait plus jamais dans cette chambre.

On s'est demandé si le paquet était toujours là mais aucun de nous n'a osé glisser la main sous le matelas. Comme si le crotale avait pu nous mordre. On n’est pas resté longtemps. Les deux filles ont posé sur son oreiller le bouquet de fleurs qu'elles avaient cueilli dans le jardin du pavillon d’Anouk. Je me souviens que sur une sorte d'étagère il y avait une figurine en plastique que j’avais pas remarquée avant. C'était un rocker avec une guitare, je crois bien que c’était Elvis, à cause de la banane. Ça m'a fait penser à Romain. J'ai regardé Anouk et j'ai pensé qu'un jour Romain et elle se marieraient sûrement, comme si tout était déjà écrit. Comme si l'histoire de Pat, elle aussi, avait déjà été écrite.

C’est en allant lui dire au revoir que Josiane a ouvert un tiroir de la table de la cuisine et qu’elle en a sorti une enveloppe. Elle me l'a donnée sans me regarder, comme si elle m'avait tendu un ticket d’caisse. Il y avait juste mon prénom écrit au feutre dessus. En grosses lettres majuscules un peu maladroites.

Plus tard, quand on est reparti, dans l'ascenseur qui descendait du 12ème étage de la tour des Libellules, Anouk elle a dit que c'était pour ça, "pour des gens comme ça", qu'elle voulait faire assistante sociale. Comme son père. Pour aider les gens comme la mère de Pat. C'est vrai qu'elle avait un visage fatigué et le dos un peu vouté Josiane, et on voyait bien que tout ça c'était lourd pour elle. Mais on voyait bien aussi qu’elle avait pas le choix. Moi, je comprenais pas trop comment un assistant social il pouvait changer ça. Comment il ferait que le lendemain matin, Josiane elle serait pas assise à la caisse de la Coop avec tous les gens des Libellules qu’y passeraient devant elle et qu'elle, elle devrait rester assise là, exposée au regard des autres à additionner des boîtes de conserves, des poulets surgelés et des cannettes de bière.

Carrousel

J'avais mis la lettre dans ma poche. Même s’ils se demandaient tous pourquoi Pat m’avait laissé une enveloppe et ce qu’il pouvait bien y avoir dedans, personne ne disait rien. Mais c'était comme si j'avais un truc brûlant contre ma jambe, un truc radioactif qui allait finir par s'imprimer sur mon corps si je le laissais là.

Dès qu'on est arrivé en bas, je suis parti vers la place de jeu des Libellules. Une fois assis sur le petit banc du carrousel, j'ai ouvert la lettre qui me cramait les doigts. Avant de sortir la feuille mal pliée qui était glissée dedans, je me suis souvenu de la première fois où j’avais rencontré Pat, quelques mois plus tôt sur ce carrousel, quand Jérôme voulait qu’Anouk et Léa fassent les putes pour cinq acides. Pat était arrivé en roulant des mécaniques avec son perfecto noir et je m’étais dit qu’il avait l’air d’un type un peu perdu mais moins pourri que tout ce qui trainait dans le coin ce soir-là.

J'ai ouvert l'enveloppe. Il n’y avait qu'une feuille dedans. C'était pas toujours facile à lire et on voyait bien que Pat avait eu de la peine à l'écrire cette lettre. Peut-être même, je me suis dit, que c'était la première et la seule lettre qu'il avait écrite de toute sa vie. Ses phrases étaient courtes et simples. Il avait juste écrit :

– J’aurais vraiment voulu mieux te connaître. T’es vraiment un mec cool Max. Change jamais. M’en veux pas. Mais je veux pas y retourner, je veux plus qu’ils m’enferment. Plus jamais. Je voulais te dire merci de pas m’avoir jugé. De pas avoir rit comme les autres. Pour de vrai, je voulais t'embrasser le soir de la fête chez Jérôme. J'ai pas osé. Voilà, je voulais juste que tu saches que c’est toi qui seras dans mon cœur quand je vais partir.

Et en plus gros il avait écrit :

– Merci

J’ai repensé à Pat quand il me serrait dans ses bras en chialant. Alors j’ai sorti mon Zippo et j’ai regardé la lettre se tortiller en cramant au milieu du carrousel pour les enfants. Maintenant qu’il était parti ça servait à rien que dans le quartier des Libellules on se mette à dire que Pat c’était le Hell’s qu’avait envie d’embrasser des mecs.

Je me suis aussi souvenu qu'un soir Pat nous avait raconté qu'une fois où il était bourré, avec son frangin Ken ils avaient tout démoli dans un bar. Quand les flics se sont pointés Ken s’était tiré, mais pas lui. Il était fier d’avoir dénoncé personne Pat, mais il avait tout pris dans la gueule. Il s’était tapé trois semaines de taule à la prison de Champ-Dollon. Il nous avait rien raconté de plus mais il nous avait dit qu'après ça il voulait plus jamais être enfermé. Que depuis la fenêtre de sa cellule, il voyait des mouettes dans les champs et qu’elles, elles pouvaient s'envoler quand elles voulaient. Alors il avait crié « plus jamais » en secouant sa grosse tête et moi j’avais pas pu m’empêcher de me marrer.

Quand on était allé saluer la mère de Pat, il y avait encore la marque du corps dans le gazon pelé qui servait de terrain de foot aux enfants, juste au pied de la tour des Libellules. Jérôme, qui veut toujours en rajouter, il a dit que quand tu tombes de cette hauteur, tous tes os sont cassés en mille morceaux, que ça devient des miettes, tellement légères que ça fait comme une voie lactée dans ton corps.

Moi, je m’suis dit qu’il avait voulu faire comme les mouettes. Mais il était beaucoup trop lourd pour voler, Pat.

Pink as rose

Malibu

La maison de Quentin était sur le chemin du Collège, et tous les jours on passait devant son grand portail en fer forgé. C’était une vraie baraque de bourges avec plein d’arbres, une piscine et généralement une caisse genre Benz-qui-coûte-une-blinde garée devant. Même qu’une fois, avec Gorille, on s’était dit que ça pourrait être chouette à braquer une baraque comme ça. Mais bon, y avait un clebs aussi. Doberman ou quoi, j’en sais rien, mais t’avais pas trop envie d’aller lui brosser les canines.

J’étais devenu pote avec Quentin le soir même où je l’ai rencontré. C’était à un concert de rock à la con. Le groupe s’appelait les "Sexy Monkeys". Je crois que les mecs voulaient imiter les Sex Pistols. Ils avaient même intitulé une de leur chanson "Anarchy at Cologny".

En fait d’anarchie, ils arrivaient même pas à aligner trois accords. Juste à faire gueuler leurs enceintes Marshall à te déboiter les tympans. Nuls les mecs. En plus y avait quasiment rien à boire, à part une bouteille d’alcool à 90 qu’un débile faisait tourner. Et question gonzesse, t’arrivait à peine à trianguler trois punkettes qui se la pétaient en pogotant comme des manchots culs-de-jatte.

Je pensais sérieusement à me barrer, rien que pour la survie de mes tympans, quand le mec à côté de moi m’a hurlé dans l’oreille :

– Viens mec, on se casse. C’est de la merde ici et y a même pas de dope ! 

Je me suis retourné pour voir qui en voulait à mes pauvres oreilles en plus des Monkeys à deux balles, et c’est là que j’ai vu Quentin pour la première fois. J’ai découvert un grand mec avec un air de beach-boy, genre toujours en vacances. Comme dans l’sud ou dans le générique d’Alerte à Malibu. D’un côté, il te disait « La vie c’est cool, relax mec » et de l’autre il restait légèrement plié, comme s’il voulait pas que son grand corps dérange trop. Je lui ai tapé dans le dos et on s’est barré en direction de la sortie.

On faisait une équipe bizarre tous les deux, lui avec son air de plagiste californien qu’a perdu son surf, et moi en perfecto avec collection de pin’s intégrée et santiags qui baillaient, pasque ça fait plus rock que des pompes bien cirées. Dès qu’on a pu se parler sans hurler il m’a dit :

– Écoute, y a une teuf chez les bourges, du côté des Tranchées. Les parents d’une copine qui se sont barrés pour le week-end. Ça va être un peu chiant s’ils sont pas déjà tous bourrés. Mais en général ça sniffe pas mal. Et ça nous évitera de devenir sourd. 

Je l’ai regardé. Il avait toujours son sourire de moine c’est-zen-la-vie. Je m’suis dit que soit c’était une sorte de réincarnation de Bouddha version longiligne et bronzé, soit il prenait vraiment des trucs super planants.

J’en savais rien mais moi ça me donnait juste envie de lui balancer un bon coup d’santiag-qui-mord dans l’tibias, juste pour lui décoller son sourire de merde. C’est vrai, des fois les gentils, ça rend méchant.

Mais j’ai juste dit OK et on y est allé peinard en marchant et en sifflant des oreilles.

C’était vraiment une soirée de richto dans une crèche de richto, avec des tableaux et des statues un peu partout. Heureusement ils étaient tous déjà pas mal bourrés quand on est arrivé. J’ai juste regretté que Gorille soit pas là. On aurait vraiment pu foutre le souk les deux là-dedans en leur jouant un petit « God save the bourges » à l’envers. Mais bon, j’étais avec le grand blond, alors je me suis bien tenu. Pis faut dire qu’un mec en perfecto élimé et santiags qui baillent au milieu d’une panoplie de polos Lacoste, ça faisait un peu Ivan Drago à une kermesse de charité. Fallait pas que j’en fasse trop non plus.

Il avait raison le Beach-boy, les rails c’était à perte de vue. Une vraie gare de triage la fête aux Tranchées. Faut dire aussi que le grand blond c’était un peu l’ange de la mort puisque c’est lui qui alimentait la machine. Après qu’on est arrivé il s’était installé peinard dans un grand canapé du salon. Il avait tracé ses lignes sur la table basse et commencé à dealer comme un distributeur de coca. Même s’ils avaient tous un côté un peu trop joyeux, on se faisait sacrément moins chier que chez les rockeux. Et à la place des punkettes épileptiques y avait pleins de gentilles filles en train de se mettre bien propres sur le toit.

Faut dire, la came et le fric c’est toujours des aimants à gonzesses. Pas forcément les meilleures mais généralement pas les plus difficiles. Tout ça pour dire qu’on a fini à trois heures du mat de la poudre plein le nez à s’faire sucer par deux braves petites bourges qui avaient oubliés comment elles s’appelaient. Quentin me glissait de temps en temps un clin d’œil genre « Qu’est-ce que je t’avais dit ? On se marre mieux ici qu’au concert des nazes ». C’est là que j’ai eu le sentiment d’avoir toujours connu ce type que je venais de rencontrer quelques heures avant.

Happy Family

Ensuite on s’est pas revu pendant un moment. Y avait pas de raison non plus, on avait ni les mêmes crèches, ni les mêmes bahuts. Je crois que c’est à peu près deux mois plus tard que je l’ai revu. C’était le début des grandes vacances et je revenais d’aller me baquer à Genève Plage. Je remontais les Quais entre les alignements de bateaux et les excités du roller quand j’ai entendu un type me héler :

– Hey, Max. Max ! 

Quentin s’est levé du banc où il devait bronzer cool entre deux parties de surf et il m’a presque sauté dessus :

– Putain, Max. C’est incroyable je pensais justement à toi. C’était trop cool cette soirée. Faut qu’on remette ça, mec. 

Entre les keufs, les mecs qui me doivent du fric, les mecs à qui je dois du fric, moi je marchais toujours avec un œil dans le dos et la main pas trop loin du surin. Mais lui, avec les poches qui débordaient de came, il restait aussi relax qu’un panda anorexique. Il me désarçonnait tellement que j’ai éclaté de rire. Il m’a dit de passer chez lui le lendemain :

– Pas besoin de te faire chier à la piscine publique, j’en ai une chez moi. 

J’ai pas tilté quand il m’a donné son adresse. C’est en arrivant devant que j’ai reconnu la baraque. Y avait pas de caisse qui vaut une blinde garée devant mais quand j’ai sonné le clebs nazi tueur s’est pointé en bavant. Heureusement qu’il était suivi de Quentin.

– Fais le tour Max, y a une porte derrière. 

Après il m’a expliqué. Il vivait carrément dans une baraque pour lui : « la maison d’amis ».

– Ben c’est plutôt cool d’être pote avec tes paternels, que je lui ai dit, tellement ça me faisait penser à la maison du père noël.

Je sais pas si ça le gênait ou si ça l’énervait, mais il a pas relevé. Il m’a juste dit avec un geste du menton vers la piscine :

– Allez viens on va s’mouiller. 

Cet été-là, y avait plus de jours, plus de semaines. C’était comme un temps permanent. Quand on s’est retrouvé allongé sur des transats en fumant un gros joint, j’ai compris pourquoi il avait toujours un air de surfeur. Sa taule c’était la Californie. Bien sûr je m’étais posé la question de ce que cherchait ce mec. Je suis pas con et j’avais été à bonne école avec Gorille. J’avais au moins appris qu’il faut toujours savoir où on veut te faire aller. Mais je crois que Quentin était sincèrement généreux, ou qu’il en avait rien à foutre, ce qui revenait à peu près au même. Le seul truc qu’il aimait pas, c’était rester seul. Genre ça lui foutait franchement les boules.

Un après-midi où le soleil nous bouffait trop la peau, on s’était posé au frais dans la piaule de sa maison des best friends. Là, il a sorti de sous son pieu un sac de poudre maousse. Je te jure, il devait au moins y en avoir trois cents grammes. Il a commencé à tracer les lignes sur la table en verre. La poudre était légèrement rose.

– C’est de la pink, il m’a dit. Une came que tu peux pas trouver ailleurs. Et je te dis pas le mélange et l’effet.

Son sourire de panda lui fendait tellement la gueule quand y disait ça qu’on aurait dit qu’il avait avalé un cintre à l’envers.

– J’te jure Max, un dosage de malade. De la vraie science : héro, coke et une sorte de speed light. C’est ce truc qui lui donne cette couleur rose. Je te garantis qu’avec ça tu vois la vie en technicolor.

On s’est envoyé quelques lignes qu’on a fait descendre avec de la Vodka on the rocks. Ben je sais pas si c’est la vodka ou la chaleur mais après une heure comme ça, Quentin le surfeur il avait perdu ses lunettes de Mickey-tu-vois-la-vie-en-rose.

Le truc a viré et il s’est mis à me parler en regardant une sorte de point fixe devant lui. Un jour, il m’a expliqué, il est rentré chez lui alors que c’était pas prévu. Sa mère était là avec un type dedans. Le problème c’est que le mec qui était en train de fourrer sa mère, ben c’était pas son père.

– Voilà c’est comme ça que tu découvres que ta mère c’est juste une pute.

Après, ça été la guerre. Une sorte de guerre sale, comme celles avec des mines qui te laisse vivant mais qui t’arrache des morceaux que tu retrouves plus jamais. Sa mère avait une collection de manteaux.

– Des Dior, des Lanvin. Ça te dit peut-être rien Max, mais avec le prix de chacun tu aurais pu t’acheter une bécane. Un jour, je les ai tous coupés avec un cutter. Juste pour qu’elle ressente ce que c’est d’avoir mal. 

Mais dans les sales guerres y a que des mauvais coups, et ça tire sans prévenir. Le coup des manteaux lacérés elle avait pas trop apprécié sa mère. C’est comme ça qu’elle lui a balancé que son père avait une deuxième vie avec une autre nana qui avait vingt ans de moins qu’elle. Une brésilienne, je crois. Et puis il m’a craché le truc qu’il arrivait pas à sortir : son père avait eu un môme avec la gonzesse. Le gamin avait deux ans.

– Demande-lui des nouvelles de ton petit frère, Quentin, qu’elle lui avait balancé sa mère.

C’est comme ça que Quentin s’est retrouvé au milieu de cette guerre qui était pas vraiment la sienne. Seul dans une sorte de vide. Dans le no man’s land de la maison d’amis. Après il s’est arrêté de parler pasqu’il allait se mettre à pleurer, je l’ai bien senti. Mais quand il a levé la tête et qu’il m’a regardé, je me suis tourné. Je l’avais pas pas vu venir, mais moi aussi j’allais me mettre à chialer. Alors j’ai dit à Quentin en regardant la piscine:

– Allez viens on va aller surfer un peu.

Il a pas pigé. Mais comme il faut toujours trouver un sens aux choses il m’a répondu :

– Ouais t’as raison mec, on va pas se laisser abattre.

Et il a commencé à tracer des rails de pink large comme des autoroutes. C’est là que j’ai réalisé que Quentin il surfait pas vraiment sur la bonne vague.

Gros Piaf

Comme il flippait de se retrouver seul dans son no man’s land, il y avait toujours du monde qui zonait chez Quentin. Pas sûr que c’étaient des amis mais sûr qu’ils aimaient la Pink et la pioche gratuite. Mais j’te dis, il s’en foutait le grand blond. J’crois qu’au fond il savait que ça servait à rien de vouloir garder des trucs pour soi parce que de toute façon, tu peux jamais rien retenir.

Un jour, y avait cette fille qui s’appelait Sophie. Je savais pas d’où il la connaissait, Beach-boy. J’ai pensé que c’était une de ses ex. Mais quand je lui ai demandé, il a vaguement bredouillé que c’était une sorte de cousine, « mais une autre branche de la famille, tu vois. » Ouais, je voyais, genre des parents pauvres que t’oses pas trop montrer et que tu caches dans la cave. Sauf que Sophie c’était pas Quasimodo et que ça aurait été vraiment dommage de la planquer dans la cave.

Mais c’est vrai que la fille elle faisait pas non plus trop Citizen Kane Family. Sophie, c’était une fille silencieuse avec un air un peu triste, comme si elle était pas entièrement là. En plus c’est à peine si elle touchait à la dope. Ça contrastait vachement avec le genre qui squattait chez Quentin. Elle te donnait le sentiment d’être là, sans être là, juste pasque y faut bien être quelque part. En bref, c’était pas le genre de nana qui te suce pour une ligne. Et moi, je vais être cash, ça m’excitait dur.

Un soir, Beach-boy avait organisé une « soirée flamand rose ». Tu charries mec ! T’avais tellement pas besoin d’avoir fait Polytechnique pour piger l’allusion que je lui ai demandé s’il était devenu représentant commercial en speed-ball.

– Attend Max, tu vas vraiment pas y croire, qu’il m’a répondu.

Cinq minutes après il s’est ramené en tirant une sorte de paquet de plastique plié d’au moins vingt kilos. Le truc c’était un putain de flamand rose gonflable géant. Je me suis carrément fait chier une demi-journée à le gonfler son zoziau. Mais faut dire que l’effet était dingue. Tu voyais la tête du piaf même depuis l’extérieur de la baraque tellement elle était maousse sa poupée gonflable pour pachyderme en rut.

Il y avait autre chose avec Quentin, c’est qu’il était dingue de rock. Du vrai, du pur. Je crois qu’il avait à peu près tout ce qui se faisait de mieux. Les groupes qui déchiraient vraiment. Tout ce que les Ramones avaient pu presser depuis qu’ils existaient, les B-52’s, les L.A. Gun’s et une version live unplugged de "Rum, sodomy and the lash" des Pogues. Sans parler de Joy division ou des Smith pour planer un peu. Le mec était vraiment branché. Il avait un pote underground à Londres qui lui balançait tous les trucs qui sortaient et j’te jure que ça bougeait à mort là-bas.

En fait, plus que la dope, pour Quentin et moi, notre plus grand kif c’était de s’perdre la tête dans les décibels. Ce qui fait que pour la fête à l’échassier on avait sorti les baffles dans le jardin et poussé le son au maximum. Ça faisait carrément tressaillir le gros piaf rose comme s’il s’était avalé un vibro géant.

Ce genre de teuf ça attirait forcément les "usual suspects", les demi-junks et les parasites à cocktails. T’avais aussi quelques-uns des potes de Quentin en polo fushia sur les épaules et mocassins à pompons. Bon, il fallait bien que le surfeur soigne sa clientèle. C’est ça aussi le coté merveilleux avec la dope, il y a rien de plus démocratique. Quelques soient tes origines, la couleur de tes pompes ou la marque de tes fringues, on est tous égaux devant la came.

Enfin, tant que tu peux t’en payer.

Il y avait aussi un mec que j’avais jamais vu avant. Il devait avoir au moins dix balais de plus que nous et il était fringué sérieux avec une veste col mao boutonnée jusqu’au cou. En fait, il avait un coté freaky, blanc comme une merde de laitier. Mais il se mêlait pas trop à la teuf. Il restait dans la piaule de Quentin, un casque audio sur les oreilles à se passer sa musique à lui. Le genre de mec à se branler quand il va au bordel. Mais avec le stock de disques de Quentin il pouvait y rester l’année qu’il aurait même pas pu finir de s’vider les couilles, tellement y avait de skeuds.

Moi, j’espérais juste que Sophie pointe son joli nez de souris et cette sorte de réserve anachronique qui lui donnait un coté fille du XIXème perdue au milieu d’une teuf de junkies. En fait, elle était déjà là depuis un moment mais comme à son habitude elle avait trouvé un petit coin tranquille à l’écart du chaos. Elle s’était planquée dans la cuisine à remplir des soupières de pop-corn.

Quand je suis entré j’avais repéré la bouteille de Kaluha posée sur la table. A la manière dont elle m’a fait la bise, avec son corps un peu trop collé contre moi comme si elle cherchait un appui pour se laisser aller et ses seins tout chauds qui pressait contre mon tee-shirt, je m’suis dit qu’elle devait déjà s’en être sirotés quelques-uns de Kaluha.

Je l’ai aidée à sortir ses marmites de maïs pour aller nourrir les zombies et on s’est mis à danser. Putain, les timides et les réservés, quand ils ouvrent les vannes, en général tu peux plus les arrêter. Mais je voyais clairement que ça lui faisait du bien de se laisser aller à la petite souris. C’était un peu maladroit mais il y avait quelque chose d’émouvant. Quand j’en avais parlé avec Quentin, il m’avait dit :

– Tu fais ce que tu veux mec, c’est pas ma gonzesse. Mais je te demande juste une chose, t’es gentil avec elle.

J’ai compris que j’allais emballer le truc quand on a dansé « Dancing barefoot » sans se lâcher des yeux de tout le morceau.

Après, je sais pas quelle heure c’était. Sans doute pas très loin avant que le jour se lève. La terrasse était pleine de bordel et tout le monde, ou à peu près, s’était barré. Dehors, il restait le grand oiseau rose avec son sourire en plastique mais fallait pas trop s’approcher pour lui faire des bisous pasqu’un mec avait gerbé dessus et il puait grave, le gros piaf.

Speed Dating

Finalement on s’était retrouvé une dernière poignée d’irréductibles dans la "maison d’amis" de Quentin. Le mec blafard du politburo était toujours dans son monde à écouter sa petite musique, une poignée d’accros se faisaient un concours de rails et Sophie me bécotait le cou comme une chatte en besoin d’amour. Je voulais pas la décevoir. Ma main surtout, qui s’était glissée sous son jeans. Le petit groupe des derniers mohicans était agglutiné autour de la table basse à débattre en boucle du meilleur groupe de l’année et nous on était couché sur le pieu, juste planqué derrière le duvet en tas qui nous masquait comme une petite colline.

J’ai déboutonné le pantalon de Sophie et j’ai glissé ma main dans sa culotte toute chaude. Elle a collé sa bouche contre la mienne, mais je sentais bien qu’elle devait pas avoir beaucoup embrassé avant ça. Elle était comme un oisillon qui prend sa première becquée, impatiente et fébrile. Mais elle était tellement mouillée que mon doigt a glissé le long de sa fente comme une bécane sur une flaque d’huile. Je l’avais promis à Quentin alors j’y allais doucement. Mais comme elle continuait de couler je suis passé à deux doigts et j’te dis c’est rentré tout seul, comme papa dans maman. Elle a commencé à couiner et moi je l’astiquais comme elle le méritait. Je pensais qu’on était discret à faire ça planqué derrière l’édredon. Mais quand j’ai entendu scander :

- Maaaax, Maaaax ! 

J’ai pigé que ça allait tourner au peepshow.

Alors j’ai sorti ma main et collé mon visage sur la joue brûlante de Sophie. Elle sentait le sexe et le pop-corn. Après, on a attendu un moment que leur grosse vannes lourdes se calment et on est tranquillement revenu dans la lumière. Quentin s’était à moitié endormi, complètement chargé, une paille encore coincée dans la narine. Ça faisait rire les zombies et moi ça m’arrangeait d’imaginer qu’il avait pas assisté à la scène. Pasque maintenant que j’étais à la table des sniffeurs, c’était clair qu’ils avaient tous vus Sophie en train de jouir. Sûr que ça avait dû être beau.

Pour le coup, le blafard il avait enlevé son casque pour la première fois de la soirée. Faut dire que l’image avec le son c’est toujours mieux. Un des zombies m’a filé un billet de dix balles roulé et j’ai aspiré la longueur d’un bras de Pink bien tassée. C’était Open bar. Surtout quand ton fournisseur est parti dans les vapes en laissant les clés sur la porte. Et il avait raison Quentin, elle était unique sa came.

J’avais les neurones complétement atomisés, une vraie voie lactée, quand j’ai pigé le jeu du petit blanc à col Mao. Il s’était collé contre Sophie et essayait de coller sa bite contre sa cuisse. Il se croyait dans le métro de Tokyo aux heures de pointe ou quoi ? Je sais pas si c’était la poudre ou sa gueule de naze à deux balles mais j’ai carrément pété un câble. J’ai chopé le mec par son col de coco et je l’ai balancé dehors. Il a fini le cul sur la pelouse. J’avais bien envie de lui défoncer sa gueule de mort-vivant et de le donner en pâture au grand canard rose. Mais deux junkies m’ont chopé le bras en me disant de pas déconner, que "c’est pas cool mec, la violence c’est nul" et un paquet de conneries du genre. J’te jure c’est à eux que j’allais décoller le savon pendant que l’autre con se barrait.

Je pensais que Sophie était fière que j’ai pas laissé le mec la ploter avec sa queue. Mais elle avait l’air gênée de tout ce bordel que j’avais foutu et de se retrouver au milieu de tout ça.

Summer time

Je crois que les jours suivants je les ai rangés dans un endroit bien spécial au fond de mon crâne. Je leur ai fait une sorte d’autel avec des fleurs, des soleils, des brins d’herbes et tout ce qu’il faut pour que cette putain de crasse du monde les salisse pas. Des fois, tu tombes sur des trucs précieux. Ils sont pas forcément grands mais toi tu les emballes dans quelque chose de très doux et t’essayes de les planquer dans un endroit où personne ira te les piquer. C’est exactement ce que j’ai fait avec ces jours-là.

Avant, je croyais que Sophie c’était quelqu’un qui aimait l’ombre. Mais en réalité c’était l’inverse. Elle voulait sans arrêt qu’on bouge, qu’on "explore le monde" elle disait. Alors on partait sur nos bikes et on sillonnait la campagne. Je me suis jamais autant fait de champs, d’herbe et de bouses que pendant cet été-là. C’était comme une bulle loin de junkland et c’était moi le putain de canard gonflé à l’hélium. Ces jours-là, c’était Sophie-et-moi-dans-la-nature. Chaque fois que je pouvais, j’explorais son petit corps. On finissait toujours en allant se bouffer une glace au bord du lac. A l’époque ça m’avait paru cool mais un peu cul-cul. Plus tard j’aurais pu lécher chaque brin d’herbe qu’elle avait piétiné rien que pour retrouver cette innocence.

On va pas chialer, mais je te l’ai dit, ça a pas duré longtemps.

Sophie devait partir avec ses parents. En vrai, elle allait pas loin, du côté de Leysin, petite station de montagne familiale à deux heures d’ici. Mais c’était suffisant pour qu’on commence à se perdre. Je me souviens, elle m’avait envoyé une carte postale avec une vache qui tenait une grosse Marguerite entre les dents. Avant qu’elle parte, je lui avais demandé comment elle connaissait le grand blond ? C’est là qu’elle m’a dit que sa mère ça avait été la bonne de ses parents depuis que Quentin était gamin. Des fois, petite déjà, elle venait aider sa mère. C’est comme ça qu’elle le connaissait.

– Je suis la fille de la bonne tu vois. Ses parents ont donné congé à ma mère à cause de toutes leurs histoires. Mais Quentin veut toujours que je vienne. Il dit que c’est chez moi aussi. C’est des conneries. Je crois qu’il fait ça juste pour faire chier ses parents. Mais de toute façon je sais pas trop où aller en été.

Je l’ai embrassée illico tellement j’étais content. Putain, j’avais eu trop peur que ce soit une sorte de demi-sœur du Surfeur avec son père qui fécondait comme un hamster.

– T’es tellement belle Sophie, je lui ai dit en sortant ma langue de sa bouche.

Le sourire qu’elle m’a fait à ce moment-là, je l’ai vite mis dans mon petit mouchoir en soie pour les trésors.

Quand Sophie est partie faire ses vacances de Noël en été, moi je suis retourné zoner chez Quentin. Je savais pas trop où aller non plus et je crois que c’est là que ça me rappelait le plus Sophie. Mais je sentais qu’il y avait un truc. Pas que le Beach-boy me fasse la gueule, il était trop perché pour y arriver. C’était plus sournois, un peu comme la schlingue d’un truc qui commençait à macérer sur le côté.

Alors j’ai voulu crever l’abcès.

– OK mec, j’ai baisé la fille de ta bonne. Je pige que c’est foutre les pieds dans des trucs que t’as pas envie de brasser. Mais bon, on commande ni ses sentiments, ni sa bite. 

– Putain Max, j’en ai rien à foutre. Tu peux la baiser autant que tu veux, sa sœur et sa mère avec, je m’en bats les couilles. Mais, fuck Max ! c’est quoi le bordel que t’as foutu avec Raymond, mec ?! 

J’en revenais pas il était carrément vénère pour un truc dans lequel j’avais rien à voir. Je me suis demandé s’il avait pris des champis.

– Avec qui ? 

– Le mec que t’as à moitié tabassé pendant la teuf avec le flamand rose et tout.

Là je commençais très vaguement à piger sans vraiment comprendre.

– Tu veux dire le mec blanc comme un mort-vivant qu’essayait de fourrer sa bite dans l’oreille de Sophie ? En plus il porte un nom de clébard ! Comment des parents peuvent appeler leur enfant comme ça ? je lui ai demandé.

– On s’en cogne Max ! 

– Mais Quentin, même s’il est super moche, tu lui colles pas un blaze comme ça, purée ! 

– On s’en tape de comment il s’appelle. Ce mec c’est le gars qui a mis au point la Pink. Tu piges là maintenant ? C’est le seul qui sais faire ça. Une "trade mark". Jamais trouvé ailleurs. C’est un petit génie le mec. Il est prof de chimie et c’est lui qui la cuisine cette dope des Dieux, bordel ! 

– Désolé Quentin. Enfin c’était pas écrit dessus non plus et il était plutôt relou ton Docteur Mengele.

Il avait plus l’air aussi vénère le grand blond maintenant qu’il avait pu se vider la vessie verbale et jouer au petit caïd.

– OK Max, je sais qu’il est un peu bizarre. Mais bon, ça arrive avec les génies. Et j’te dis pas comment j’ai dû rattraper le truc. En tous cas, tu le fais flipper à mort, mec !

Et il s’est mis à se marrer comme un naze, son grand cintre qui lui fendait la gueule en deux.

Il avait réussi à récupérer le coup. Et avec, son petit chimiste cantonal à lui tout seul. Il allait pouvoir continuer de "rider" fort, tempête ou pas. Le reste il s’en foutait un peu.

Moi j’étais juste content qu’il ait retrouvé son sourire, sinon il aurait pas vraiment été lui-même, Beach-boy.

Pink is pink

En chimie, on avait appris que pour qu’un mélange tienne il fallait des paramètres bien précis, genre température, densité, pression. Il suffisait que t’en aies un qui se modifie un peu et vlan tout ton truc partait en couille. Ça faisait un "précipité" avec des grumeaux et plein de merde. Le prof, qui était super intello, il disait que l’équilibre c’était juste un état de déséquilibre un peu particulier et que ça dure jamais très longtemps.

C’est exactement ce qui nous est arrivé. Cet été californien, le grand blond, Sophie et le disciple de Mao, ça avait juste été un état de déséquilibre un peu particulier. Il pouvait que précipiter grave comme disait le prof.

Moi aussi, j’ai pas pu éviter de partir en vacances avec mes vieux. Avant de me casser dans le break surchauffé qui sentait le sandwich au jambon et les œufs durs, je suis passé dire au revoir à Quentin. Il était high, en train de surfer je sais pas où mais loin d’ici en tous cas. On s’est juré de se revoir dès la rentrée. C’était une évidence quand on se l’est dit. Mais à la rentrée c’est reparti comme à la mine et comme c’était ma dernière année de Collège, mes parents me lâchaient pas.

Une fois je me suis arrêté devant le grand portail et j’ai sonné. Le clebs est venu me lécher la main. On était devenu pote avec cerbère. Mais la vieille qui s’est pointée, je sais pas si c’était la mère de Quentin ou celle de Sophie qui avait repris du service, elle m’a même pas ouvert. Elle a juste balancé que Quentin il créchait plus ici, genre abonné absent ou enlevé par des extraterrestres.

Après, pas mal de trucs sont partis en live et je me suis cassé de chez mes vieux. J’ai pas trop eu l’occasion de repenser à Beach-boy. Mais de temps en temps, quand ça sentait vraiment trop la merde ou que j’en avais trop pris dans la gueule, j’ouvrais le petit paquet où j’avais emballé les jours de Sophie. En fait, elle me brûlait encore les veines Sophie, ou plutôt son absence.

C’est un mec d’un squatt où j’avais échoué qui, un soir quand on tirait un pétard, m’a parlé d’un gars qu’il avait connu, un bourge complétement défoncé qui dealait une came de malade, une poudre un peu rose.

– C’est mythique ce truc Max, qu’il me disait avec lui aussi un sourire en forme de cintre pas droit. Mais c’est dommage pasque le mec a fini par sortir du circuit. Trop imbibé. En plus le gars qui fabriquait cette came s’est fait serrer et il a pris cher y paraît. Dans les quinze ans. 

Il m’a raconté qu’après, le père du type qu’était un gros blindé d’banquier, il avait embarqué son fils pour partir faire un tour du monde. Il voulait le sortir du Game. Ça m’a fait sourire comme méthode de désintox et j’ai pas pu m’empêcher de penser à Quentin en train de faire du vrai surf à Honolulu ou j’sais pas où. J’étais content pour lui.

Mais le mec a continué son histoire.

– Ça a pas suffit et le gars a replongé en rentrant. Tu le sais comme moi, Max. Y a cette limite, c’est juste un rail ou un shoot de trop. Rien d’extraordinaire, mais si tu la dépasses, tu reviens plus. 

Le mec hochait la tête comme un mobile épileptique, alors je lui ai demandé :

–  Et il est devenu quoi ce type ? 

Avant de continuer, le gars a pris une telle inspiration que j’ai cru qu’il allait vider tout l’oxygène de la pièce.

– Tu vas pas y croire. Une fois le mec descend acheter sa came au Molard et un dealer lui fourgue un sachet de poudre aussi rose qu’une merde de crevette. Il en revenait pas. C’était un peu comme si les portes du paradis s’ouvraient et qu’il retournait à reculons dans le monde d’avant.

Là, pendant un moment, je me suis revu entrain de rire à tue-tête avec Quentin et Sophie, quand on sautait à pieds joints sur le flamand rose géant. Le gars a ajouté :

– Le mec était trop content, il est rentré chez lui et il s’est fait un super shoot et tu sais quoi ? son cœur a explosé. Raide. En fait c’était pas sa came qu’était revenue. C’était juste un connard de junk qu’avait coupé de la poudre avec de la mort aux rats.

Et le dernier truc que le type a réussi à me dire, c’est :

– Tu sais Max, tes rêves quand tu les as perdus, tu les retrouves jamais.

Hasta la muerte

Plastic girl

Virginie était la frangine de William, un pote que je connaissais des cours d’échec où ma mère m’avait inscrit, un jour où elle rêvait que je devienne intelligent. Lui, il était de Calvin. Le plus vieux collège de Genève, bien planté au centre de la vieille ville. Le bahut avait été construit pendant la Réforme. A l’époque où les mecs portaient des robes, des choucroutes sur la tête et se méfiait du plaisir comme de la peste. Ça laisse des traces. Autant William était moche, et con en plus, autant Virginie était belle. Une vraie Barbie. Juste un peu trop maigre pour être totalement honnête.

William était genre intellectuel maudit. En tous cas, c’est comme ça qu’il se la jouait. Son truc c’était la révolution bolchevique. Le mec était resté croché à Moscou en 1917 ! Je te dis pas comme c’était chiant. Il arrêtait pas de se la jouer Bakounine ou je sais pas trop quel Trotsky de mes deux. Mais ça lui suffisait pas. Il fallait en plus qu’il soit damné. Bon, pour ça il avait la poudre. Et c’est peu dire qu’il avait le nez bien enfariné notre petit Tovarich. J’allais pas le plaindre non plus, avec des parents avocats et une crèche rue des Granges, la malédiction elle lui brûlait pas trop les burnes.

Le problème avec William, c’est qu’il la ramenait tout le temps. Avec son histoire de poète écorché, il fallait toujours qu’il ait la gueule ouverte notre petit Jésus-Christ. Sa petite vie de bourge devait être un roman et si possible sulfureux. Ce qui fait qu’il arrêtait pas de déballer sur tout le monde et n’importe qui en prenant des airs de conspirateur affranchi. Il connaissait un tel qui dealait à tel endroit, et tel autre qui allait recevoir telle came. William c’était putain de Radio Junky. Ce qui fait que d’un côté, moins je le voyais, mieux je me portais.

Mon business en tous cas.

D’un autre côté, le croiser me donnait l’occasion de voir sa frangine. Pasque j’avais assez vite pigé que derrière son petit côté snob et hautain, la poupée anorexique, elle s’en envoyait autant que le frangin marxiste. Faut dire qu’elle avait pas mal changé. Quand on était gamin, elle nous calculait même pas. Avec trois années de différence on était juste des mioches quand elle avait déjà des ballons à faire saliver une machine à laver. A l’époque c’était juste une fille inaccessible. A tel point qu’on hésitait à charrier sa sœur devant William et qu’on se cachait pour baver.

Mais sous son petit tailleur Channel ça chauffait fort. A tel point que ça a fini par faire péter les coutures. Elle s’est mise à fréquenter une sorte de jet-setteur. Bon, dans la vraie vie le mec était apprenti vétérinaire. Ils devaient sûrement jouer au docteur. En tous cas, elle passait ses cours de math à dessiner la bite du mec sur ses pages de polycopiés. Quand tu en es là, c’est rare que tu fasses machine arrière. Je crois que c’était ça son problème. Pas la bite, mais de tomber amoureuse. Au final elle a doublé deux fois sa deuxième année et elle a quitté le Collège. Elle est allé foutre je sais pas quoi. Et quand je te dis ça, j’en sais vraiment rien. Après, faut avouer, j’ai pas trop cherché à savoir non plus.

William, même s’il était chiant et qu’il valait mieux lui dire que tu t’appelais « personne », c’était un bon client. Un soir, on a débarqué chez lui avec Gorille. On avait jamais reparlé du truc qui s’était passé entre nous avec le Gros. Mais c’était plus pareille. Quelque chose s’était cassé. On était resté business-as-usual. Donc avec lui, quand il se pointait quelque part, c’était qu’il avait une bonne raison de l’faire.

Moi, je lui avais pourtant dit que c’était moyen avec un mec comme William. Mais pour Gorille, y avait pas de problème. Ça devait rentrer comme un piston dans un cylindre. Et boum, il s’est retrouvé en train d’expliquer à un Karl Marx complètement défoncé, que ça l’arrangerait s’il pouvait déposer chez lui deux ou trois trucs pour quelques jours "à cause d’un déménagement". La bonne nouvelle c’est que Marx essayait vraiment de comprendre :

– Tu cherches un dépôt ou un truc comme ça ? je peux voir avec un type qui est pas mal branché immobilier. En plus il peut avoir une super came. Attends que je m’souvienne où il se fournit.

C’est ça qui est incroyable avec William, tu lui parles de n’importe quoi, il finit toujours par trouver le moyen de balancer quelqu’un. A lui tout seul il peut te foutre tous les indics de la ville au chômage. Alors un peu pasque il me gonflait Jésus-Christ tombé de sa croix et un peu pasque sous le regard de la blonde Virginie, j’avais rien contre passer pour un mec qui en a, j’ai sauté dans le débat politique :

– Écoute William, te fais pas chier avec ton pote des dépôts et nous la drogue on touche pas. Alors je sais pas de quoi tu parles. Gorille a juste besoin de déposer quelques affaires chez toi, bien rangées dans une valise. Capito El Che ?

Vu qu’il y avait pas grand chose à comprendre, on s’était tous dit qu’il avait compris. Mais en fait, à la manière dont il regardait le Gros, avec des yeux en cul de bouteille, j’étais pas sûr qu’il ait tout capté.

Gorille m’avait expliqué son idée de génie avant d’aller voir William : 

– J’ai un super arrivage, Max. C’est beaucoup d’argent et j’ai pas vraiment le droit à l’erreur, si tu vois ce que je veux dire ? 

 

– Pas envie de voir, Gros. Mais c’est quoi ton idée ? 

– Ben c’est simple. Les parents de tes deux tourtereaux junkies, ils sont quoi ? Avocats ! Donc, je laisse en dépôt ma came chez eux, le temps que les choses se calment et comme les avocats sont protégés par le secret et tout, c’est encore plus sûr qu’un coffre de banque, CQFD.

Y avait pas grand-chose à commenter, à part que c’était plutôt bien qu’il se soit destiné à la mécanique plutôt qu’au droit, le Gros.

– Mais tu sais quoi, amène-leur carrément au bureau ta valise de schnouff. 

Gorille a juste hoché la tête, comme un mec très concentré sur un truc très sérieux.

– Nan, tu sais jamais quel genre de clients peuvent se balader chez des avocats. Faut faire gaffe avec ça.

S’il continuait à prendre les trucs au premier degré le Gros, on risquait vite le prix Nobel.

Celle qui captait bien tous les degrés, très au-delà du 7ème même, c’était la petite Barbie. La junkie en tailleur Channel. Alors que Che Guevara cherchait toujours à piger pourquoi Gorille voulait laisser sa lessive en dépôt chez lui, sa frangine m’a poussé du coude. Elle voulait que je l’aide "à aller chercher des trucs à boire". Je l’ai suivie sous un clin d’œil appuyé du Gros. Mais dès qu’on est arrivé dans la cuisine, et à la rue des Granges les cuisines ont à peu près la taille d’un terrain de foot tout équipé, la jolie poupée s’est transformée en mante religieuse.

– Max, je sais pas ce que ton copain avec les bras trop courts veut stocker ici, mais je pense pas que c’est la collection de l’Encyclopedia Universalis. 

Je l’ai laissé continuer. J’avais pas trop envie de me prendre un coup de mandibule.

– La chose dont je suis certaine, c’est que c’est une sacrée mauvaise idée de laisser vos merdes ici ! 

Je la comprenais et je l’avais dit à Gorille. C’était le genre de plan à la foutre mal. Il suffisait que ses parents, la bonne ou le jardinier tombe dessus et ça allait retomber sur elle et William. Peu importe les conneries qu’ils pouvaient faire, si ça tournait mal, les délires de déménageur du Gros, c’était un truc à les foutres dans la grosse daube.

– Sorry, Virginie, je suis d’accord avec toi. Je veux surtout pas te créer d’emmerdes avec tes parents et tout. 

– Mais t’es con ou quoi ! C’est pas mes parents, le problème, Max. C’est mon connard de frangin. A peine ton pote aura laissé sa valoche ici que William va aller chercher la boîte à outils version Leroy Merlin jusqu’à ce qu’il réussisse à désosser ton matos et fourrer son nez dedans ! Si vous avez vraiment besoin d’une planque, j’ai une solution. Mais c’est pas ici.

Bon Samaritain

Quoi de mieux que les volontaires ? Bénévoles de tous les pays, unissez-vous, et stockons la came du Gros. La petite cachotière avait une sorte de garçonnière, version gonzesse. En réalité le studio d’une de ses copines mannequin qui était partie vivre à Londres mais qui voulait pas lâcher son pied à terre qu’elle louait pour une misère six sous. On a laissé William cuver dans sa piaule et on l’a accompagnée dans son penthouse miniature avec vue sur le lac. Je veux pas être vulgaire mais ça sentait carrément la gentille petite baise bien propre sur elle, son petit nid.

Pour enfoncer le clou, Gorille a sorti une paire de menottes chromées aussi maousses que des anneaux de gymnastique. Des putains de vrais bracelets de flics. Ça a fait sourire la petite souris :

– Waow vous voulez m’attacher ? 

Peut-être qu’elle aurait rien eu contre à la manière dont elle bombait sa jolie poitrine frémissante. Mais quand le Gros est concentré sur un truc, elle aurait pu lui coller sa chatte sur le nez qu’il aurait pas bronché.

– Écoute ma puce, Max me dit qu’on peut te faire confiance et il faut juste que je puisse laisser ça ici pour un petit moment.

Gorille avait carrément bardé de chaînes une malle métallique qui schlinguait la graisse de bagnole et arrimé le tout au tuyau du radiateur avec les bracelets de flics.

– C’est pas que je te fais pas confiance poupée mais on dormira tous beaucoup mieux comme ça. 

La vérité c’est qu’un service ça mérite toujours une petite récompense. Alors Gorille a sorti de sa poche un pacson de pure white et il a commencé à tracer des lignes sur la table de la cuisine.

– Pas de conneries et tu auras une jolie récompense toute blanche quand je viendrai récupérer mes petites affaires personnelles. Crois-moi tu le regretteras pas.

Pour ça tu pouvais faire confiance au Gros et bien te mettre le doigt dans le cul. Mais ça, elle avait pas besoin de le savoir, la petite souris qui balançait sa jolie tête en arrière pour que l’amertume de la came descende bien dans sa gorge.

On l’a laissée planer dans sa garçonnière et j’ai raccompagné le Gros jusqu’à sa Cox pimpée.

– Cette fille, c’est ta responsabilité Max. Tu te démerdes comme tu veux mais il faut vraiment que ça roule fissa. Pas d’anicroche, mec.

Pour me marrer je lui ai juste demandé qui était Ani ? C’est vrai, je sais pas s’il l’avait fait exprès pour m’impressionner mais Gorille était en train de développer son champs lexical de manière fulgurante. Le problème c’est que ce soir là, il avait vraiment pas envie de rire. Il m’a juste répondu :

– Démerde-toi !

A la fois pasque je sentais Gorille vraiment tendu et pasque j’ai un sens des responsabilités particulièrement développé, j’ai remis le cap sur la garçonnière de Barbie. Ça tombait bien, c’était encore allumé et j’avais noté le code d’entrée de l’immeuble. De là à dire qu’elle m’attendait ça aurait été pousser un peu vite mon avantage. Mais disons qu’elle m’a souri quand elle a ouvert. J’étais à peine entré que sans dire un mot, elle a sorti une bouteille de gin et s’en est versé un verre à dent qu’elle a vidé cul-sec. Un vrai prolo sur un chantier, la poupée Channel. Je me suis dit qu’elle assurait bien du coude, jusqu’à ce qu’elle fonde en larmes.

Bien sûr que je l’ai prise dans mes bras !

– Wo-wo, Virginie, qu’est-ce qui va pas, là ? 

Elle s’était affalée contre mon épaule sans pouvoir arrêter les vannes, on aurait dit le barrage de Verbois qui dégorgeait à plein régime. A tel point que j’avais la manche qui commençait à dégouliner, sans que ça me dérange plus que ça que Barbie épanche ses fluides en tressautant sur mon tee-shirt. Je me tenais quand même prêt au cas où elle aurait eu envie de gerber.

– Attends, on va juste se fumer un petit pétard, histoire que tu te relaxes un peu, bébé.

J’avais fait les cours de samaritain alors je l’ai bien tassé et faut dire que ça a calmé ses larmes. Le problème c’est que ça a ouvert d’autres vannes, celles de l’âme. Ou de la logorrhée, à choix. En tous cas, quand elle s’est arrêtée, je me suis dit que jamais je ferais psy. Ça a duré une plombe j’te jure. Alors comme il faut éviter de faire aux autres ce qu’on n’aimerait pas qu’on nous fasse, je vais te donner tout de suite la conclusion et t’éviter une longue chialerie de gonzesse. Et tu vas pas y croire. Scoop : les mecs sont des salauds ! Je sentais pas vraiment ma cote monter très fort mais je dois préciser que certains mecs le sont plus que d’autres et étonnamment, plus particulièrement le mec qui l’avait larguée trois semaines plus tôt. J’te l’ai dit, son problème à Virgine c’était de tomber amoureuse. Elle aurait dû en rester à la bite, ce que j’étais justement venu lui proposer. Mais elle voulait autre chose :

– Max, tu aurais pas un truc à sniffer.

Toute cette effusion l’avait bien éreintée notre petite chérie mais elle restait quand même assez lucide pour poser des questions dont elle connaissait les réponses à l’avance.

Elle a fini par piquer du nez et j’allais pas la laisser affalée sur la table de la cuisine avec le pif dans la farine. Je l’ai délicatement portée dans son lit. Vu qu’à la base elle était déjà pas très lourde et qu’elle était à poil sous la chemise de mec qu’elle avait enfilé – sûrement celle du dernier salaud- je risquais pas une hernie. Quand je l’ai déposée sur le matelas ma main a frôlé son sein et dans l’état où elle était, c’était open bar avec les clés sur le comptoir.

C’est là où j’ai commencé à déconner.

Le truc devait remonter à beaucoup plus longtemps, aurait sûrement dit un psy. Moi, au lieu de me gaver jusqu’à ce que j’en puisse plus, j’ai délicatement rabattu le duvet et passé ma main dans ses cheveux. Vu son état, j’allais pas non plus la laisser toute seule alors je me suis calé dans un vieux fauteuil Chesterfield. Mais j’ai pas enlevé mes santiags, histoire que ça pue pas. J’étais complètement en train de dérailler.

Love Story

Elle m’avait fixé rencart deux jours plus tard "pour un thé" dans un lounge branché des Pâquis. Le taulier était tellement pédé que tu te choppais mal au crâne rien qu’en te prenant dans la gueule la déco de crème chantilly rose. Quand j’ai vu Virginie assise à une petite table style parisien, j’ai senti le truc qui tapait dans mes côtes et qui me montait aux tempes. Moi, je pensais que c’était juste pasque c’était la plus belle fille qui m’avait jamais filé rencart.

Elle était pâle avec des cernes sous les yeux mais son sourire aurait mis le feu aux velours dégoulinants du rade si j’avais pas été là pour le capter. Pour tout te dire, elle se sentait beaucoup mieux, j’étais différent des autres mecs et le serveur de village people trouvait mon perfecto juste « waow ». Vrai je me suis planté la putain de fourchette à gâteau dans la cuisse. High oui, perché non ! Faut quand même pas déconner, mec. Quand je suis redescendu sur terre Virgine me parlait :

– C’est une soirée cool. Juste un after post défilé. Y aura aussi le groupe de Serge, les "Sexy Monkeys" et pas mal de mannequins.

Elle a cligné de l’œil sur la fin de sa phrase. Sûrement pour voir si j’allais me mettre à baver.

Après, elle a regardé sa montre toute petite et très chère, bondi sur ses jambes et enfilé sa veste. Putain, elle portait toujours pas de soutifs.

– Passe me chercher vers vingt-trois heures, Maxou. Et prends ce qu’il faut, à mon avis tu pourras dealer et te faire pas mal de thune. 

Sans doute pour être sûre que je sois à l’heure avec les poches pleines, juste avant de franchir la porte, elle a collé ses lèvres contre ma bouche.

J’avais à peine réussi à croiser Gorille qui était parti dans un de ses tripe roadshow en Coccinelle version livraison exprès. Il fallait bien que je me réapprovisionne pour le soir. Il m’a demandé au moins dix fois si tout était OK avec sa "valise". Genre faites ce que je dis, pas ce que je fais. Je lui ai quand même proposé de passer à l’after mais il était soi-disant trop speed pour perdre son temps avec des conneries de gonzesses.

La "soirée cool" avait lieu dans un truc arti derrière la Gare. C’est comme ça, des fois tu traverses la membrane et tu te retrouves dans des dimensions parallèles. Tu vois le truc ? Dans ces moments-là tu deviens immense en même temps que l’Univers entre en toi. Les sons, les couleurs, les odeurs et toutes les ondes de sensations imaginables. Ça déchirait tellement qu’on s’est retrouvé dans la loge des musicos à s’envoyer des TGV, des rails héro-speed-coke. En même temps, ça bourrait à mort pendant que Serge grattait "London calling " à la Fender. Un mec avait allumé un truc qu’ils utilisaient pour les concerts et qui balançait des vagues de gaz carbonique. On se serait cru en suspension dans l’espace, mec.

Je me suis approché de Virginie qui était en train de rouler des pelles à une métisse tatouée « punk not dead » juste en dessous du nombril. On s’est embrassé tous les trois et puis Virginie a planté ses yeux au fond des miens, accroché ses jambes autour de ma taille et on s’est laissé tomber dans les nuages de gaz carbonique. Je suis entré en elle et j’ai compris ce qu’était le divin. C’est comme si tu avais eu faim pendant très longtemps, que tu étais resté collé à la vitrine et que d’un coup tu es dedans. Il faut bien que tu rattrapes le temps, non ?

Elle avait ses shootings, ses cours de théâtre. Moi, des trucs où tu te ballades pas avec une gonzesse sous l’bras. Alors chaque fois qu’on pouvait, on se croisait pour baiser. Dans les chiottes des restos, dans les caves, dans les parcs. Moi, je me disais c’est génial, juste un plan baise. C’est un matin, après que j’ai passé la nuit chez elle à la déglinguer, qu’elle m’a parlé d’un plan un peu plus sérieux :

– Un truc easy Max. En tous cas pour toi.

 

Ça sentait l’allumage à plein nez. Le gros chiffon rouge.

– Me regarde pas avec ces yeux, Max ! C’est pas un défi ou un truc comme ça. Y a vingt mille balles à prendre et je suis sérieuse quand je te dis que c’est easy. Ça devrait quand même pas être trop compliqué pour toi de braquer ton ancien collège, non ?

Retrouvailles

Le principe est simple, si tu veux pas très vite te retrouver dans la merde, dès que ça pue un peu, tu te barres. Tu réfléchis pas plus loin que ça et surtout tu commences pas à hésiter, sinon t’es foutu. Mais le problème, comme disait le Gros, c’est les gonzesses. C’est vrai, j’allais faire quoi ? Passer pour une fiotte qui pète de trouille à l’idée d’aller braquer une cabane de jardin ? No way, mec. J’avais un minimum de standing à respecter.

C’est comme ça que tu te retrouves à faire un truc que t’avais juste pas du tout envie de faire.

A partir du moment où t’es lancés en piste, la clé c’est préparation et anticipation. Et dans ce cas-là, deux fois plutôt qu’une. Soi-disant Virginie avait un pote qui bossait dans une boîte d’informatique. Le type s’occupait des achats d’équipements pour l’instruction publique et il devait livrer une dizaine d’ordinateurs Lotus au collège. C’était la troisième salle qu’ils devaient installer. Elle avait ajouté :

– Tu seras sur le cul Max, je sais pas pourquoi mais c’est chaque fois payé en cash et le mec sort ça du tiroir de son bureau dans une jolie enveloppe grise en papier kraft. 

Je l’ai écouté sans broncher. J’avais déjà entamé ma course sur la piste et ça calculait à toute berzingue. Le « mec » avec l’enveloppe dans le tiroir, j’étais sûr que c’était ce vieux con de Méchouan, le responsable informatique, toujours en costard velours côtelé beige et qui passait son temps à se compter les poils de barbe. Quand il rentrait dans la salle de cours, il fallait qu’on se lève tous en fermant notre gueule. Par respect, soi-disant. En y repensant, c’est vrai que toutes les fois où il nous avait fait chier ça valait bien vingt mille balles.

La nuit, il y avait des patrouilles de Securitas. Mais elles passaient toutes les deux heures et question patrouille, ça ressemblait plutôt à un vieux fatigué qui allait promener son clebs. Le truc qui me travaillait c’était que j’étais à peu près sûr que la nuit ils foutaient le bahut sous alarme. Ce qui fait que le Securitas était pas trop stressé. Mais c’est le genre de truc où tu te fais gentiment cueillir par des vrais flics. Ça correspondait pas au standing que je m’étais fixé ce genre de loose. Il fallait trouver une solution sinon ça risquait bien de me péter à la gueule. Alors ça a commencé à cogiter.

J’ai toujours trouvé que c’était un vrai mystère le cerveau. C’est vrai, tu sais juste pas comment ça fonctionne : tu es concentré sur un fil décousu de tes santiags tout en te disant que t’as envie d’aller pisser et, sans aucun rapport, tu te mets à penser à Anouk. Ma mère m’avait dit qu’elle avait appelé deux fois la semaine dernière. Ma mère qui voulait sûrement déjà me caser, avait ajouté :

– Ça lui ferait plaisir que tu la rappelles. C’est une fille bien cette Anouk. 

Bon, elle avait toujours l’air de s’en foutre un peu et elle se marrait comme un enfant mais c’est vrai, elle était chouette Anouk. En plus sa mère était préparatrice au Collège. Elle cherchait pas trop à le montrer mais elle avait l’air plutôt contente que je la rappelle. Et comme je devais aller pas très loin de chez elle, je lui ai proposé de passer lui faire un coucou. J’avais mis les bouchées doubles : tee-shirt propre du concert live des Cure et baskets blanches. Genre presque j’allais à une première communion. En plus j’avais pas revu Anouk depuis un moment.

Je sais pas si ça t’es déjà arrivé mais c’est quand tu as plus vu depuis un moment un truc que tu as toujours eu devant les yeux, que tu réalises qu’en fait, tu voyais rien du tout. Que t’étais juste un enfoiré de borgne, un putain de bigleux. Peut-être que c’est pasqu’elle avait commencé Lettres à l’Uni, mais j’te jure que j’ai failli pas la reconnaître. C’était carrément devenu une femme, Anouk. Et méga canon en plus. On s’était posé dans le salon à boire une sorte de limonade bio home-made pendant qu’elle m’expliquait qu’elle avait choisi littérature anglaise en branche principale, à cause de Lewis Caroll. J’ai dû faire une drôle de tête, pasque elle a ajouté :

– Pas le footballeur, Max. Lewis c’est l’auteur d’Alice au pays des merveilles. Les champignons, ça devrait te parler quand même ?! 

Elle m’avait aussi glissé que c’était fini avec Romain en précisant qu’il faut savoir grandir, sans que je sache vraiment si elle visait Romain ou moi.

Sérieux, elle était fun. Je m’sentais comme dans une bulle au milieu de ce salon de petite maison bourgeoise doucement nappé de soleil. A tel point que j’allais presque oublier pourquoi j’étais venu et mon interrogatoire sur ce qu’elle savait du système de sécurité du Collège ou n’importe quel truc utile qu’elle aurait pu savoir par sa mère. Et là, putain, Bingo. Qui se pointe en balançant le courrier et son trousseau de clé sur la desserte de l’entrée : la mère d’Anouk herself. Autrement dit, le lapin et la carotte comme aurait dit l’ami Carol.

Sa mère m’a serré dans ses bras, genre comme si j’étais le fils prodigue. Heureusement que j’avais changé de tee-shirt. Après elle voulait que je reste manger et Anouk insistait en posant sa main sur mon bras. Mais je leur ai expliqué que j’avais un truc à faire. Fallait que j’y aille. Comme elles voulaient pas lâcher le morceau, j’ai promis à Anouk et à sa mère qu’on se reverrait bientôt. Sûr qu’on avait pleins de trucs à se raconter. En passant dans le hall pour sortir, j’ai choppé le trousseau qui trainait. Comme un gamin des rues, ni vu ni connu. C’était vraiment une chouette famille faut dire.

J’avais ramassé le trousseau à l’arrache. Quand j’ai checké, il y avait une petite poignée de clés, une sorte de vieux nounours informe qui pendouillait et surtout une jolie clé Kaba sécurisée qui m’a arraché un pur sourire. La clé de bagnole, ça c’était plutôt la soupe à la grimace. C’est sûr que la vieille à Anouk elle allait baliser à mort si elle pouvait pas faire démarrer sa caisse. Pas le choix fallait vite se bouger le cul.

Fuck the Cops

J’aurais pu faire le truc seul. C’est pas comme si pour porter une enveloppe de biftons fallait être une escadrille. Mais ce putain d’instinct, celui qui se planque au fond de tes tripes et qui dort jamais, il me disait que ça puait vraiment trop. Je sais pas moi, tu rentres dans la salle d’informatique et une horde de zombies te tombent sur le falsard, ou le dirlo et les flics te balancent 3000 watts dans la gueule en faisant hurler les sirènes d’alarme. Je commençais à avoir trop d’adrénaline dans les veines pour rester totalement lucide et le gros splif de beuh que je m’étais enfilé suffisait pas. Alors j’ai appelé Gorille.

Le Gros, braquer un bahut pour lui t’avais l’impression que c’était comme aller acheter un paquet de clopes. Le collège était planté au milieu des champs et vu sous cet angle ça ressemblait un peu à Champ-Dollon, la prison cantonale, sans les miradors et en version éducatif. On avait planqué la Cox assez loin et tu sais pas pourquoi mais Gorille il a sorti du coffre un sac à dos noir aussi lourd que si il avait fourré un âne mort dedans.

– Putain, tu te trimballes quoi ? On va pas s’installer, Gros. On va juste chercher une enveloppe et en principe j’ai la putain de clé. 

Il m’a regardé à moitié furieux comme si j’avais traité sa mère de pute. Faut dire que depuis qu’il avait laissé ses affaires personnelles chez Virginie, il était méga à cran. T’avais l’impression que le mec il s’était bouffé un alligator parano bourré d’Amphés. Y a plus zen.

– Fais pas chier Max et dans un petit moment tu me diras merci. 

Tu vois ce que ça fait quand tu pousses délicatement le pen dans la serrure et que bingo ça rentre comme papa dans maman avec le petit clic pour te confirmer que c’est bien emboité ? J’te dit pas le bonheur. Une fois dedans c’était franchement pas très compliqué d’arriver jusqu’à la salle d’informatique du 1er. Mais la gentille mama d’Anouk elle avait pas la clé de la salle sur son trousseau. On aurait pu se faire la porte à coups d’épaules mais le matos avait quand même l’air assez solide. Alors Gorille m’a regardé avec un sourire comme il m’en avait plus fait depuis longtemps et il a balancé son sac noir qui s’est écrasé sur le sol avec un joli bruit métallique.

– Comme tu le sais Max, j’en ai une beaucoup plus grosse que toi ! 

En me disant ça il a sorti du sac un pieds de biche format big-Mac. Autant te dire que la porte elle s’est ouverte comme bonjour.

Le bureau on l’a entièrement désossé, mais y avait pas la moindre trace d’une putain d’enveloppe. Que dalle, mec. Alors Gorille a fait sauter la porte de la salle d’à côté. C’était juste une salle de cours et dans le bureau tout ce qu’il y avait c’était de la crème pour les mains et un paquet de biscuits à moitié entamé. Quand j’ai vu Gorille sortir de la salle en tenant sa bite en métal bien ferme à deux mains, j’ai pigé qu’il allait se faire toutes les salles du Collège jusqu’à ce qu’on se fasse gauler. Je l’ai retenu par l’épaule.

– Arrête, c’était un tuyau pourri. On se casse.

– OK mais on est pas venu jusque ici pour rien, alors moi je repars pas les mains vides.

J’ai compris ce qu’il voulait dire quand il est ressorti de la salle d’informatique avec un ordinateur dans les bras. J’te jure on s’en est trimballé trois comme ça. Ces trucs fonctionnaient presque encore avec des cartes perforées et ils étaient méga lourds. Heureusement qu’il pouvait plus en mettre dans sa caisse Gros, sinon il aurait vidé la salle.

Avant de se barrer définitivement il a encore sorti une bombe acrylique de son sac et il a tagué "Fuck the Cops" en grosses lettres rouges sur le mur du couloir. Comme je lui disais d’arrêter ses conneries il m’a répondu :

– T’inquiète Max j’ai écrit avec la main gauche.

C’est là où je me suis souvenu que Virginie m’avait passé un sac en plastique avec, comme elle avait dit :

– Deux ou trois conneries que j’ai ramassé dans un squatt de junk. T’auras qu’à les balancer avant de partir pour brouiller les pistes. 

C’est quand je les lancé en travers de la salle que j’aurais dû piger que c’était ça le truc qui puait très fort.

Pyromane

Les jours d’après, ça a été un vrai bordel. Comme quand tu balances un coup de pied dans un vieux tronc et qu’une myriade de guêpes de merde te fondent sur la gueule. Là, les guêpes elles étaient habillés en bleu avec des képis et elles avaient vraiment envie de piquer. Franchement je crois que le tag du Gros qui les envoyait se faire enculer, c’était le truc de trop. C’est ce que j’ai compris quand Anouk m’a appelé :

– Il y a eu un casse au Collège Max, c’est vraiment pas cool. Les types ont volé des ordinateurs tous neufs. Tu te rends compte ils venaient d’être installés deux jours avant. 

Ben ça expliquait pourquoi y avait plus d’enveloppe en papier kraft dans le bureau. Tu te rends compte on aurait débarqué trois jours plus tôt et on serait reparti avec vingt mille biftons.

– En plus ils ont vandalisé des salles et foutu en l’air du matériel.

– Waow, c’est dingue ce truc Anouk. Ils ont choppé les mecs ? 

– Pas encore, Max. Mais écoute, c’est très gênant, il faut que je te pose une question.

J’ai eu une sorte de rire un peu grinçant.

– Je te rassure Anouk, tu sais moi l’informatique, c’est pas trop mon kif.

– C’est pas ça Max. Tu te souviens quand tu es passé l’autre jour, ben juste après les clés de ma mère ont disparu. Et, enfin, je sais pas si tu as vu quelque chose ou quoi. Tu comprends ? 

Putain, heureusement que je comprenais. Et en plus par anticipation. En rentrant du casse j’étais passé devant chez Anouk et j’avais balancé le trousseau de clés dans la haie. En plus en repartant du Collège on avait refermé la porte et Gorille l’avait bousillé au pied de biche. Je voulais pas attirer d’emmerdes à Anouk et surtout je voulais bien me couvrir le cul. Sans prétention aucune mec, là je m’étais dit que j’avais été bon.

– Ecoute Anouk, j’en sais vraiment rien. Je suis parti quand ta mère arrivait.

– Désolé Max, il fallait juste que je te demande pasque ma mère a déclaré la perte de ses clés et les flics veulent lui parler.

Là, ça commençait carrément à sentir le cramé et il fallait vraiment éviter que le truc déraille. Le seul moyen c’était qu’elle retrouve ses putains de clés, alors j’ai ajouté :

– Tu sais des fois elles peuvent tomber quand tu sors de ta bagnole. Je sais pas elles sont peut-être dehors dans ton jardin, ou dans ta haie ?

– Je vois pas comment elles seraient dans le jardin et encore moins dans la haie, mais te fais pas de soucis Max.

Elle a raccroché mais elle m’a pas reparlé de l’idée qu’on se revoit.

Même si j’avais assuré, le truc prenait une sale tournure. Alors je suis passé voir Gorille à la sortie de son boulot. Il finissait de remonter le moteur d’une vieille Ford à moitié rafistolée. Quand je lui ai fait le topo il a eu un relent d’alligator aux amphètes.

– Fuck, c’est quoi cette configuration astrale ? c’est l’alignement des emmerdes ! 

Je dois dire que je pigeais pas trop pourquoi le Gros se lançait dans l’astrologie mais il était super stressé.

– Te mets pas dans cet état. Faut juste se tenir à carreau et surtout planques bien tes saletés d’ordinateurs tant que ça s’est pas calmé. 

Mais rien n’avait l’air de le calmer. Je me suis dit qu’il aurait peut-être eu besoin de se faire sucer. Cette idée m’a immédiatement fait penser à Virginie. Et tu y croiras pas mais Gorille aussi, ça lui a fait penser à Barbie. J’imagine par transmission de pensée. C’était un truc de ouf.

– Dis-moi Max, ma cantine en métal elle toujours bien arrimée au radiateur de ta poule ?

Je trouvais pas trop cool qu’il compare Virginie à un animal, mais en même temps il avait évité les métaphores poissonnières, genre morue ou crevette, ce qui était sans doute de son point de vue une forme de bienveillance.

– T’inquiète gros, rien n’a bougé. N’empêche ce serait peut-être bien que maintenant tu récupères tes petites affaires.

Je crois qu’il m’écoutait plus. King Kong Il s’est mis à marcher vers sa bagnole en s’essuyant les mains dans un chiffon graisseux. J’étais pas sûr qu’il soit conscient qu’il avait encore son bleu de travail quand il a baissé la vitre pour me crier :

– Désolé j’ai juste un truc à régler. On se voit plus tard. En attendant formation en hérisson, Max.

Là je peux pas t’expliquer ce qu’il voulait exactement dire mais le sens général me paraissait être « fais gaffe et hésite pas à piquer ».

J’avais essayé de joindre Virginie mais elle était aux abonnés absents. Ça faisait quand même chier pasque moi aussi j’aurais bien eu besoin de me faire calmer. Anouk m’a rappelé le lendemain matin. Elle m’a juste balancé :

– Ils ont arrêté le mec, Max, au cas où ça te dirait quelque chose il s’appelle José Martin.

J’aimais pas trop ce qu’impliquait l’idée qu’Anouk pense que je connaissais le mec. Elle a encore ajouté :

– Les flics se demandent quand même pourquoi un apprenti vétérinaire voulait piquer tous ces ordinateurs ?

Cette phrase-là, quand elle a traversé mes synapses, elle a percuté comme un détonateur. A tel point que j’ai rien répondu quand, avant qu’elle raccroche, Anouk m’a dit :

– Je t’embrasse, Max.

En même temps je sais pas trop ce que j’aurais répondu vu qu’au ton de sa voix, son baiser ressemblait salement à une épitaphe.

Comme Virginie ne répondait toujours pas, je suis monté l’attendre devant sa porte. Au moins comme ça on en aurait le cœur net si jamais elle se pointait avec un mec. Il devait être deux heures du mat et je m’étais à moitié endormi. C’est le bruit d’arrêt de l’ascenseur qui m’a réveillé les yeux. Elle était seule. Mais surprise quand même que je sois là.

– Soir Virginie. J’ai pas voulu enfoncer la porte, ça aurait fait trop de bruit. Nan sérieux, j’ai juste une petite surprise pour toi.

– C’est cool que tu sois là Max, c’est juste que je m’y attendais pas.

J’ai pas voulu faire le mec lourd, mais c’est justement le principe d’une surprise le fait que tu t’y attendes pas. Ou d’un guet-apens.

Elle m’a embrassé sur la bouche avant de tourner la clé. Ça a failli suffire à faire s’évaporer toute ma détermination. Heureusement que ma petite sieste forcée dans le chambranle de la porte m’avait bien pété le dos. Ça m’a évité de sombrer. Il fallait que je sois cohérent et j’étais pas sûr de vouloir aller jusqu’au bout. En fait j’aurais voulu être très con ou très myope. Alors j’ai tracé deux gros rails. Elle en tapait de joie dans ses mains ma petite Barbie. J’ai attendu qu’on soit bien high tous les deux, histoire d’atténuer le coup.

– Dis-moi ça te dit quelque chose un mec qui s’appelle José Martin.

Comme elle répondait pas j’ai précisé :

– Le mec est un apprenti vétérinaire fan d’Ibiza. Enfin là il va devoir apprendre à faire de la musique avec sa bouche, vu qu’y s’est fait serrer par les flics pour un casse dans mon ancien Collège. Ce qui est assez con vu qu’a part de la crème pour les mains, trois biscuits et des putains d’ordinateurs à cartes perforées, y avait pas le moindre pognon.

– Je te jure que j’en avais pas la moindre idée Max. je suis tellement désolée. Heureusement qu’il t’es rien arrivé. Je ne me le serais jamais pardonné, je te l’jure.

Elle avait presque l’air crédible et peut-être même que j’avais envie qu’elle le soit.

– OK, Virginie, il y avait le nom du blaire sur les merdes que tu m’as fait balancer et maintenant ton ex est en taule. Rien d’autre à me dire, juste que j’assure mes arrières au cas où ?

Elle a entouré ses bras autour de mon cou et plongé sa langue bien au fond de ma bouche.

Des fois tu te demandes quand ce sera la dernière fois que tu feras l’amour avec une fille. Tu pars le matin et tu te dis que tu vas la revoir pour remettre ça le soir en rentrant ou le lendemain. Mais même si à ce moment-là tu le sais pas, il n’y aura plus jamais de prochaine fois. Là quand je suis parti le matin en laissant un pacson de poudre sur la table en guise de pension alimentaire, ça ne faisait aucun doute que c’était la dernière.

Et je te jure que pour la première fois, ça me faisait mal au cul à en chialer.

Sweet angel

Quand je suis passé au Garage de Gorille le lendemain, même son ombre était pas là. J’ai demandé à un des apprentis s’il savait où je pouvais le trouver mais il m’a dit qu’il avait appelé le matin pour dire qu’il était malade. Et son téléphone gueulait dans le vide comme un chien abandonné. C’était bizarre d’y penser, vu son gabarit, mais le Gros s’était volatilisé. Ça assurait un peu de tranquillité mais au plus mauvais moment. C’est maintenant qu’un putain de spleen m’aspirait le crâne que j’aurais eu besoin de m’occuper à n’importe quelle connerie.

L’envie d’aller retrouver Virginie me tordait le ventre. Le pire c’était après le premier soir. Je me suis levé, j’ai ouvert la porte pour aller la retrouver. C’était comme si j’étais aspiré vers elle. Et puis soudain, j’ai senti ce truc qui m’a arrêté, comme quand tu tires d’un coup sur le frein à main. C’était pas une question d’ego ou la crainte des emmerdes qui me retenait. C’était le fait qu’elle m’ait utilisé.

C’était pas une arnaque qu’elle m’avait fait, c’était bien pire, c’était une trahison. Elle m’avait laissé croire que je comptais. J’te dis pas que je voulais compter beaucoup pour elle. Mais pas juste pour rien. Je voulais pas être un vieux papier d’emballage ou une capote usagée que tu balances quand t’en as plus besoin. En réalité c’était pas moi qui comptait, c’était José le jet-setteur. Alors au dernier moment j’ai planté les fers. J’ai pas été la retrouver. Je me suis dit que je souffrais comme une merde mais que j’avais été un mec fort et qu’elle me méritait pas.

Peut-être bien que c’était de l’égo finalement.

Gorille est réapparu trois jours plus tard. Et c’était vraiment une réapparition, genre Jésus sorti des flots là où tu l’attends pas. Ce con s’était planqué dans l’entrée de l’immeuble où je créchais. Il m’a à moitié sauté dessus quand je suis arrivé. En même temps il avait un doigt devant la bouche façon motus et bouche cousue. Il m’a poussé pour qu’on marche. C’était pas de l’alligator truffé qu’il avait bouffé, c’était du requin au semtex ! Je l’avais jamais vu comme ça. Il flippait vraiment.

– T’arrêtes surtout pas de bouger Gros sinon tu vas couler, je lui ai dit.

– C’est sérieux, Max. J’ai besoin de toi.

– Easy Gros, tu viens quand ça t’arrange, tu files des rencarts mais t’es pas là. C’est quoi votre truc à tous, j’suis un valet de pied ou quoi ? 

J’aurais pu lui hurler dessus et l’insulter comme un porc que ça aurait eu le même effet, c’est-à-dire aucun. Gorille était comme insensibilisé. Juste focus sur sa trouille.

– J’ai fait une connerie Max. Une grosse. Me demande pas comment mais j’ai su où étaient planqués trois kilos de white et je suis passé me servir.

– Tu veux dire que t’as tout embarqué ? 

– Ouais et c’est dans la boîte qui est planquée chez ta blonde. Le problème c’est que ça s’agite beaucoup en ce moment chez nos amis des Balkans pasqu’ils savent pas qui c’est.

– Ben je pige pas, t’es relax si ils savent pas que c’est toi. Attends deux ou trois mois et tu la fourgues sur le marché par petites doses. Ni vu ni connu.

– Le problème c’est qu’ils veulent savoir et leur truc c’est de faire parler. Crois-moi Max, avec eux tu parles toujours.

– Putain de grosse connerie, vieux. Mais j’ai pas vraiment de système anti-balkanais moi.

– Ben si. Tu le sais pas mais t’en a un qui ira très bien pour moi. Max, ils ont toujours leur hangar dans le Jura qu’ils appellent un chalet tes parents ? 

Sur le moment on a passé deux semaines vraiment cool. Gorille avait pris de quoi tenir et on avait fait le plein de vivres. Là-haut on était dans un autre univers, y avait même pas le téléphone. On s’est carrément refait une santé. J’te jure on allait couper le bois dans la forêt, on allait même chercher la flotte à la rivière. C’était pas vraiment nécessaire vu qu’il y avait l’eau courante mais on trouvait que ça faisait plus fugitifs. Gros a même essayé de poser des pièges. Il avait pris une sorte de manuel des castors juniors et il passait son temps à chercher des trucs à faire avec des branches ou des pierres. C’était son côté manuel.

Au bout de deux semaines, Gorille a considéré qu’en bas la tempête avait dû se calmer et surtout on commençait à se faire chier comme des rats à couper du bois mort.

Alors on est redescendu.

On the road again

J’ai retrouvé William rue Gabriel-Perret. Il m’avait dit que c’était là l’entrée. J’avais déjà vu pas mal de truc mais c’était la première fois que j’allais dans une morgue. William chialait comme un chien qu’a perdu son maître. Ils allaient faire une autopsie et lui voulait pas qu’on touche à sa sœur. Putain, il arrêtait pas de gueuler qu’il voulait pas qu’on l’ouvre. Ça me rendait dingue de l’entendre brailler ça sans arrêt. Au point que j’avais juste envie de butter quelqu’un. De toute façon on était arrivé trop tard, ils l’avaient déjà découpée.

Mais peut-être que c’était pas aussi important que ça. Pasque quand ils ont soulevé le drap, je l’ai pas reconnue. J’ai vu pas mal de macchabés depuis et ça me fait le même coup à chaque fois. Bien sûr le corps froid et blanc bien allongé devant toi ressemble à la personne que t’as connue. Mais il manque un truc. Comme si c’était qu’un moulage. Celui de Virginie était salement amoché. Ils s’y étaient mis en bande les Bulgos et les docs et ils s’étaient bien acharnés dessus.

Je lui ai dit de pas s’inquiéter à William, que notre Virginie à nous c’est sûr qu’elle s’était barrée. Que là où elle était maintenant, nous, on l’abandonnerait jamais. Il partait d’une bonne intention mon petit speech sur l’amour et l’infini. Mais ça avait pas beaucoup d’effet sur William.

Faut dire que c’est lui qui l’avait trouvée.

Ça faisait cinq jours qu’elle était morte dans son studio des Eaux-Vives. Les voisins ont appelé à cause de l’odeur. Je l’ai laissé me décrire ce qu’il avait vu en entrant. Il voulait parler et je devais l’entendre. A un moment donné j’avais tellement mal que je me suis retrouvé recroquevillé en chien de fusils. Dans la même position où on l’avait retrouvé.

William comprenait pas. Les flics et les médecins lui disaient qu’elle s’était fait un fix. Que c’était une OD. Une dose massive qui aurait pu tuer une demi-écurie.

– Mais putain Max, elle se shootait pas. Je comprends rien. Il s’est passé un truc. C’était un putain de bordel chez elle, tout était renversé, les tiroirs vidés. Y avait même des morceaux de chaine et une caisse en métal complètement défoncée.

William s’énervait pasque les flics lui disaient que c’était sûrement une bagarre entre junkies. Il me jurait que ses parents avocats aller remuer cette merde et qu’ils trouveraient. Si j’avais pas été dévoré de honte et de désespoir, je lui aurais dit tout de suite ce qu’il y avait à trouver. Que les Bulgares, je sais pas comment, étaient remontés jusqu’au studio et qu’ils avaient su faire parler Virgine, jusqu’à ce qu’elle se taise définitivement.

A ce moment-là, j’en voulais à mort à Gorille. Je voulais juste le buter. J’aurais aussi pu laisser faire les Bulgares. Au lieu de ça, j’ai appelé Gros depuis la première cabine téléphonique, pour lui dire de se tirer. Mais celui à qui j’en voulais le plus, c’était moi.

Je regardais la porte de la morgue à travers la vitre de la cabine et j’ai repensé à une autre porte. Celle que j’avais pas eu les couilles d’ouvrir pour aller retrouver Virginie, le soir où ça me brûlait les tripes.

Rien qu’à cause de mon putain d’ego.

Peace

Lévitation

Faut que je te raconte un truc de dingue qui m’est arrivé hier. J’étais allongé sur le vieux canapé marron tout élimé de ma chambre. En fait, là où maintenant je passe l’essentiel de mes journées. Me juges pas, c’est juste mon corps qui a plus trop la force. Donc, j’étais couché là et j’ai senti que je m’élevais. Je bougeais pas tu vois mais en même temps je suis monté vers le plafond et je m’suis vu. C’était un truc de dingue, j’étais carrément en lévitation hors de mon corps. Bon c’est pas non plus que c’était une grosse perte dans l’état où il est. Mais pendant un moment j’ai vraiment volé.

Je t’en parle pasque réfléchis un peu : si on peut se détacher comme ça de notre corps tu vois où ça peut nous amener ?

J’aurais pleins d’autres trucs à te raconter si t’avais le temps. Je dis ça mais c’est plutôt moi qui ai plus trop le temps. J’ai pas mal d’affaires à régler comme aurait dit le Gros. Si jamais, que tu saches, j’ai la sale habitude de noter les choses. Alors c’est pas totalement perdu. Même si tout ça a plus beaucoup d’importance maintenant. Je dois quand même t’avouer que de temps en temps je les feuillette ces notes. Comme je peux plus trop bouger, c’est un peu comme si je faisais quelque chose de mes journées, comme quand on s’est tiré avec Gorille après l’histoire avec Virginie.

Je suis passé chercher Gros tout de suite après la morgue. De toute façon, même si j’avais pu, j’aurais pas été à l’enterrement de Virginie. J’aime pas les enterrements. Tu me diras que c’est pas un atout avec la vie que j’ai. Mais je m’en tape. Le souvenir que je voulais garder d’elle c’était pas un défilé de corbeaux entrain d’chialer. Déjà que j’avais pas pu me défaire de l’image de son corps lacéré, un grand Y mal recousu qui lui balafrait la poitrine.

On s’était barré fissa en faisant gaffe de passer par des petites routes. On balisait comme des malades de tomber sur les Bulgares. Le plus simple dans un premier temps c’était de retourner dans la grange du Jura. Mais comme ils avaient réussi à trouver le studio de Virginie, Gorille flippait qu’ils remontent jusqu’à la grange. Alors, on a commencé par planquer la Cox derrière une scierie. Après on est retourné dans la Grange de mes vieux où il y avait plein de matos de montagne.

On a réuni tout ce qui pouvait nous être utile dans le salon. Ça faisait carrément un tas. Ça allait des gamelles aux réchauds, en passant par des pompes spéciales grand froid, des sacs de couchages et des cordes. La moitié c’étaient des vieux trucs militaires de mon paternel. On avait fait un tas spécial avec tout ce qui pouvait nous servir à chasser. Ou à éviter d’être chassés, si on tombait sur les gars des Balkans. On avait trouvé des couteaux de l’armée, un piolet et une sorte de machette.

On a bourré tout ça dans des sacs d’alpinisme et on a enfilé deux vieilles parkas de camouflage. Ça pesait une blinde pasqu’en plus de toute la quincaillerie, on avait bourré les sacs de boîtes de conserve et de bouteilles de flottes.

Je sais pas pourquoi, mais Gros avait sorti deux paires de ski d’fonds, comme s’il avait prévu de rester à l’année dans ces putains d’montagnes.

Quand on a fini de tout paqueter, Gorille a pris un air super sérieux. Je sentais qu’il allait encore me balancer un de ses laïus à la con. En fait, il a sorti de la poche de sa parka un Gun noir comme un crotale.

– Putain Gros, c’est quoi ce truc ? 

– C’est un Sig, mec. Calibre 9. Et j’ai même un 2ème chargeur. Je l’ai dealé contre 10 grammes à un Hell’s de banlieue en manque. Un mec du Quartier des Libellules couvert de tatoos. Il voulait s’en débarrasser après que son frangin avait passé l’arme à gauche. Il est beau non ? 

Je me suis dit que le monde était quand même petit. Mais à part ça, franchement, j’aimais moyen l’idée de Gorille. Pas celle qu’on ait de quoi faire face si les Bulgares nous tombaient sur le paletot. Mais celle qu’il n’y ait qu’un gun et qu’il soit dans la main du Gros. Lui, en revanche, il aimait bien.

– T’inquiète Max, c’est juste qu’y faut être prêt à tout.

On a attendu la fin de la journée pour sortir. C’est l’heure où la lumière devient grise. Il y a moins de risques qu’on te voit mais toi, tu y vois assez pour éviter de te rétamer la gueule dans un arbre. Pour effacer nos traces, Gorille a commencé à balayer la terre derrière nous avec une branche de sapin jusqu’à ce qu’on soit arrivé en lisière de forêt. J’avais presque envie de remercier le livre des castors juniors. Il lisait pas beaucoup le Gros mais quand il se mettait à bouquiner c’était de la littérature pratique, genre mode d’emploi et Reader’s Digest de la survie. Je te rassure, on n’allait pas dormir à la belle étoile, ça caillait trop la nuit à cette altitude. On avait fait des repérages le jour d’avant et on avait déniché un mazot de berger qui avait l’air abandonné.

Base Camp

Je sais pas combien de temps on y a passé, mais ce qui est certain, c’est que c’était beaucoup trop. Au début, disons que ça a bien commencé. Enfin, si tu considères que le top c’est d’aller passer des vacances dans un tas de bois tellement mal foutu que tu t’sèches le cul rien qu’avec les courants d’air. On avait bien essayé d’accrocher des couvertures contre les murs mais ce putain d’air froid arrivait toujours à passer. Finalement, on a décidé d’installer notre camp de base dans le coin cuisine, un bout de pièce avec un évier en pierre. On a descendu les deux matelas qu’on avait trouvé et bourré le truc avec toutes les couvertures et les sacs de couchages qu’on avait pu réunir. Ça puait mais ça marchait.

Tu y croiras pas, même si on aurait dû s’en douter, mais le Gros il avait carrément pris avec lui son bouquin des castors juniors. Son obsession c’était la chasse. En fait, il anticipait Gorille pasque c’est vrai que la bouffe c’est le nerf de la guerre.

– J’ai fait le calcul Max, si on bouffe chaque fois une demi-boîte de raviolis chacun et qu’on se réparti en deux le stock de cervelas et tout l’reste, on en a pour dix jours.

C’était une vision généreuse de l’avenir puisque Gros s’enfilait en général double ration. Alors il a commencé à préparer des collets, ça c’était pour les petites bestioles, comme les lapins.

– Pour le gros gibier, t’as les pièges par écrasement ou par suffocation, qu’il m’expliquait, genre expert en exécution.

– Hey ! ça peut marcher aussi pour les Bulgares tes combines, Gros. On a qu’à en foutre tout autour de notre petit château.

On a pas mal discuté le truc pasqu’il fallait savoir si on voulait d’abord bouffer ou d’abord butter les balkanais. Au final, le meilleur compromis, c’était pas dans son bouquin d’teubés qu’on l’a trouvé.

Je me suis souvenu d’un doc que j’avais vu sur la guerre du Vietnam. Les niakoués ils étaient super malins. Ils creusaient des trous avec pleins de pointes au fond. Avec un truc comme ça, quand tu tombes dedans, que tu sois une putain d’biche ou un enculé d’trafiquant, t’es foutu raide. Le problème c’est qu’il nous a fallu trois jours pour creuser un trou de vingt centimètres de profond. Remarque ça suffisait pour t’amocher quand tu te prenais un bon bambou dans la patte ou dans l’pied.

Bon, là-haut y avait pas trop de bambou. Alors on a taillé des branches de sapin mais c’était la merde à faire tenir. C’est un peu mou le sapin tu vois et en plus la terre de montagne est dure et pleine de roche. Finalement, on a recouvert le trou avec des branchages et des feuilles. Gros a planté un bâton à côté, pour qu’on sache où il était. Ça aurait été vraiment con qu’on s’le prenne en sortant pisser, surtout qu’il était pas loin de l’entrée.

Un autre problème, c’est qu’y avait pas que la bouffe qu’il fallait compter. On devait aussi rationner la dope. Si t’avais vu ce qu’on se trimballait en arrivant, tu te serais dit qu’y avait de quoi remplir une piscine et la dernière chose à laquelle t’aurais pensé, c’est de compter ta conso.

Mais j’te garantis que ça part vite quand t’es deux à rien foutre dans une cabane de merde. Et c’est pas comme le gibier, tu peux pas juste sortir te fournir en nouvelle came. Remarque, on n’a pas trop pris de viande sauvage non plus.

Gros disait qu’on en consommerait moins en shoot qu’en sniff, vu que t’as plus d’effet quand ça passe direct dans l’sang. C’était pas trop mon genre de se poinçonner les veines. Mais sur le moment, j’me suis dit que c’était le plus simple et que de toute façon ce serait que pendant qu’on était là-haut. Genre quand tu redescends t’es plus accros. Et puis Gros se shootait déjà depuis quelques mois. Il y avait aussi l’histoire de Virgine. J’essayais bien de l’enfouir mais ça continuait quand même à me bouffer la tronche. Quelque part cette douleur rendait le truc plus simple et plus inéluctable. En tous cas tu peux pas t’imaginer comme c’est bon. Je m’en souviens encore de cette première fois. Ça t’explose tellement la tête que tu l’oublies jamais.

J’étais assis à l’intérieur du mazot juste à côté de la fenêtre de la cuisine. C’était la fin de la journée mais il y avait une lumière super intense. Tu sais, cette lumière presque brutale, qui tranche l’ombre et le jour comme un surin. Au moment où Gros a pressé le piston et que le liquide s’est diffusé dans mes veines, j’ai levé la tête et j’ai regardé dehors. J’te jure qu’au moment où ce putain de jus m’est arrivé dans l’cerveau, j’ai vu bouger un truc dans la forêt, juste devant le mazot. C’était un gros truc, une biche ou un cerf.

Gorille me croyait pas quand je lui ai raconté ça après. Il disait que j’étais tellement parti d’un coup, que c’était plutôt les étoiles que j’avais dû voir. Ouais, c’est vrai que j’étais parti, comme Apollo. Wraoum, j’ai traversé le toit, la stratosphère et tout, tellement c’était puissant. J’suis resté high comme ça un bon moment. Je sentais plus rien. J’étais en apesanteur sensorielle totale. C’est là que j’ai lâché au Gros le caillou que je m’trimbalais sur l’estomac depuis trop longtemps.

– Tu te souviens quand ta Cox s’est transformée en emblème de la Wehrmacht ? Ben c’est moi qui t’ai balancé à Julien le Facho. Et avant je t’ai fait les poches. Tu l’avais un peu cherché aussi, remarque.

Gorille est resté silencieux un moment avant de me répondre :

– Plus la peine d’en parler, Max. C’est du passé et on a autre chose à faire.

Ensuite il a eu une sorte de ricanement et il ajouté :

– Fait gaffe, maintenant j’ai un flingue.

J’ai jamais su si il voulait se foutre de ma gueule ou me menacer. Un peu des deux je pense.

Après, pour être franc, ça s’est un peu emballé. Un soir, on pionçait comme deux castors. Il devait être quatre heures du mat quand on a entendu un putain de bruit. Comme un craquement. Mais il y avait aussi un son plus aigu, une sorte de sifflement, comme si quelqu’un avait poussé un cri. C’est Gorille qui a pigé le premier. Il m’a chopé le bras d’un coup, super vite. Tellement même, qu’il a carrément failli me l’péter, ce con. En même temps il me faisait signe de fermer ma gueule. Gros était plaqué au sol, raide comme un morceau de bois avec les yeux à moitié exorbités. J’ai pigé quand il m’a chuchoté.

 

– Putain, Max, les Bulgares nous ont retrouvés. 

Moi, je m’étais dit que c’était peut-être un animal. En fait je pensais que c’était la biche de mon premier shoot qu’était revenue faire un tour. Mais il avait raison, on n’avait jamais entendu un truc comme ça depuis qu’on était là et la forêt était pourtant pleine d’animaux.

Gros a avancé vers moi en rampant dans son sac de couchage. Dehors le mec devait s’être planqué mais putain il y a tous ces petits bruits de la nuit. Ça grouillait de partout cette putain de nature. Je te jure que c’est méga flippant. A chaque instant on s’attendait à le voir surgir devant nous pour nous arroser à coups de grandes rafales de Kalach. J’ai dit à Gros :

– C’est peut-être notre piège qui a fonctionné, c’est pour ça que l’mec à gueulé ? 

– J’en sais rien Max. Mais ce que je sais, c’est que j’les laisserais pas me choper.

Ça m’a pas étonné pasque un soir où on s’était sifflé une demi-bouteille de Williamine, pour se marrer, on avait commencé à se raconter des histoires à se foutre la trouille. Comme des mômes en course d’école. Ça avait été drôle jusqu’au moment où Gros avait commencé à détailler ce que les Bulgares faisaient aux mecs qui les entubaient. J’avais pas pu m’empêcher de penser à Virginie.

– Ecoute Gros, de toute façon faut pas qu’on reste là. C’est une vraie nasse. Faut qu’on sorte voir.

Gorille a pas dû réfléchir plus de cinq secondes :

– OK prends la hache j’te couvre.

Et il a sorti le Sig 9mm de sous son sac de couchage.

Il y avait une sorte de porte fenêtre derrière le mazot. On est sorti en glissant par terre sur les coudes. Gorille avait le gun dans la main, et avant qu’on pousse la porte j’ai entendu le clic quand il a enlevé la sécurité. D’après lui, le mec voulait nous choper vivant, il m’avait dit "tu sais pourquoi". Donc en y allant avec la hache, si je buttais pas le mec, Gros me couvrait derrière avec le flingue. On s’était mis d’accord que le premier truc à faire c’était d’aller vérifier ce putain d’piège.

Quand j’suis arrivé à l’angle de la baraque, j’me suis accroupi pour jeter un œil. Toutes les branches qui recouvraient le piège étaient écrasées au fond du trou. J’ai fait signe à Gorille de venir et on s’est approché comme des loups, moi avec la hache dans la main et lui avec le Sig qu’il serrait bien fort devant lui.

Putain, heureusement qu’on était deux !

Mais y avait que dalle au fond du trou. Le mec avait réussi à se tirer. S’il était blessé, il devait s’être planqué dans les bois, alors on a continué en s’avançant vers la lisière des arbres.

C’était méga flippant et d’un coup on a entendu un bruit de branches. Pis juste après une putain d’explosion. J’ai cru que j’étais mort, que le truc juste incroyable un mois plus tôt était arrivé, je venais de me faire butter par des Bulgos. J’te jure que j’ai failli tomber sur le cul. Gros gueulait "putain meeerde" et il secouait le flingue devant lui comme un possédé. Au début j’ai cru qu’il avait été touché mais c’était ce con de Gorille qui avait tiré dans les branches. Par réflexe, je lui ai quand même hurlé :

– Gros, couche-toi !

On s’est plaqué tous les deux au sol. On est resté comme ça un super long moment de la terre plein la bouche et les narines. Je sais pas combien de temps après on s’est relevé. Il n’y avait plus que les bruits de la nuit, mais on a quand même décidé qu’il fallait mieux rester dehors. Ça caillait dru, alors pendant que Gorille me couvrait avec le Sig, je m’suis faufilé à l’intérieur du mazot et j’ai sorti les sacs de couchage et les couvertures.

Quand on s’est réveillé le matin, on était tout emballés dans nos sacs et après avoir ouvert les yeux il m’a fallu un moment pour comprendre ce que j’foutais là.

Après on a cherché partout si on trouvait des traces du Bulgare. Y avait bien des choses bizarres, comme des branches cassées ou des objets qui avaient l’air d’avoir été déplacés, mais y avait pas de traces de pas ou de trucs comme ça. On est quand même resté la journée planqués à l’écart pour observer le mazot. C’était bizarre pasque si le mec nous avait trouvé j’pense pas qu’il aurait attendu en jouant aux cartes. Gorille a ajouté 

– S’il a besoin de renforts j’pense pas qu’il doive aller jusqu’à Stalingrad ou j’sais pas où ? 

On est pas resté longtemps après ça, de toute façon on commençait à plus trop avoir de dope. Même en se shootant ça partait vite.

Plateau repas

J’ai revu Anouk, tu sais. Un samedi après-midi, au marché aux puces. Elle chinait en brassant des vieux trucs dans des cartons d’bananes. Quand j’suis passé devant elle, je crois qu’elle a failli laisser tomber le pied de lampe en porcelaine qu’elle tenait dans la main. Putain si ça l’a surprise de m’voir ! Faut dire que ça faisait un baille.

On a fini par aller au Café du Centre. Anouk, c’était vraiment devenu la meuf casée. Bien, remarque. Quand tu la voyais tu t’disais que c’était ça la vie. Le truc normal où tu sais comment les journées commencent et finissent. Un peu comme un pilote automatique, tu peux somnoler de temps en temps sans que tu risques trop la sortie de route. Pas qu’Anouk était devenue une fille qui pionçait. Elle s’était mariée et le plus drôle, avec un mec garagiste à Thônex. Tu y crois pas. Quand elle m’a dit ça j’ai repensé au Gros. Elle aussi. Alors forcément, elle m’a demandé comment il allait. Putain, qu’est-ce que tu voulais que j’lui réponde moi ? Des conneries ?

De toute façon Gorille on pouvait plus l’arrêter. Il était parti en « live ». Quand on est redescendu du Jura, il m’a déposé chez mon cousin. Lui, il a continué sur la côte. Il m’a dit qu’il allait rejoindre une sorte de communauté dans le Lubéron. Les Bulgos, eux, ils avaient pas trop l’air de vouloir se faire chier. Vu qu’ils avaient récupéré leur came, je pense qu’ils avaient autre chose à foutre que de courir après des lièvres paranos.

Moi, au début je m’étais dit qu’avec la dope ce serait simple, que j’arriverais toujours à gérer. Que de toute façon je serais assez malin pour m’en sortir. Et puis après, je vais te dire, j’en avais plus rien à foutre. Un jour, y a un mec qui m’avait parlé de cette limite, c’est juste un rail ou un shoot de trop mais si tu la dépasses, tu reviens plus. Je l’avais dépassée depuis un sacré bout de temps cette foutue limite. Tu vois, je me demande si je l’avais pas déjà dépassée la toute première fois, depuis l’histoire de la biche.

C’était Anouk qui voulait que j’lui raconte tout ça. Elle disait que comme ça « on recollait les morceaux ». Le problème c’est que j’en avais paumés pas mal des morceaux. Et quand j’lui parlais, je réalisais tout ce que j’avais laissé derrière.

La dernière fois que j’avais revu Gros, c’était un dimanche après-midi. Il courrait derrière un junk en brandissant un pieu en bois. Quand il m’a vu, il m’a juste crié que je l’attende, qu’il revenait dès qu’il avait fini. Genre, "Je termine de ranger mon bureau et j’arrive". Je l’ai pas attendu.

Ce dimanche-là, je m’suis cassé.

Bon, j’étais content qu’y soit encore assez en forme pour chasser le junkie mais moi j’essayais de sortir du game. J’en avais déjà assez bavé quand j’avais passé trois putain d’jours à gueuler attaché à un lit.

Mais il suffit que tu te sentes de nouveau bien, que tu retrouves tes facultés et alors tu te dis que t’es redevenu assez fort pour gérer l’truc. Que tu vas contrôler. Que ce sera juste fun. Ça s’appelle repiquer. Et le principe est simple, à chaque fois c’est plus profond.

C’est comme ça que j’ai retrouvé Gorille.

Lui, il avait pas pu arrêter ces conneries de deal. La poudre lui avait pas arrangé la tête et il se baladait quasiment toujours avec un flingue. Il est parti chercher de la came un soir. Comme il s’est pas pointé au rencard qu’il m’avait filé, je suis allé du coté où il m’avait dit qu’il allait se fournir. C’était une sorte de cabane de chantier dans la campagne, du côté de Perly.

Quand je suis arrivé, il y avait au moins cinq bagnoles de flics et un fourgon d’ambulance. Les flash de leurs lampes ressemblaient à un feu électrique en train de cramer la nuit.

Bien sûr, après j’ai appris ce qui lui était arrivé. En fait par son frangin. Ouais, il avait un grand frère le Gros, genre de mec employé à l’UBS. Et je vais te dire, j’ai bien vu que quelque part le frangin ça l’arrangeait que Gorille fasse désormais partie du passé. T’aimes pas trop l’esclandre quand tu bosses dans une banque. Mais ça, je l’ai pas dit à Anouk, bien au chaud dans sa petite vie rangée. Ça lui faisait quand même un choc de savoir ce qui pouvait t’arriver quand tu sortais de la voie bien tracée.

– Oh mon Dieu, Max, mais qu’est-ce qui lui est arrivé ? 

Je te l’avais dit. Putain, la question ! je m’suis dit que peut-être de loin, elle avait pas réalisé que le Gros il avait allumé la mèche depuis longtemps. Qu’il était devenu un de ces feux du 1er août qui partent en tournant et en sifflant comme des moustiques bourrés au speed.

D’après le frangin du Gros, les flics pensaient que c’était un règlement de comptes entre dealers. Et j’te jure que de prononcer le mot "dealer" ça lui déchirait bien la gueule au frérot banquier. D’après les keufs, Gorille avait eu aucune chance. A partir du moment où il avait appuyé sur la poignée de la porte de la caravane, pour lui c’était fini. C’est à cause des angles de tirs qu’ils ont dit ça. Pasque de l’autre côté de la porte t’avait deux mecs qui l’attendaient bien tranquilles.

Je vais te dire, Gros il est pas tombé dans un piège d’écrasement ou de suffocation. Il s’est juste pris tout seul les pieds dans un piège à bastos. Pasque ce con savait très bien que les Bulgares oublient jamais. C’est même lui qui me l’avait dit. Ces mecs y sont aussi rancuniers que des enculés de douaniers.

– Voilà Anouk, il avait juste rencart dans une cabane de chantier et il est mal tombé. 

Domani, domani

Je sais pas combien de temps on est resté comme ça avec Anouk, à recoller ce qui restait de morceaux. Facile des heures. Je lui ai demandé si elle avait pas des trucs à faire pasque de temps en temps elle regardait sa montre en essayant d’être discrète. Mais elle m’a répondu qu’elle avait tout le temps. Je crois qu’elle mentait mais ça m’arrangeait bien, pasque j’avais plus trop d’thunes et ça me faisait pas mal de bières à l’œil ce petit après-midi sympa.

Mais bon à un moment j’ai bien senti que son petit garagiste, le gentil, celui qui fréquentait pas les cabanes de chantier, il devait s’impatienter un peu. Alors je lui ai dit que je devais y aller. Elle aurait bien voulu me regarder avec sérénité et compassion, la gentille Anouk, mais elle arrivait pas à contrôler son regard. Quand on s’est levé, j’ai bien senti que ça lui faisait bizarre. Un peu peur même, je crois. Je lui en voulait pas, je sais à quoi je ressemble. Je te l’ai dit mon corps il a plus trop la force. Et des fois j’oublie comme je suis devenu tellement maigre, et la gueule couverte de taches.

Je sais pas pourquoi, je lui ai dit qu’elle risquait rien. En fait je l’avais saoulé, comme toi aussi je t’ai saoulé, avec ces histoire du Gros et tous ces délires.

Putain, elle m’a pris dans ses bras cette conne.

Je sais pas lequel de nous deux a commencé à chialer le premier mais on s’est retrouvé là comme deux cons, debout au milieu du Café du Centre à hoqueter en s’accrochant l’un à l’autre. Un serveur nous a demandé si ça allait, en fait plutôt si on pouvait se casser, pasqu’on foutait les clients mal à l’aise. Si j’avais eu de la thune je lui aurais laissé un pourboire maousse au mec. Je te jure il m’a rendu ma dignité. Bordel, qu’est-ce que j’avais à me vider comme un mioche au milieu d’un resto !

Avant de partir elle m’a fait jurer qu’on se reverrait vite. Et tu vas te marrer, je crois qu’elle était sincère. En même temps dans sa vie à elle, les trucs tu les arranges. C’est même le métier de son mec de réparer ce qui marche pas.

Je sais, je t’ai dit que j’avais pleins d’histoires à te raconter. Mais là sérieux ça me fatigue trop. Je veux dire au premier degré. C’est pour ça que c’était tellement cool de léviter et tout ce que je t’ai raconté avant.

Je peux juste te demander un truc avant que tu t’casses ?

Ça va te paraître bizarre, mais tu pourrais juste me dire qu’on se reverra.

Tu sais, j’voulais pas l’avouer à Anouk, mais j’ai la trouille.

 

Copyright© moinsdecent.net, Genève, 2021